mardi 12 juin 2012

Trom Seniur Edicius

Dans le tram en direction de Bruxelles-Midi, Fríðr me fait la bise et s'assied à côté de moi.
« Alors ? T'étais dans quel train hier matin ? me demande-t-elle.
— Eh bien, comme celui de 7h24 a été supprimé, j'ai pris l'IR de 7h31...
— Ha, comme moi. Et à Leuven, t'as fait quoi ?
— Je suis descendu et j'ai pris le direct...
— Ouais et moi, comme une conne, je suis restée dans le train. Résultat : deux heures de retard à Liège !
— Ha merde...
— Mais j'ai vu le gars qui s'est suicidé...
— Ha bon ?
— Ouais, enfin, il était recouvert d'un drap mais son corps était là, sur la voie parallèle à la nôtre, en entier apparemment. Le train sortait sans doute de gare et ne roulait donc pas trop vite... J'ai des amis médecins qui m'ont expliqué que parfois, on retrouve des morceaux sur 500 mètres... Un bras par-ci, une jambe par-là...
Beuh...
— Bref. Je me suis dit qu'un jour, je créerais un centre pour les candidats au suicide ferroviaire. Je les inviterais chez moi et je leur donnerais une dose mortelle de médicaments, pour qu'ils n'emmerdent pas tout le monde en se jetant sous un train... »

Sur l'escalator.
« Il paraît, d'après une collègue, que les suicides sont plus fréquents les lundis.
— Normal, me répond-elle. Les gens dépriment parce qu'ils n'ont pas envie de retourner au travail. Et puis, en se suicidant le lundi, ils peuvent profiter du week-end !
(Curieuse réflexion...)
— Est-il encore possible de raisonner de cette manière lorsque l'on veut mettre fin à ses jours ?
— Mais oui ! Ils passent un bon week-end et puis le lundi, ils en ont de nouveau marre, et hop !
— Et qu'est-ce que tu fais des gens très seuls pour qui le week-end est une plaie parce qu'ils ne voient plus personne ? Eux devraient se suicider le vendredi, plutôt, non ?
— Oui, c'est vrai : il y a ce genre de personnes aussi... »

J'attends ma correspondance à Liège-Guillemins avec dans les oreilles une chanson très mélancolique signée Gravenhurst, intitulée « The Foundry ». Dans mon champ de vision, sur une autre voie, un vieux train entre en gare. Pour une raison inconnue, j'entrevois en pensée le même train dans un lointain futur (au moins mille ans dans l'avenir) : un morceau de ferraille non reconnaissable, recouvert de terre et à moitié enfoui dans le sol, à l'ombre des arches d'une gare abandonnée et dévorée par le lierre. La végétation a repris ses droits et aucun humain ne se présente à l'horizon.

Durant mon court trajet en train vers la banlieue de Liège, je continue l'expérience : les arbres feuillus qui ponctuent le trajet, je les imagine morts, leurs vieilles branches desséchées se transformant petit à petit en poussière ; les humains dans le train (moi y compris), des squelettes désarticulés ; la Meuse qui coule au loin, un lit asséché... Poussières, poussières et encore poussières... Dans ma projection, mes amis aussi sont morts. Mes parents, présents et à venir, sont morts. Mon arrière-arrière-arrière-etc.-petite-fille est morte depuis des siècles. Nos problèmes, nos petites querelles ridicules, nos peines d'amour, les rires et les pleurs de Gaëlle, tout cela est avalé par le temps. (Un peu comme si j'avais un avant-goût de terre dans la bouche.)

Internet est mort. De ma vie, nulle trace. De ce blog, nulle trace. La dernière version papier existante de tout ce que j'ai écrit (que j'ai imprimée en 2017) a disparu en 2129 lors de l'explosion de l'appartement de mon arrière-arrière-arrière-arrière-petit-fils, durant le ravage de la zone Sud de Bruxelles à l'époque de la Querelle des Douze. Quelques membres de la famille intéressés par la généalogie ont effectué des recherches et ont retrouvé ma trace : Hamilton L. Evenvel, né en 1980, mort je-ne-sais-quand, point final. (De la même manière que je ne connais que le prénom de mon arrière-grand-mère, pourtant pas si lointaine : Anastasie.)

Sorti du train, je me dis que je suis un timoré et qu'il faudrait que je me projette beaucoup plus loin dans le futur, jusqu'à l'époque où le soleil ne sera plus qu'une naine blanche diffusant une lumière faiblarde et presque plus aucune chaleur... Mais j'arrive à mon travail d'un pas énergique, en arborant comme d'habitude un grand sourire faussement confiant... Et j'arrête donc de penser à tout cela (pour le moment).

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