jeudi 29 août 2013

Esculape II

CHU Saint-Pierre, Porte de Hal, dix heures du matin.
« Avez-vous des douleurs dans la poitrine ?
— Non.
— Des taches qui apparaissent dans votre champ de vision ?
— Non.
— Des maux de tête aigus ?
— Non, juste la tête qui tourne, parfois...
— Essoufflé ?
— Oui, plus que d'habitude...
(Il tique.)
— À plat, dans la rue, essoufflé ?
— Non, pas vraiment...
— Vous êtes un stressé, non ?
— Euh, oui, depuis toujours, ai-je envie de dire...
— Donc si je prends votre tension maintenant, elle ne sera pas bonne car vous êtes stressé.
— Sans doute.
— Bon. Je ne suis pas inquiet !
— Ha ?
— L'ECG est normal, il n'y a pas de raison de s'inquiéter.
— Et la boule et les tiraillements que j'ai pour le moment, dans la jambe ?
— Ha oui. montrez voir.
(Je soulève mon pantalon, il regarde un bref instant...)
— Oh, bah, ce n'est pas grave ça ! »
Puis il rajoute : « Je ne suis pas inquiet. »

Comme mon précédent cardiologue il y a trois ans, il m'explique qu'il ne faut rien faire pour l'instant, si ce n'est attention à mon alimentation. À la limite, pour être complètement rassuré, me dit-il, je peux faire une « MAPA » (mesure ambulatoire de la pression artérielle), comme la dernière fois. — J'en viens à me poser la question : suis-je en train de devenir un de ces hypocondriaques horriblement énervants, cherchant à tout prix un problème là où il n'y en a pas vraiment et voulant constamment être rassuré par une armée de spécialistes du corps médical ? Par Esculape, j'espère que non !

lundi 26 août 2013

Esculape I

Et voilà qu'il observe et palpe pendant quelques secondes la petite boule dure et légèrement bleuâtre qui constitue pour toi, depuis une semaine environ, une gêne à la jambe droite. Et voilà qu'il prend ta tension artérielle et que tu observes sur son tensiomètre des extrêmes pas très nets (194/108 et 136 pulsations par minute). Et voilà enfin qu'il mesure ton poids et que tu constates que tu as grossi de vingt kilos en trois ans : 95 kg pour 172 cm, bigre !

« Je ne vais pas vous mentir, monsieur Evenvel : vous augmentez pour l'instant les facteurs de risque cardiovasculaire », qu'il te dit, puis : « Vous connaissez la remarque de la bonne sœur dans La Grande Vadrouille, hmmm ?
— Exactement ! »

Tu ressors de chez lui avec une semaine de repos forcé, un formulaire pour une prise de sang, une feuille de demande de rendez-vous chez le cardiologue où il a écrit et souligné « URGENT » et une prescription pour de l'ASAFLOW®, un antiagrégant plaquettaire à base d'acide acétylsalicylique utilisé notamment pour la prévention des accidents vasculaires.

Sur le chemin du retour, tu penses à nouveau à la proximité de la mort : allez hop ! Un petit infarctus foudroyant et on (Mary ? La femme de ménage ?) te retrouve, le lendemain ou le surlendemain, étendu sans vie dans ton lit. Du coup, tu t'imagines tous les détails de l'événement... Léandra se chargeant de prévenir ton travail (en l'entendant se présenter au bout du fil, ils sauraient directement qu'il t'est arrivé quelque chose de grave) ; quelques amis prenant la parole à la cérémonie d'incinération entre deux morceaux de folk ou de post-rock ; ta mère effondrée ; Gaëlle en pleurs lui tenant la main, déposant un dessin de toi avec un « Au revoir, Papa ! » mal orthographié sur ton cercueil...Ce qui te rend triste et te fait peur, ce n'est pas de mourir, mais bien d'imaginer la détresse des autres (en particulier celle de ta fille) face à un tel phénomène.

Et puis, tu reviens à toi et te dis que ce genre de pensées n'a aucun sens, dans la mesure où si tu es capable de les avoir, c'est que tu es toujours en vie et où, pour reprendre les mots d'Épicure dans sa Lettre à Ménécée, « la mort n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. »

vendredi 2 août 2013

Saturne

« (...) "On peut faire ce qu'on veut, se dit l'Homme sans qualités en haussant les épaules, dans cet imbroglio de forces, cela n'a aucune importance !" Il se détourna, comme un homme qui a dû apprendre à renoncer, presque comme un malade que tout contact brutal effraie ; et quand, traversant le cabinet de toilette contigu, il passa devant un punching-ball qui y était suspendu, il lui donna un coup d'une rapidité et d'une violence telles qu'on n'en voit guère dans une humeur résignée ou dans un état de faiblesse. » (p. 36.)

« (...) Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! (...) » (p. 61.)

« (...) Quand on possède une règle à calcul et que quelqu'un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d'erreurs et la valeur probable de tout cela ! (...) » (p. 67-68.)
Nous nous installons sous les arbres, à proximité de la petite piscine pour enfants du lac de Bambois. Après avoir été tartinée de crème solaire, ma fille court vers l'eau en quelques bonds enthousiastes et rapides. Elle ne tarde pas à y trouver une compagne de jeu à qui elle dictera ses désirs de scénarios alambiqués (nettoyer continuellement l'esplanade faite de planches en bois à l'aide de l'eau sale de la piscine, quelle idée !). — Après avoir longuement réfléchi sur l'incongruité d'une telle situation, ma mère se met en maillot de bain et va rejoindre Gaëlle au bord de l'eau. — Quant à moi, je reste tout habillé et me couche sur un long siège pliant, à l'ombre. Et je ne bouge plus. C'est que, depuis ce matin, je suis plongé dans un roman captivant, un des chefs-d'œuvre littéraire du XXe siècle paraît-il (mais je m'en fous pas mal de ce qu'il paraît) : L'homme sans qualités de l'Autrichien Robert Musil, traduit par Philippe Jaccottet (la traduction est une merveille, elle aussi).
« (...) Mais voici peut-être qui est mieux dit : l'homme doué de l'ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l'hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l'homme doué de ce sens des réalités que l'on peut aussi nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout. À une extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l'hameçon correspond chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique. (...) » (p. 42.)
Partout autour de moi, de la chair, féminine et masculine, jeune et vieille. Il y en a de trop et de toutes sortes, à tel point que ça en devient dégoûtant. Dès que je quitte mon livre des yeux, et ce quelle que soit la direction que prend mon regard, j'ai l'aperçu fugace de raies de fesses et de gros seins qui ballottent. Et entre les nombreuses rondeurs, des nymphes au corps parfait grillent au soleil. — Ce qui, dans un autre environnement, aurait pu passer pour excitant n'a strictement plus aucun charme : l'absence d'intimité et la quantité élevée de peau clairement affichée le long de cette plage ensoleillée enlèvent toute grâce au tableau. (Au loin, sur une des berges, un joli visage se distingue, sans que je ne sache pourquoi, des centaines d'autres.)
« (...) Il est vrai qu'on rencontre à chaque époque toute espèce de visages ; mais, à chaque fois, le goût du jour en distingue un dont il fera le visage du bonheur et de la beauté, et tous les autres visages, désormais, s'efforceront de lui ressembler ; même les plus laids s'en approchent, avec l'aide de la mode et des coiffeurs ; et seuls n'y parviennent jamais, nés pour d'étranges succès, ces visages en qui s'exprime sans concession l'idéal de beauté royal, mais évincé, d'une époque antérieure. Ces visages passent comme les cadavres d'anciens désirs dans la grande irréalité du commerce amoureux, et chez les hommes qui contemplaient bouche bée le vaste ennui des chants de Léontine sans comprendre ce qui leur arrivait, les ailes du nez étaient agitées de tout autres sentiments que devant les hardies chanteuses à coiffure tango. (...) » (p. 47-48. C'est moi qui souligne.)
Lisant le premier paragraphe — où il est question entre autres de la météorologie estivale de l'Europe et de la configuration classique des anneaux de Saturne (bref, « une belle journée d'août 1913 » des plus anodines) —, je sais que je vais adorer ce très long texte virtuose. Dans dix ans, si je suis encore en vie, lorsqu'on me demandera quels livres m'ont marqué dès les premières lignes, je pourrai mentionner, en faisant pour la forme l'impasse sur Goethe et sur les récents Wittgentein et Nietzsche : « Dune de Herbert, Hypérion de Simmons et L'homme sans qualités de Musil » ! — Voilà ce que je me dis aujourd'hui mais peut-être n'est-ce pas du tout vrai ? (Ou en tout cas, peut-être est-ce une belle simplification, comme à chaque fois qu'on demande à un être humain d'établir une liste ?)
« (...) Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu'ils n'avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement. » (p. 72.)
Ces intellectuels qui ont grandi et ont été éduqués à Vienne au carrefour des XIXe et XXe siècles semblent, vus depuis ce début de XXIe siècle — fade et pourri intellectuellement ; où aucune idée nouvelle ne voit le jour, faut-il encore le préciser ? —, avoir une conception beaucoup plus sévère et inflexible de ce que sont l'écriture et le travail personnels. On y trouve constamment cette idée de réforme de la pensée et du comportement. Un foisonnement de concepts sur la morale, la politique et la société ; une cité grecque très tardive, qui sera avalée par les guerres... Et nous serons nous aussi avalés par les guerres — à moins que nous ne le soyons déjà ? —, mais sans avoir développé une telle rigueur dans la pensée.

Vivre une époque médiocre en tout, sans talent, sans apogée... C'est la vie !

samedi 20 juillet 2013

Minerve

« Pourquoi donc chercher à mentir ?
Ne soyez pas un fol à la tête sonore ;
Le bon sens, la raison qu'en tous lieux on honore,
Est-il tant besoin d'art pour les faire sentir ?
Si vraiment vous avez une cause à défendre,
Manquerez-vous des mots qui vous feront entendre ?
Allez ! tous vos discours luisant de bel esprit
Où l'homme avec orgueil se contemple et s'étonne
Sont plus désespérants qu'un triste vent d'automne
Sifflant dans les brouillards sur le gazon flétri ! »
(Goethe, Faust I*.)

Ce passage dans lequel l'érudit Heinrich Faust reproche à son assistant Wagner son désir de devenir un bon rhétoricien afin de rallier, charmer et persuader ses contemporains, je le dédie amèrement aux fabricants de mensonges ; à tous ceux qui, sur Internet et ailleurs, enrobent leur propagande dans un joli manteau de rhétorique et utilisent une parodie de science dans le but de tromper. — Puissiez-vous vous embourber dans votre propre fange ! (Bien cordialement, etc. Hamilton.)

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* Gloire soit rendue au poète et traducteur Jean Malaplate pour son exploit : celui d'avoir traduit les deux Faust de Goethe en vers, en respectant, autant que faire se peut, la métrique et le style du texte original !

dimanche 14 juillet 2013

Pluton

Aujourd'hui, dimanche 14 juillet 2013, après avoir rempli de nombreux cartons et de nombreux sacs, après les avoir empilés devant la porte d'entrée, après les avoir embarqués dans le coffre de la voiture de mon cousin venu prêter main forte, mon père a quitté — pour toujours — la maison familiale : un salut, une bise et au revoir ! (Nous n'avons jamais été des sentimentaux.)

Aujourd'hui, dimanche 14 juillet 2013, après de minuscules adieux déchirants mais pas trop, Gaëlle retourne chez sa maman pour quinze jours. Seul témoignage de son passage : un bordel incommensurable fait de dessins, de bricolages, de livres et de jouets, que ma mère, maniaque même lors des coups durs, s'empressera d'ordonner (selon ses dires, il lui faudra trois jours pour que la maison ressemble à nouveau à une maison convenable, c'est-à-dire aseptisée et symétrique).

Il fallait bien que ces événements soient consignés quelque part, même si je n'écris plus pour le moment.

lundi 24 juin 2013

Jupiter

Vingt heures trente-deux. Court trajet de retour en tram vers l'appartement. Je lis, debout, cette lettre que Nietzsche a adressée à Carl von Gersdorff le 7 avril 1866* — et ce passage :
« Trois choses me servent de réconfort, mais de trop rare réconfort : mon Schopenhauer, la musique de Schumann, enfin les promenades solitaires. Hier le ciel laissait présager un orage de première grandeur, je gravis en toute hâte un sommet voisin, qu'on appelle le "Leusch" (tu pourras peut-être m'expliquer le sens de cette nomination), trouvai là-haut une hutte, un homme en train d'abattre deux chevreaux, et son garçon. L'orage éclata sur le mode le plus violent, avec tempête de grêle, j'éprouvai une incomparable exaltation et saisis à quel point nous ne comprenons bien la nature que lorsque nos soucis et nos tracas nous contraignent à trouver refuge auprès d'elle. Qu'était-ce alors pour moi que l'être humain et son indécise volonté ? Qu'avais-je à faire de l'éternel : "Tu dois", "Tu ne dois pas" ? Comme c'était autre chose, l'éclair, l'ouragan, la grêle, libres forces sans éthique ! Comme elles ont de la chance, comme elles sont puissantes, pur vouloir que ne vient point troubler l'intellect ! »
Un plaisir à double titre car j'y trouve non seulement une belle description de la liberté que seul un orage peut procurer, mais également la confirmation que Nietzsche — même Nietzsche ! — a été balbutiant (fabuleusement balbutiant tout de même) et presque romantique dans le développement de sa pensée de jeunesse (il avait vingt-et-un ans). Je pense, un sourire aux lèvres : peut-être n'est-il pas le psychopathe décelé par Léandra ?

Ensuite, il y a ce jeune gars à casquette qui fumait un joint, attendant le tram au Parvis de Saint-Gilles. Il sort en même temps que moi, me dépasse sur l'escalator de la station Albert et me parle tout de go : « Nietzsche. Nietzsche... Un grand ! Un grand auteur !
— Vous l'avez lu ?
— "Je pense donc je suis", c'est lui ? Ha non, c'est Descartes, c'est ça ? 
— Oui, c'est plutôt Descartes. »
Il continue son chemin puis, arrivé sur l'esplanade, il se tourne à nouveau vers moi :
« Mais Nietzsche, c'est quel courant philosophique ?
— Ce n'est pas vraiment un courant... C'est... Nietzsche. Des aphorismes...
— Mais il faut aussi se rapprocher de Dieu... Lire la Bible ou le Coran ? »
Je tends mon livre de poche d'un air presque peiné :
« Je crains, au contraire, que ce genre de lecture, plutôt que de rapprocher, éloigne définitivement de Dieu... »
Nous partons chacun de notre côté non sans avoir échangé auparavant un salut amical : moi vers la chaussée d'Alsemberg, lui vers l'avenue Jupiter. — Jupiter ! Un dieu romain : quelle belle ironie !

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* Nietzsche, Lettres choisies. Choix et présentation de Marc de Launay, Paris, Gallimard, 2008, p. 59-60. (Traduction de Henri-Alexis Baatsch.)

mercredi 5 juin 2013

Hamilton's Holiday

 Comment redevenir une chrysalide ? — 

Je suis un être routinier, mais... — Mais il y a un moment où il me faut, en une fois, casser impitoyablement la routine. La tabasser. La rouer de coups. La démolir. L'annihiler. L'incendier. Et il faut que sur les morceaux sanguinolents, sur les chairs tuméfiées, sur les cendres encore fumantes de cette putain d'habitude, naisse quelque chose de frais, de neuf... — Un phénix ou une Turritopsis nutricula, peu importe : quelque chose de frais et de neuf.

Il est grand temps d'exploser toute cette machinerie usée, fatiguée et quotidienne qui grince sous les charpentes : plus de deux ans pour la même chose, c'est déjà beaucoup trop ! (Et cette fois-ci, ce n'est pas un poisson d'avril.)  

Est-il possible, en tant que personne extérieure, de se rendre compte de la discipline demandée au jour le jour pour tenir ce journal ? Est-il possible de se rendre compte à quel point ce blog m'a possédé (parfois pour mon plus grand plaisir d'ailleurs) ? À quel point j'ai été dépendant de ce principe d'écriture journalière ?... J'organisais mes voyages en train, mes soirées, mes heures creuses et jusqu'à mes vacances (Québec ! Chiny !) en vue de décrire mes journées, et principalement mes journées de retard.

Actuellement, j'ai l'impression d'avoir (tristement, déjà) poussé mon style dans ses derniers retranchements ; et aussi d'avoir exprimé beaucoup de choses, de telle manière qu'une personne assidue pourrait me connaître assez intimement et deviner à l'avance de quelle manière je m'apprête à commenter telle ou telle observation, tel ou tel sujet.

J'ai donc décidé, pour la première fois depuis l'existence de ce journal, de prendre des congés ; de faire une pause de quelques mois. Non pas pour arrêter définitivement l'écriture mais pour réfléchir à de nouvelles orientations, quelles qu'elles soient. (J'ai beau avoir une très grande réserve d'oxygène, l'air libre me manque, et tout ce que j'écris pour le moment me paraît beaucoup trop chargé de gaz carbonique.)

Faut-il un mot de la fin ? Non, je n'y arrive pas. Terminons donc, amis, cette session d'écriture de la manière la plus abrupte et la plus normale qui soit : par un point.

mardi 4 juin 2013

« L'aubépine du comte Eberhard »

« Cher Monsieur Engelmann !

Merci beaucoup pour votre aimable lettre et pour les livres. Le poème d'Uhland est vraiment magnifique. Il en est ainsi : si on ne cherche pas à exprimer l'inexprimable, alors rien n'est perdu. L'inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l'exprimé ! (...) »

(Extrait d'une lettre de Ludwig Wittgenstein à Paul Engelmann,
9 avril 1917, reproduite dans Ilse Somavilla [dir.] et
François Latraverse [trad.], Ludwig Wittgenstein.
Paul Engelmann. Lettres, rencontres,
souvenirs
, 2010, p. 33.)

« Le comte Eberhard le Barbu
du pays de Würtemberg
S'en allait en un pieux voyage
Vers les rivages de Palestine.

Un jour qu'il chevauchait
À travers une fraîche forêt,
Il eut tôt fait de couper
Une verte brindille d'aubépine.

Il la plaça soigneusement
Sur son casque de fer ;
Il l'emporta au combat
Et sur les flots de la mer.

Et de retour chez lui,
Il la planta en terre,
Où bientôt maintes pousses nouvelles
Naquirent au doux printemps.

Le comte, fidèle et bon,
Lui rendait visite chaque année,
Se réjouissant du courage
Avec lequel elle grandissait.

Le seigneur était vieux et las ;
La petite branche était désormais un arbre,
Au pied duquel s'asseyait souvent
Le vieillard dans un rêve profond.

La voûte, haute et large,
Lui rappelle par de doux murmures
L'ancien temps
Et le pays lointain ! »

(Source : Ludwig Uhland [1787-1862], L'aubépine du comte Eberhard, traduction de l'allemand sur base des traductions existantes et notamment de celle de François Latraverse dans Ludwig Wittgenstein... op. cit., p. 31, note 26 et p. 138. — Cette dernière traduction me semblant par trop s'éloigner du texte original [voir ici] et les autres trouvées sur le Web ne me satisfaisant pas entièrement, je propose dans ce journal ma propre version qui, évidemment, ne me satisfait pas non plus, on l'aura compris !)

lundi 3 juin 2013

Antépénultième

— D'un coup, cette pensée : il faut que j'écrive ; que j'écrive tout cela en une seule journée !

Maison du Peuple de Saint-Gilles, lundi, avec Léandra — et cette discussion : que nous apporte donc le romantisme, et plus particulièrement cette aile morbide du romantisme qui ne voit dans le jeune bourgeon florissant que le présage d'un végétal déjà mort, c'est-à-dire mort dans l'avenir ? Que nous apporte donc le romantisme noir ? Que nous apporte cet arbre qui plonge ses racines dans la mélancolie, dans la nostalgie d'un passé qui n'a jamais existé et qui tend ses branches vers un futur (forcément sombre et pessimiste) qui n'existe pas encore ? — Il n'apporte rien, ni à nous-mêmes, ni à l'humanité, et il nous faut à tout prix nous en débarrasser.

Je lui dis, mais non en ces termes évidemment, que les textes de Nietzsche (en l'occurrence la Généalogie de la morale) constituent un excellent antidote contre le mal romantique. De manière générale, la philosophie classique (comprendre antiromantique) allemande est une fabuleuse machine d'extraction, un châssis à molettes des sentiments ! — Rayonner par et pour soi-même, voilà ce que Nietzsche propose : être un soleil et non une planète, et encore moins une lune ! Être un génie créateur et non un moine copiste !

Je ne m'exprime pas de cette manière, mais Léandra devine la pensée derrière les mots, car c'est Léandra* : « Il veut un retour à l'aristocratie romaine : peu importe la violence des forts sur les faibles... Il conchie le christianisme, l'égalitarisme, le socialisme, la démocratie... Pour lui, le fait d'enfermer un fort, un "noble", un créateur de valeurs à l'intérieur d'une norme est un non-sens. Le fauve de Nietzsche a besoin d'espace. » Ce à quoi elle répond : « Il n'a aucune empathie. Il écrit comme un psychopathe. »

Mon amour/amitié pour les psychopathes ne date pas d'hier. Peut-être est-ce parce que, par définition, je suis un antipsychopathe ou bien, plus précisément, un psychopathe abandonné en chemin ? (Je ne suis même pas certain de comprendre moi-même ce que je veux exprimer ici.) — Mais peut-être est-ce aussi parce que les psychopathes m'apprennent quelque chose ? (Ils ont au moins, très souvent, la bonne idée de ne pas être idiots.)

* * *

Ensemble d'images du monde axées autour d'un moyeu tellement rouillé qu'il est impossible de le faire tourner — ma maman.

Celui-là est trop sérieux : il ne laisse aucune place à l'humour perpétuel, et il rit quand il ne faut pas rire.

L'intelligence peut-elle simplement naître de l'absence d'abandon ? Peut-elle naître de la persévérance ? Si j'avais abandonné toute entreprise dès le commencement, serais-je plus bête aujourd'hui ? (Oui.)

Lester Freamon est, comme beaucoup d'autres personnages de The Wire, un parfait exemple d'économie de mouvement : il ne se déplace que lorsqu'il doit se déplacer. — Il est donc, malgré les apparences, un roi dans un royaume de pions. 

L'extrême droite prolifère en Europe comme les pyrales dans ma cuisine. Ha, si je pouvais écrabouiller ces têtes creuses d'un simple frottement de mains !

Décrire sans juger : voilà ce à quoi j'aurais voulu, à terme, arriver dans ce journal. — Mais je suis humain, pour le meilleur et pour le pire.

Dans le train du matin, un jour de la semaine à venir. — Je la regarde dormir, cette parfaite (dans tous les sens du terme) inconnue, peut-être de manière trop insistante. Au réveil, au lieu du traditionnel regard de mépris, elle m'adresse un joli sourire auquel j'essayerai de répondre tant bien que mal. (Les répercussions d'un tel sourire sont presque infinies... et les sourires entraînent les sourires.) 

Neuf jours après ce lundi 3 juin, je sentirai sur le chemin du retour une odeur d'humus propre à un ciel d'orage mais sans orage : aucune pluie, même infime ; aucun tonnerre, même lointain ; aucun éclair déchirant le ciel... Et pourtant, cette odeur pénètre mes narines et me donne un bel aperçu de ce que la vie, avec ses petites surprises quotidiennes, peut me réserver (ici donc, une odeur d'humus caractéristique, ni plus, ni moins).

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* Ils feront de Léandra une muse ou une sainte, mais ils se tromperont benoîtement, car Léandra, c'est Cassandre !

dimanche 2 juin 2013

Les petits saltimbanques

Ce matin, à Jambes, dans la banlieue namuroise, j'assiste avec ma mère au spectacle de fin d'année de « Créacirque », où Gaëlle suit depuis un an, chaque mercredi après-midi, une initiation aux techniques de saltimbanques. Des petits enfants d'à peine cinq ans essaient tant bien que mal de réaliser des culbutes sur un tapis ou d'avancer en équilibre sur un fil pendant plus de cinq secondes, sur une musique complètement désynchronisée et dans un décor qui semble avoir été conçu par un scénographe manchot. Donc : comme tous les spectacles de fin d'année mettant en scène de jeunes enfants, c'est, on l'aura compris, terriblement passionnant.

Les parents sont enthousiastes. Ils applaudissent et lancent des « Oooh ! » et des « Aaah ! » (les « Oh » et les « Ah » ont la cote en ce moment). Mais qu'est-ce que je fous ici, debout dans le fond de la salle, coincé entre ce gamin énervant et cette famille émerveillée ? Comme tous les parents, j'attends égoïstement que ma fille fasse son petit numéro avant de m'en aller. Non pas, en toute franchise, que je sois plus intéressé par la prestation de Gaëlle que par celles des autres enfants — pourquoi devrais-je être plus intéressé, plus fier ? —, mais je sais que ma présence a beaucoup d'importance pour elle.

Les groupes suivants sont un peu moins mauvais : dans l'un, deux jeunes filles font preuve d'une certaine agilité sur un trapèze ; dans l'autre, celui de ma fille, les enfants réussissent avec plus ou moins de succès à manier le diabolo ou l'assiette chinoise. Gaëlle choisit l'assiette. Après plusieurs essais, elle arrive à la faire tourner parfaitement au centre de son bâton et à la placer, toujours tournoyante, sur son index de façon à la faire passer à plusieurs reprises d'une main à l'autre en dessous de ses jambes. Est-ce difficile ? Le public fait des « Oooh ! » et applaudit à chaque réussite. (Non, je ne suis pas fier.) — Plus tard : « C'est moi qu'ils applaudissaient, Papa ? C'est moi, dis, hein, Papa ? »

samedi 1 juin 2013

Incompréhension

J'explique à mes parents une anecdote entendue lors de la conférence de jeudi soir : « Quand Francis Bacon considérait qu'une de ses peintures était totalement terminée, autrement dit qu'elle reflétait parfaitement l'intensité d'une émotion violente ressentie au plus profond de son corps, il voulait qu'on la mette sous verre, de manière à ce que cette émotion extraite et transposée sur la toile soit aussi loin que possible de lui... Et quand il trouvait qu'une toile ne reflétait pas cette intensité-là, il la déchirait au cutter... Il aurait ainsi détruit environ sept cents toiles au cours de sa vie ! » Ce à quoi ma mère répond : « Ouais, un fou quoi ! S'il ne veut pas les garder, ses peintures, qu'il les donne ou qu'il les vende ! » — Parfois, j'oublie que parler de ce genre de sujets en famille est peine perdue tant l'incompréhension se traduira irrémédiablement par un avis péremptoire suivi d'un jugement : « S'il agit comme ça, c'est que... », puis « Qu'il fasse donc ceci ou cela ! » (Soupir.)

vendredi 31 mai 2013

Le vieux tailleur hommes-dames

Au « Flandre » à Namur, en début d'après-midi. J'attends la fin des cours de Gaëlle, assis à ma place habituelle (rangée du fond, à deux tables de distance du couloir menant aux toilettes) et je dévore un délicieux steak frites saignant à la sauce Archiduc accompagné, à défaut d'Orval, d'une Westmalle Triple. Le vieil homme directement à ma droite, vêtu d'un marcel à l'effigie de Johnny Hallyday  (les serveurs l'appellent d'ailleurs Johnny) déguste une Rochefort 10 et me regarde de temps à autre. Il finit par me lâcher : « Didjou, t'es comme moi, m'fi : t'as bon appétit, t'aimes bien mingi ! » Je lui réponds que manger est une des plus grandes joies de l'existence. Il me raconte une partie de la sienne : il a septante-neuf ans et c'est un ancien tailleur pour hommes et dames. « Si t'as un problème avec une tirette, je te la refais ! Avant, je réparais les tentures aussi, mais j'ai arrêté parce que ça demandait trop d'espace... » Le vieil homme a également exercé le métier de disc jockey : « J'ai plus de trois mille "33 tours" et presque autant de "45" ! Tu me dis ce que tu aimes et je te le trouve ! » Il possède des éditions collector de Johnny, évidemment, mais aussi, déclare-t-il, des albums de Buddy Holly, de Pink Floyd, des Beatles ou des Who (qu'il prononce curieusement « les Waughts ») en parfait état. J'ai pris sa carte de visite, à tout hasard : inutile de faire semblant de ne pas être intéressé...

jeudi 30 mai 2013

Des vertus de l'insularité

À la question du philosophe : « Comprenez-vous cela ? », ils répondent à l'unisson : « Oui, nous comprenons, et nous allons le prouver ! »

Bien caché derrière les bons vœux du modérateur (« débat ouvert à tous », qu'il espère « libre », « fécond », etc., etc.), quel est le motif premier de l'organisation de toutes ces conférences philosophiques au théâtre Marni ? C'est Léandra qui, quatre jours plus tard, a extrait la réponse — nette, précise, tranchante, aiguisée comme la lame d'un couteau Tojiro — du fouillis désorganisé de mes paroles : ces soirées constituent un prétexte pour discuter en bonne compagnie ; une énième manifestation de l'esprit de club. La raison de ces réunions, c'est surtout de montrer qu'on a compris : ceux qui, après la conférence proprement dite, commentent, affirment et contredisent à tout-va font partie du groupe de ceux qui comprennent, du moins le pensent-ils. Et chacun de ces étalages de profonde compréhension est suivi de bien pire encore : de bourgeoises qui gobent, gloussent et acquiescent en lançant des « Ha oui ! » et des « Oh, très subtil ! ». (Elles boivent notamment l'agaçant commentaire de Jacques Sojcher débutant par : « Je dois t'avouer que ta conférence m'a prodigieusement énervé. »)

Au milieu de tout ce verbiage, une exception : la conférence d'aujourd'hui consacrée aux peintres Francis Bacon et Mark Rothko, que j'ai trouvée fascinante d'un bout à l'autre. Peut-être est-ce parce que l'orateur du jour, Jean-Claude Encalado, a eu le bon goût de rester en repli, de ne jamais discourir, mettant en avant les actes et les écrits des deux artistes ? Car les actes de ces deux-là montrent beaucoup plus que n'importe quel discours, et la meilleure façon de ne pas les trahir, c'est de ne pas interpréter, de ne pas dire quelque chose sur eux et sur leur œuvre, mais seulement de le montrer, par les anecdotes, les expériences de vie, les actes et ce qu'ils en ont dit (c'est-à-dire, parfois, pas grand-chose : Rothko était un adepte du silence, comme L.W. !).

— Lorsque l'une de ses toiles était utilisée comme décoration, Rothko ressentait une immense déception, proche du sentiment de trahison, et préférait la racheter. Cela, ajouté à d'autres actes et textes de l'artiste entendus lors de la conférence, me donne envie d'en savoir plus. Je pense que je vais commencer par ses rares textes publiés comme : Écrits sur l'art. 1934-1969 et La réalité de l'artiste. (À suivre donc.) 

Après le « débat », Alizé, Pat et moi nous installons à trois pour manger. La vingtaine d'autres convives s'installent quant à eux, ensemble, le long d'une longue table qu'ils viennent de créer. Remarquant notre isolation (comment ne pas la remarquer ?), je lance : « Ils sont la Grèce et nous sommes la Crète ! », ce à quoi Pat répond : « Bah ! C'est un joli pays, la Crète, non ? »

mercredi 29 mai 2013

Fatecraft

Lorsque je m'intéresse à quelque chose, quel que soit ce « quelque chose », je le fais toujours de manière radicale ; je m'y intéresse vraiment. Est-ce à dire que je m'y intéresse avec passion ? Non : le terme est ici particulièrement mal choisi car j'associe la passion à quelque chose de chaud, d'impulsif et de corporel. Or, nulle passion ne me traverse pour l'instant : je suis en plein dans le froid, dans l'analyse et (sans doute trop) dans l'intellectuel ; dans une période faste donc. Faste mais froide. — Et voilà que je recommence : je digresse à coup de tirets cadratins ! — La focalisation idiote du moment* se nomme Fatecraft. C'est un jeu en ligne auquel je joue en compagnie d'amis (anciens et actuels) de la glorieuse alliance MonLégionnaire. Il se déroule dans un monde imaginaire et fantastique de style médiéval (vu l'utilisation de la pierre dans les constructions et le développement des villes, du commerce et des corporations, l'action, si elle se situait en Europe, se déroulerait à n'en pas douter à la fin du Moyen Âge). Réalisé avec un certain perfectionnisme et un sens du travail bien fait par une équipe indépendante originaire de Québec, ce jeu possède un aspect addictif tout en n'étant curieusement pas chronophage : on se balade sur une carte, on remplit des quêtes, on se spécialise dans un ou plusieurs métiers, mais on n'est pas obligé d'être tout le temps en ligne ; on programme sa journée de jeu puis on vaque à ses occupations quotidiennes. L'addiction est donc totalement différente de celle d'un World of Warcraft ; elle est en grande partie intériorisée : dans la rue, dans le tram, dans le train ou dans mon lit, je réfléchis, sans être connecté, aux prochaines actions que je vais accomplir, à la meilleure manière d'optimiser ma journée de jeu... Et tout bien réfléchi, c'est peut-être encore pire ! (À suivre.)

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* Non pas que je renonce à la philosophie car, en parallèle, je continue à lire. Je dévore en ce moment (entre autres) la Généalogie de la morale et je suis désespérément à la recherche de l'édition complète des Parerga et Paralipomena.

mardi 28 mai 2013

Ender

Train de retour vers Bruxelles en compagnie de Yama. — Oui, j'irai certainement voir Ender's Game au cinéma à la fin de l'année, mais je serai forcément déçu. J'imagine presque déjà la musique grandiloquente et les batailles spatiales épiques, qui mettront de côté tout ce qui fait de ce court roman d'Orson Scott Card (1985) un chef-d'œuvre inspiré : les réflexions stratégiques du petit Andrew « Ender » Wiggin, mais aussi sa psychologie et son incapacité, du fait qu'il a été choisi depuis sa plus tendre enfance comme seul espoir de l'humanité face à la menace des Doryphores, de vivre la moindre parcelle de naïveté enfantine. (Il est, de par son génie, sacrifié sur l'autel de l'utilité militaire.) — Comment rendre compte de tout cela dans un film à grand spectacle sans sombrer dans le harrypotterisme ? Comment rendre à leur juste valeur ces longues séances d'entraînement dans l'environnement très confiné d'une école spatiale ? Comment, encore, restituer le personnage légendaire de Mazer Rackham, le sauveur de l'humanité lors de la seconde invasion, le seul à avoir découvert le talon d'Achille des envahisseurs extraterrestres, c'est-à-dire leur esprit de ruche ?... Je me dis que le seul événement facile à filmer dans cette histoire, somme toute, c'est la chute renversante : ce moment incroyable où, après des semaines de simulation de combats spatiaux de plus en plus corsés, le jeune Ender se rend compte que son entraînement n'en était pas un et qu'il a annihilé toute une civilisation consciente, à l'exception d'un seul œuf, qu'il se chargera de protéger. (Un jour, je me ferai lyncher pour ma manie consistant à bafouer systématiquement la sacro-sainte règle du spoiler.)

lundi 27 mai 2013

Cueillette

Gare des Guillemins à Liège, de bon matin. Sur l'un des panneaux d'affichage, mon train en correspondance est annoncé à l'heure, sans aucun retard. « Ça alors ! » Je continue à marcher lentement tout en jetant un œil aux autres panneaux que je croise sur mon chemin. Plus loin, au moment de prendre l'escalator, un « +0H08 » écarlate s'affiche enfin : le train est en retard, rien ne change et me voilà rassuré.

Je vois des passagers qui pestent à cause d'un retard de train et remarque ceci : ces gens ne sont pas des habitués ; s'ils s'énervent, c'est parce qu'ils sont des néophytes du transport ferroviaire. De la part d'un navetteur journalier, le comportement face à un retard peut prendre toutes sortes de teintes, comme l'amusement, le rire nerveux, le cynisme désabusé ou encore la plus stricte neutralité, mais rarement l'énervement ou la colère. (Sauf, bien sûr, si la personne en question est un CADD).

« Tu me dis : "Qu'importe le cueilleur : un fruit reste un fruit !" — Je te réponds qu'un tel arbre n'existe pas ; que tu confonds "faits" et "interprétation des faits" ; que dans le verger des événements, la cueillette est déjà une transformation. » (Hans Winstub, Des faits et de leur interprétation, 1937.)

dimanche 26 mai 2013

Fungi

Ma fille déclare soudainement : « Quand on dit : "Il ne faut jamais dire jamais", en fait c'est faux car on le dit deux fois. » Je lui réponds qu'il faudrait privilégier l'expression : « Il faut toujours dire toujours » qui, elle au moins, est logiquement vraie.

Ce dimanche est plus morne que le plus morne des dimanches de novembre, parce que nous ne sommes pas en novembre mais en mai. Assez curieusement, pour passer le temps alors qu'il pleut dehors, ma mère propose à Gaëlle de regarder le film Amadeus (ma maman propose donc aussi cette occupation aux enfants de la seconde génération). — Miloš Forman prend de nombreuses libertés par rapport à la biographie de Mozart mais il met en avant un trait intéressant de sa personnalité, qu'il n'est pas le premier à souligner : son côté enfantin. Dans Le monde comme volonté et représentation (tome II, livre III, chapitre 31), Schopenhauer cite à ce sujet une courte phrase du biographe allemand Friedrich Schlichtegroll, contemporain du compositeur : « Dans son art, il est devenu très tôt un homme, mais dans tout le reste, il est toujours resté un enfant », tout en ajoutant son point de vue personnel sur la question : « La raison première pour laquelle chaque génie est un grand enfant, c'est qu'il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, et donc avec un intérêt purement objectif. Ainsi, pas plus que l'enfant, il n'a cet esprit de sérieux, cette sécheresse qui caractérise les gens ordinaires, lesquels, incapables d'aucun intérêt autre que subjectif, ne voient toujours dans les choses que des motifs pour leur action. » — Si l'on suit cet exposé, pour être génial, il faut être adulte très tôt ou bien enfant très tard : deux comportements qui se rejoignent très facilement.

Dans la taxinomie moderne, à côté des règnes végétal et animal, on retrouve entre autres celui des Fungi. Le lobby des pizzaïolos a encore frappé !

samedi 25 mai 2013

Artificiel

Malgré la Lex Leandrae, malgré la loi martiale, malgré l'idée d'un seul petit texte par jour, je suis toujours en retard dans la rédaction de mon journal. La plupart du temps, je convertis les trois ou quatre paragraphes quotidiens (ceux que j'aurais écrits habituellement) en morceaux que je sépare à l'aide d'un simple tiret cadratin, de manière à ne pas me compromettre dans une sale et sombre histoire de plusieurs paragraphes. Mais c'est évidemment ridicule et artificiel, et à chaque fois que j'essaye d'être artificiel, ça ne fonctionne pas !

Gaëlle, dans la conversation courante : « Haruna n'arrête pas de parler de sexe. » (Sa voix traîne sur le dernier mot, qui résonne bizarrement.) « Il m'a dit que lorsque je serai plus grande, il aimerait sexer avec moi ! » — Curieux sentiment que celui qui consiste à imaginer un petit garçon de l'âge de ma fille en train de lui faire des avances sexuelles (d'autant plus que ce n'est pas la première fois).

« (...) et le soir, alors qu'il n'avait jamais connu que les lumières de la métropole, il vit pour la première fois la Lune qui, haute dans le ciel, éclairait la petite ville de sa pâle lumière : "Quel est donc ce laid disque abîmé qui nous gâche la vue ?" demanda-t-il, "Pourquoi faut-il qu'il soit si difforme et parsemé de trous ?" "C'est la Lune", lui répondis-je le sourire aux lèvres, "et nous ne l'aimerions autant si elle n'était point percée !" » (Jacques-Denys Quentin, Hôtel des Pèlerins, 1822.)

vendredi 24 mai 2013

Caméléon

Je n'aime pas le corporatisme et j'ai toujours eu d'énormes difficultés ne fût-ce qu'à imaginer que je pouvais être proche (ou éloigné) d'un groupe de personnes simplement parce que je partageais (ou pas) l'appartenance à un même corps de métier. Aujourd'hui, je suis plus ou moins historien et archiviste, mais j'aurais pu choisir une tout autre voie : vendeur de crèmes glacées, mathématicien, jardinier, astronome, informaticien, ingénieur, cuisinier, philosophe, spéléologue, bibliothécaire, architecte ou encore libraire... Mais aurait-il fallu, si je m'étais dirigé vers ces métiers-là, que je me sente concerné par le destin des autres glaciers, mathématiciens, jardiniers, astronomes, etc. plus que par celui de n'importe qui d'autre ? Que je défende bec et ongles ma profession pour lui donner la place « qui lui revient » dans le merveilleux monde enchanté du labeur rémunéré ? — Que je sois médiéviste de formation tient presque du concours de circonstances : du fait que, enfant, j'étais émerveillé par les ruines des châteaux forts parsemant les hauts-plateaux ardennais de Belgique et du Luxembourg (mais j'étais aussi, de la même manière, à la même époque, émerveillé par les barrages, par les étoiles et par les grottes) ; du fait aussi que cette prof de français, en fin de secondaire, m'a gentiment rétorqué, sans plus d'explication : « Non. Toi, tu dois aller à l'université ! » (elle avait raison, mais pas pour les bonnes raisons) ; du fait enfin que, dans la mesure où je devais (du moins paraissait-il alors) étudier à ladite université, il a fallu que je choisisse quelque chose de léger mais pas trop, car j'étais, comme je le suis toujours aujourd'hui d'ailleurs, très fainéant. Par conséquent, j'ai choisi l'histoire dans l'idée de bifurquer, après seulement deux années d'études, vers la science du livre et des bibliothèques. Mais j'ai continué l'histoire jusqu'au bout avec, évidemment, le Moyen Âge comme objectif. (À quoi tout cela tenait-il et à quoi cela a-t-il servi ? À rien et à rien, si ce n'est, tout de même, à faire de belles rencontres amicales et amoureuse, à trouver une certaine forme de liberté et à m'amuser en travaillant sur l'histoire du jeu d'échecs en Occident.) — Aujourd'hui, je participe à une assemblée parce que c'est mon métier de participer à ces assemblées. Après la séance, je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas quoi faire, je suis constamment gêné, mais je m'accroche pour paraître normal. Mes pairs trouvent naturel que je sois là et que je parle de tout et de rien avec eux. Ils me connaissent. C'est pourtant, je le sais, une imposture de tous les instants. J'aurais pu être marchand de crèmes glacées ou architecte tout en restant un imposteur quand même. J'aurais pu participer à un congrès de botanistes consacré dans son entièreté à la thigmonastie que je me serais comporté exactement de la même façon ! Manière compliquée, s'il en est, d'expliquer que je n'ai pas vraiment de métier, que je n'en aurai jamais vraiment et que je suis un imposteur quand j'essaye de m'en fabriquer un, socialement du moins.

jeudi 23 mai 2013

Bon Samaritain

Jerry Seinfeld, George Costanza, Elaine Benes et Cosmo Kramer vont-ils mourir dans un crash, piégés à l'intérieur du jet privé qui est censé les emmener à Paris mais qui subit un méchant décrochage alors qu'il survole la côte Est des États-Unis (première partie du double-épisode final de Seinfeld, 1998) ? « Is this it? Is this how it ends? », crie Jerry. « It can't. It can't end like this! » Non, la série ne se terminera pas avec la mort des quatre principaux protagonistes. Dommage : ç'aurait pu être une belle fin malheureuse et bien abrupte, comme je les aime ! — Après quelques longues secondes de panique, les pilotes redressent l'appareil et le posent en douceur dans la localité imaginaire de Latham (Massachusetts) pour une courte escale. Se promenant dans les rues de la petite ville en attendant le redécollage de leur avion, les quatre amis assistent, sans jamais intervenir, à un carjacking à main armée : ils regardent, passifs, un obèse se faire dépouiller de sa voiture et se contentent de lancer de temps à autre des plaisanteries douteuses concernant son poids... Mais l'homme les remarque et signale leur conduite (ou plutôt leur non-conduite) à un agent de police, qui les arrête pour avoir enfreint une loi récemment votée dans le comté, du nom de « Good Samaritan law », selon laquelle le fait d'ignorer une personne en danger est un crime passible d'amende, voire d'emprisonnement. (Ironie de ce show à propos de rien : ils sont arrêtés pour... n'avoir rien fait !) — Alors vient le procès, ce drôle de procès qui clôt les neuf saisons hilarantes d'une des plus célèbres sitcoms de l'histoire des sitcoms américaines... L'idée derrière ce curieux final est facile à comprendre : il s'agit de transformer la toute dernière histoire en un immense et unique retour de flamme : pendant neuf saisons, ces quatre-là se sont souvent comportés comme des salauds sans nullement se faire inquiéter ; ils ont toujours fuit d'une manière ou d'une autre leurs responsabilités ; ils n'ont pas arrêté de mentir, tricher, voler et écraser les autres ; ils se sont comportés en parfaits égoïstes et, à aucun moment, ils n'ont fait preuve de la moindre empathie... Aujourd'hui, ils sont jugés pour un fait qui, en quelque sorte, résume l'ensemble de leur comportement passé. Nombreux sont ceux qui se pressent à leur procès et, dans l'assistance, certains sont là pour les voir tomber. À la barre, les témoins convoqués par l'accusation se succèdent à vive allure : la vieille Mabel Choate, à qui Jerry a volé un pain à l'arraché ; Robin, ancienne petite amie de George, qui a vu ce dernier bousculer et piétiner femmes et enfants pour sortir en premier d'un immeuble en feu ; etc. Finalement, au terme de tous ces témoignages, les quatre seront reconnus coupables par le jury et écoperont d'un an de prison ferme. — Est-ce une bonne sortie pour une série de cette qualité ? Il faudrait, pour répondre à cette question en toute connaissance de cause, que je regarde l'ensemble du show une seconde fois. Une chose est certaine : j'ai détesté ce procédé, hélas par trop fréquent dans les séries à succès, consistant à ressasser d'anciennes scènes tournées des années auparavant en les intercalant dans le fil de l'intrigue sous forme de flashbacks... Un bon scénario ne devrait jamais avoir recours à de pareilles redites ! (Voilà qui est exprimé même si tout le monde, à commencer par moi, s'en balance ! Maintenant, exit Seinfeld !)

mercredi 22 mai 2013

Zone pluvieuse

Me plaindre du temps qu'il fait dehors ne sert à rien. C'est un peu comme si je me plaignais que le chêne perd ses feuilles en hiver : je n'ai aucune prise sur l'événement donc pourquoi me lamenter ? Le fait de me plaindre du temps, de la météo est quelque chose que je ne pratique qu'en société, et non pour moi-même : c'est une activité qui se déroule en compagnie d'autres humains qui acquiescent avec tristesse en lançant des « Eh oui ! » ou bien des « Pfff ! » de circonstance. Seul, il ne m'arriverait jamais de regarder par la fenêtre de mon appartement le soir et de soupirer en constatant que le ciel est couvert et qu'une ridicule petite bruine maussade tombe par intermittence sur la ville. Les conditions météorologiques n'ont aucune prise sur mon moral, mais lorsque je parle du temps avec des amis ou des collègues, il m'arrive pourtant parfois de lancer des phrases bateau comme : « C'est déprimant ! » — En Wallonie, un mot de trois lettres permet de décrire avec une assez bonne précision le temps qu'il fait en ce moment en Belgique : il fait cru. « Cru » est une belgicisme qui signifie à la fois froid et humide. Il fait cru lorsque, même emmitouflé dans un imperméable, l'humidité arrive à se frayer un chemin à l'intérieur des vêtements, jusqu'à la peau, et à donner au corps une sensation désagréable de froid mouillé. On entend parfois dire que les Inuits ont au moins douze mots différents pour décrire la neige, parce que cette dernière est de circonstance là où ils habitent, mais cette croyance est au mieux un beau raccourci sans trop de sens, au pire une information complètement fausse (voir ce lien ; le reste du site vaut la peine d'être lu ou, au moins, survolé). En Belgique, on pourrait croire, de la même manière, que nous avons de nombreux mots pour décrire le froid et l'humidité, mais il n'en est rien : nous avons seulement le mot « cru » en plus dans notre vocabulaire, et ce n'est déjà pas si mal. — Je sais à quoi me fait penser le ciel bruxellois depuis quelques jours : à l'album Astérix chez les Belges ! Dès que les trois Gaulois pénètrent dans la partie septentrionale de la Gaule, le ciel devient d'un gris uniforme et pesant, hommage à peine voilé de Goscinny et Uderzo au grand Jacques et à son ciel « si bas » et « si gris ».

mardi 21 mai 2013

Sacrée discipline

Il fait tellement froid et humide ce soir que seuls quelques téméraires fumeurs restent en terrasse de la Maison du Peuple, sous les parasols qui, pour le moment, font plutôt office de parapluies. J'opte pour l'intérieur du café. Au comptoir, après m'avoir servi, un des serveurs m'interpelle : « Tu travailles à Liège ? Je t'ai vu dans le train dernièrement... » En effet. Je lui explique tant bien que mal mon boulot : historien ; centre d'archives ; depuis sept ans ; bla-bla-bla ; voilà, voilà ! « Tu te rends à Liège tous les jours de la semaine depuis sept ans ? », me demande-t-il avant d'ajouter : « Tu dois avoir une sacrée discipline... Tu vas te coucher très tôt pour survivre, n'est-ce pas ? » (Petit comique, va !) Il m'explique que s'il prend ce train de temps en temps, c'est parce que quelques-uns de ses cours universitaires sont externalisés et se donnent à l'Université de Liège. Et que fait-il comme études ? Réponse : la philosophie ! « La philosophie ? », m'exclamé-je, étonné, « J'adore la philosophie ! » (Sans blague ?) Mais il repart déjà pour servir quelqu'un d'autre. Surpris, je n'ai même pas pensé à lui demander s'il avait un sujet ou un philosophe de prédilection. Ce sera pour une prochaine fois, sans doute.

lundi 20 mai 2013

Traumatisme félin

« On peut s'imaginer un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé. Mais un animal qui espère ? Et pourquoi pas ?
Le chien croit que son maître est à la porte. Mais peut-il aussi croire que son maître viendra après-demain ? — Que ne peut-il donc pas faire ? — Comment est-ce que je le fais, moi ? — Que devrais-je répondre à cette question ?
Seul peut espérer celui qui sait parler ? Seul le peut qui maîtrise l'emploi du langage. Ce qui veut dire que les manifestations de l'espoir sont des modifications de cette forme de vie complexe. (Si un concept fait référence à un caractère de l'écriture humaine, il n'est pas applicable à des êtres qui n'écrivent pas.) »

(Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, II-i.)

Début d'après-midi, sous un ciel gris, presque menaçant, en terrasse de la Maison du Peuple de Saint-GillesJe tente, avec énormément de difficulté, de rédiger un paragraphe sur Zweig. Un homme et une femme, la trentaine, s'installent en périphérie de ma table. « N'est-ce pas trop compliqué de travailler ici ? », me demande l'homme. « Non, pas du tout », lui réponds-je, « j'ai au contraire beaucoup de mal à me concentrer lorsque le monde autour de moi est silencieux. Je préfère un brouhaha permanent à un silence pesant ! » Il me dit : « Nous allons essayer de parler de choses intéressantes, tout de même ! ». Lui, au moins, se rend compte que les murs ont des oreilles. Lors de la conversation, ils aborderont les sujets suivants : les pèlerins permanents de Saint-Jacques-de-Compostelle ; la véracité des équations de Sheldon Cooper sur les tableaux en arrière-plan dans The Big Bang Theory et la localisation corporelle des différents chakras. (Cherchez l'intrus.) — Début de soirée, toujours en terrasse de ladite Maison. Andrew revient de chez Léandra où, comme chaque jour depuis que celle-ci est partie en vacances, il a nourri Quid et lui a apporté un peu de chaleur humaine. L'adorable petit chaton a récemment été traumatisé par des travaux dans l'immeuble qui ont fait trembler les murs de l'appartement. Il semble par ailleurs tester l'autorité en ce moment, par exemple en montant sur la table alors qu'il sait qu'il ne peut pas monter sur la table. D'où cette question : comment un animal dépourvu de langage a-t-il conscience de ce qu'il peut et ne peut pas faire ? Comment sait-il quelque chose ? Peut-il se souvenir ? Peut-il projeter ? Peut-il se représenter autre chose que ce que son cerveau lui dicte ici et maintenant ? Vite, vite, il faut se replonger dans l'œuvre de Wittgenstein !

dimanche 19 mai 2013

Bizarro

Le fait que je sois une larve dépourvue de toute vigueur évoluant dans un monde de pyrales (voir article d'hier) ne m'empêche pas de « faire quelque chose » de ma vie : je continue donc à regarder, de manière méthodique et systématique, épisode par épisode, la célèbre sitcom Seinfeld dont j'ai commencé le visionnage au début du mois d'avril. Les épisodes qui me font le plus rire sont souvent liés au renversement complet des valeurs et des comportements. C'était déjà la cas avec « The Opposite » (finale de la cinquième saison) et ça l'est toujours, pour prendre un exemple particulièrement réussi, avec « The Bizarro Jerry » (troisième épisode de la huitième saison), référence explicite au Monde Bizarro de l'Univers DC, une planète cubique dont les habitants se comportent toujours à l'opposé des Terriens et sur laquelle il existe des versions « Bizarro » de nombreux personnages de DC Comics : Bizarro, version miroir de Superman, Bizarro-Lois Lane, etc. — Au cours de cet épisode de Seinfeld, Elaine Benes se met à fréquenter un groupe de trois amis qui s'avèrent être l'exact opposé de ses trois autres amis : Kevin (Bizarro-Jerry) est quelqu'un en qui l'on peut avoir confiance, sur qui l'on peut compter, doux, gentil et à l'écoute des autres ; Gene (Bizarro-George) est un homme poli, honnête, bien habillé et charitable ; quant à Feldman (Bizarro-Kramer), contrairement à son antagoniste, il frappe toujours à la porte avant d'entrer et offre de la nourriture plutôt que d'en récupérer dans le frigo de son voisin. Même l'appartement de Kevin est le reflet de l'appartement de Jerry : tout y est inversé, jusqu'au vélo pendu à l'un des murs qui devient... un monocycle dans la version « Bizarro ». — Une véritable source d'inspiration pour mon journal que ce monde à l'envers, même si... bah... d'une certaine manière, je l'ai déjà utilisé sans le savoir.

Jerry Seinfeld et ses amis rencontrent
brièvement leurs homologues Bizarro.

samedi 18 mai 2013

Désenchaîné

Gaëlle passe le week-end de la Pentecôte chez sa maman ; Mary s'en est allée à Barcelone, pour une semaine, afin d'assister avec des amis au grand festival musical alternatif Primavera Sound ; Léandra, elle aussi, est partie en vacances aujourd'hui (sur l'île d'Oléron), laissant à Andrew le soin de s'occuper de Quid, l'adorable chaton aux coussinets moelleux et à la petite langue râpeuse. Quant à moi, je n'ai rien de prévu... Strictement rien : je peux faire ce que je veux, comme je veux, où je veux, et ce pendant trois jours, seul dans mon appartement en compagnie de mes amies les pyrales au « petit vol mal assuré » (l'expression n'est pas de moi). — Las ! Sans aucune structure (travail, soirées entre amis, entourage familial, gouvernement dictatorial, présence d'une femme dans ma vie, abduction par des Zéta-réticuliens...*) pour me dicter un tant soit peu ma conduite, je suis une véritable larve et il me faut donc quatre fois plus de temps pour tout faire : pour me lever, pour prendre un bain, pour écrire, pour avoir l'idée de m'habiller dans l'éventualité de sortir et de faire quelques provisions de nourriture... — Ces journées durant lesquelles je n'ai rien à faire (et, par conséquent, je peux tout faire) pourraient devenir un véritable enchantement, mais ce n'est pas comme cela que je fonctionne : pour que je sois libre, il faut que je sois un minimum enchaîné. (Voilà un véritable paradoxe !)

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* Classement par ordre de vraisemblance.

vendredi 17 mai 2013

Evenvel-Delarose

En ce moment, par la force des choses, je passe une partie de mon temps libre à réfléchir sur ma famille proche. Il y a matière à réflexion : mon père ne cache même plus sa nouvelle idylle et ma mère doit entièrement revoir le schéma de son existence alors qu'elle est à un an et un mois de la soixantaine. — Parmi les réflexions périphériques, celle-ci : comment sont réparties, au sein même de ma personnalité, les différentes influences parentales ? Hier, dans le train de retour vers Bruxelles, alors que je regardais le paysage coutumier défiler, la réflexion, à peine commencée, a très vite abouti à toute une théorie... Une théorie échafaudée bien trop rapidement pour être autre chose qu'une construction mythique, voire mythologique, de mes racines. — De mon père, et plus certainement encore de mon grand-père paternel, Hildebrand Evenvel, j'ai hérité du radicalisme et de cette pointe d'autoritarisme et de colère qui est à l'origine de certains comportements cruels dont il a pu faire preuve au cours de sa vie. Une anecdote racontée par mon père, il y a longtemps : Mamy, Papy et leurs sept enfants, tous sapés en tenue du dimanche, sont fin prêts pour se rendre à une fête familiale. Au moment de partir, papy Hildebrand s'assied dans son fauteuil et déclare, péremptoire, sans aucune explication : « On n'y va pas ! » La question est directement réglée : malgré la matinée prise par ma grand-mère pour habiller, avec une patience d'ange, ses sept enfants, personne n'est sorti ce jour-là. — De ma mère, et surtout de la famille de ma grand-mère maternelle (la famille Delarose), j'ai hérité de tout autre chose. Cette branche-là est plus littéraire et intellectuelle bien que, tout comme la famille de mon père, d'extraction ouvrière. Un des frères de ma grand-mère a donné naissance à deux débiles mentaux et... à Bertrand, un génie timide et asocial qui a fini sa vie tristement, obèse, dans son petit appartement délabré de la banlieue carolorégienne. Il écrivait des poèmes, faisait des jeux de mots et inventait des objets, dont un piège à souris d'un genre nouveau. Ma mère est d'une honnêteté sans faille ; elle est aussi une maniaque qui traque la moindre poussière, qui déteste tout changement de plan dans sa journée et compte les carrelages ou les lettres d'un mot dès qu'elle en a l'occasion. Ma tante dévore un livre par jour, écrit et récite des contes. Quant à la petite dernière, ma cousine Chelsea qui s'apprête à entrer à l'université, elle s'est toujours posé beaucoup de questions originales... — Tous ces traits que je retrouve au sein de la famille de ma mère, je ne les observe jamais dans la famille de mon père, où les livres sont terriblement absents, de même d'ailleurs que les pensées singulières. Deux mondes donc : du côté maternel, une certaine forme de romantisme littéraire et une tendance à l'idéalisme ; de l'autre, un matérialisme radical et pragmatique, un « C'est comme ça et pas autrement ! » qui peut s'avérer déroutant de prime abord. Et au carrefour de ces deux mondes : H.L.E.

jeudi 16 mai 2013

Le train qui arrive toujours en retard

Le train en correspondance de 8 heures 25 que je prends tous les jours à la gare de Liège-Guillemins pour rejoindre mon travail possède une caractéristique assez singulière : au cours des trois derniers mois, je ne l'ai jamais vu à l'heure. Ce n'est pas qu'il est souvent en retard lorsque je dois le prendre, non : il est toujours en retard. Quelquefois, je me dis que la situation pourrait facilement être résolue : étant donné que le train accuse systématiquement un retard de cinq à dix minutes, pourquoi ne pas décaler symétriquement (c'est-à-dire de dix minutes pour être parfaitement à l'aise) son heure d'arrivée sur les panneaux horaires, de manière à ce qu'il soit perçu, la plupart du temps, comme parfaitement à l'heure, voire même en avance ? Évidemment, je ne crois pas une seule seconde qu'une telle rectification soit possible : je me doute bien que la gestion des grilles horaires de l'ensemble d'un réseau ferroviaire s'avère de loin beaucoup plus complexe que l'application d'un simple rectificatif spécifique. — Autre chose : je remarque que ces retards n'ont strictement aucun effet sur mon moral. Tout au plus sont-ils embêtants le matin, socialement parlant du moins, car ils se répercutent à chaque fois sur mon heure d'arrivée au bureau. Quant au train de retour, dans la mesure où je passe la plupart de mes soirées en solitaire à lire, écrire ou (en ce moment, mais c'est bientôt fini) regarder Seinfeld, le fait que je sois chez moi une heure ou deux plus tard n'a aucune conséquence dans la mesure où je peux vivre exactement de la même façon autre part. Le train peut donc être retardé, détourné, supprimé que je n'en ai vraiment, mais alors vraiment rien à battre ! Aux yeux de la SNCB, je suis donc en passe de devenir le navetteur idéal : je ne me plains jamais de ces retards, ces derniers ne me mettent jamais de mauvaise humeur et, mieux encore, ils peuvent même s'avérer très utiles pour, de temps à autre, combler les vides du présent journal. 

mercredi 15 mai 2013

Temps long

Ce matin, je travaille à l'un des dépôts d'archives. — Si je prends pour référentiel un temps très long (un millier d'années est sans doute suffisant ici, bien que, pourtant, ce ne soit pas à proprement parler un temps très long ; mais qu'est-ce qu'un temps très long ?), à quoi cela sert-il de dépoussiérer des archives, de les reconditionner, de les cataloguer, de les inventorier ? Tous ces papiers sont, tout comme nous tous, à plus ou moins court terme, voués à la destruction. Même numérisés, ces documents seront détruits et oubliés un jour prochain. — Plongés dans notre quotidien, nous ne pensons que très rarement, voire jamais, au long terme (comme, par exemple, un million d'années dans le futur) et encore moins au très long terme (comme plusieurs milliards d'années, ou plus loin encore : la mort du soleil ; l'univers proche du zéro absolu et l'impossibilité de toute vie). Quand bien même tous ces documents seraient correctement numérisés, bien catalogués et par conséquent peut-être préservés pendant des siècles ou des millénaires, les informations qu'ils contiennent finiront tout de même un jour par ne plus exister du tout. — « Tout cela est vain ! », dis-je à Lodewijk ce mercredi matin en montant une étagère, après lui avoir brièvement résumé cette pensée fugace. L'exclamation prend la forme d'une boutade et nous en rions à plusieurs moments de la matinée, mais elle est tout de même terriblement réaliste. Ce qui a de l'importance aujourd'hui en aura beaucoup moins demain et, plus tard encore, à un moment beaucoup plus rapproché qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord, ce qui a de l'importance aujourd'hui n'en aura plus du tout. Souvent, pour me convaincre de cette pensée, je réfléchis à autre chose qu'à des simples papiers inertes : je pense à mes huit arrière-grands-parents... Que sais-je de leur vie à l'exception de quelques informations disparates : un prénom, un nom, quelques rares anecdotes ? Leur existence toute entière est oubliée ; ils ont presque déjà disparu ; dans deux ou trois générations, ils n'existeront tout simplement plus du tout. Je pourrais néanmoins retrouver leur trace, faire une généalogie, reconstruire une parcelle de leur vie au prix de nombreux efforts (ce qui pourrait être passionnant, soit dit en passant), mais dans mille ans (et si pas dans mille ans, dans dix mille ans !), cette recherche sera de toute façon perdue. — Mais alors pourquoi, pourquoi est-ce que je continue à donner de l'importance à tout ce que je réalise ? Pourquoi est-ce que je me relis sans cesse, traquant la faute ? (Parce que je ne peux m'empêcher d'être humain et de combler l'ennui du mieux que je peux, voilà pourquoi !)

mardi 14 mai 2013

Éloge du couteau suisse

J'ai toujours adoré ces petites merveilles d'inventivité et de densité que sont les couteaux suisses. (Cette information est-elle en contradiction avec ce que l'on sait de moi, à savoir, entre autres, que je déteste l'armée et que j'ai les plus grandes difficultés à me frayer un chemin en compagnie de scouts ? Peut-être l'information est-elle « en contradiction », mais je m'en tamponne le coquillard !) — Enfant, je ne me promenais jamais dans les bois entourant la maison de famille sans mon fidèle Victorinox multifonctions comprenant, parmi des dizaines d'autres outils, un stylo à bille, une loupe et un mini-tournevis inséré à l'intérieur du tire-bouchon (la présence de ces trois outils-là constituait un véritable émerveillement pour le gamin que j'étais). Ce canif haut de gamme m'avait été offert par mes parents lors d'un de nos nombreux périples au Grand-Duché de Luxembourg. (Était-ce à Esch-sur-Sûre ou à Vianden ? Je pense que c'était à Esch, mais je n'en suis plus sûr.) — Ce que j'aime dans ce concept de couteau suisse, c'est que celui-ci n'a pas pour vocation d'être spécialisé, c'est-à-dire dédié à une tâche unique (comme pourrait l'être un simple couteau à cran d'arrêt, par exemple) mais au contraire d'être généralisé afin de répondre à un très grand échantillon de situations différentes. Avec un couteau suisse, je peux couper de la viande, écailler un poisson, scier une branche, coudre, mais aussi ouvrir une bouteille de vin, décapsuler une bouteille de bière, me curer les dents ou encore me limer les ongles... — Cet objet s'adapte à tout et c'est pour cela que je l'aime, presque par principe ! Si je devais me réincarner dans un objet, ce serait à coup sûr dans un couteau suisse... Car, après plus de trente ans d'existence aléatoire, j'ai fait une belle grande croix sur l'idée même de spécialisation, qui ne me convient absolument pas : à l'instar du couteau suisse, je veux être un putain de généraliste. Je veux pouvoir m'intéresser un jour à Wagner et un autre à la façon dont se forment les cyclones ; un jour à la philosophie allemande et un autre aux quasars ! Je veux être en mesure de tout comprendre. Ce ne sera jamais qu'une compréhension très superficielle, mais cette superficialité-là, si je la compare à ce que j'appelle, depuis la petite cabane de mon propre entendement, « la superficialité », me convient parfaitement.

lundi 13 mai 2013

Hermine

Les beautés féminines immortalisées dans les peintures de la Renaissance — ces jeunes femmes à la peau diaphane, à la fermeté tranquille et à la timide assurance qui ont servi de modèles à Filippo Lippi, Léonard de Vinci ou encore Raphaël, pour ne citer que ces trois-là — ne sont plus que poussière aujourd'hui. Compte tenu de l'intervalle de temps qui me sépare de leur jeunesse, elles auraient pu vivre et mourir dix fois d'affilée sans que j'aie la moindre chance de croiser un jour leur regard. C'est un constat évident et banal, qui me vient néanmoins très souvent à l'esprit lorsque je contemple une peinture de cette époque-là, et ce d'autant plus facilement que la femme qui sert de modèle au maître est un archétype de beauté, de grâce et de jeunesse. — Lorsqu'on est sensible à ce genre de pensée (une pensée qui appartient beaucoup plus au domaine de l'émotion brute et incontrôlable qu'à celui de la raison), il n'y a seulement, à mon sens, que deux façons de réagir : soit en pleurant à chaudes larmes, mais sans réelle tristesse (ces lignes sont très personnelles et je ne sais pas si j'arriverai à me faire comprendre de qui que ce soit, mais qu'importe !) ; soit à la manière d'un Goethe ou d'un Schopenhauer, ce dernier étant d'une grande aide en la matière. Plutôt que de se lamenter sur le côté fugace, éphémère et périssable de toute beauté humaine et de toute vie (j'ai pris pour exemple la beauté féminine tout comme j'aurais pu mettre en avant l'entendement d'un génie, tout aussi périssable), un autre point de vue est possible : ce qui a disparu avec la mort d'une modèle, ce n'est pas la beauté en général, mais sa beauté à elle. La beauté, en tant que forme, en tant qu'idéal, n'a en rien disparu : elle se répète de génération en génération depuis très longtemps ; elle change seulement d'enveloppe, au sens purement matériel du terme (aucun mysticisme dans ce que j'écris). — Ce genre de raisonnement peut s'avérer intéressant lorsqu'on l'applique à soi-même, au-delà de ce concept de beauté qui est, somme toute, très annexe. C'est, je pense, une des plus belles répliques à la peur que nous développons envers l'idée de notre propre mort. Il est particulièrement difficile d'imaginer que la seule parcelle d'existence dont nous disposons sera un jour réduite à néant, parce que nous n'avons jamais connu que cette parcelle d'existence-là ; parce que ce que nous percevons est tout ce que nous avons. Et pourtant, notre mort ne sera qu'un des phénomènes les plus périphériques et les plus insignifiants de ce monde, qui parviendra très bien à exister sans notre présence. Cette pensée peut paraître insupportable parce que nous ne pouvons faire autrement que d'imaginer, parfois avec un véritable effroi, notre propre néant ; mais elle devient presque acceptable si nous retournons le paradigme : l'individu (notre individu) meurt, mais la forme humaine générale persiste, au sein de l'humanité. (Mais... Mais... Dans plusieurs milliards d'années, voire sans doute bien avant, l'humanité toute entière ne sera plus que poussière et, par conséquent, son essence même sera définitivement morte ! — En ce qui concerne cette pensée-, il n'existe pas de solution aussi facile que l'idée de « sauvegarde éphémère de la forme » : si je pense l'humanité sur le très long terme, je me rends compte que nous sommes complètement perdus et, dès lors, aussi, que tout est vain, pensée très étrange si je la compare avec l'importance que je peux donner à certaines manifestations très précises de la beauté dans l'art.)