Vingt heures trente-deux. Court trajet de retour en tram vers l'appartement. Je lis, debout, cette lettre que Nietzsche a adressée à Carl von Gersdorff le 7 avril 1866* — et ce passage :
« Trois choses me servent de réconfort, mais de trop rare réconfort : mon Schopenhauer, la musique de Schumann, enfin les promenades solitaires. Hier le ciel laissait présager un orage de première grandeur, je gravis en toute hâte un sommet voisin, qu'on appelle le "Leusch" (tu pourras peut-être m'expliquer le sens de cette nomination), trouvai là-haut une hutte, un homme en train d'abattre deux chevreaux, et son garçon. L'orage éclata sur le mode le plus violent, avec tempête de grêle, j'éprouvai une incomparable exaltation et saisis à quel point nous ne comprenons bien la nature que lorsque nos soucis et nos tracas nous contraignent à trouver refuge auprès d'elle. Qu'était-ce alors pour moi que l'être humain et son indécise volonté ? Qu'avais-je à faire de l'éternel : "Tu dois", "Tu ne dois pas" ? Comme c'était autre chose, l'éclair, l'ouragan, la grêle, libres forces sans éthique ! Comme elles ont de la chance, comme elles sont puissantes, pur vouloir que ne vient point troubler l'intellect ! »
Un plaisir à double titre car j'y trouve non seulement une belle description de la liberté que seul un orage peut procurer, mais également la confirmation que Nietzsche — même Nietzsche ! — a été balbutiant (fabuleusement balbutiant tout de même) et presque romantique dans le développement de sa pensée de jeunesse (il avait vingt-et-un ans). Je pense, un sourire aux lèvres : peut-être n'est-il pas le psychopathe décelé par Léandra ?
Ensuite, il y a ce jeune gars à casquette qui fumait un joint, attendant le tram au Parvis de Saint-Gilles. Il sort en même temps que moi, me dépasse sur l'escalator de la station Albert et me parle tout de go : « Nietzsche. Nietzsche... Un grand ! Un grand auteur !
— Vous l'avez lu ?
— "Je pense donc je suis", c'est lui ? Ha non, c'est Descartes, c'est ça ?
— Oui, c'est plutôt Descartes. »
Il continue son chemin puis, arrivé sur l'esplanade, il se tourne à nouveau vers moi :
« Mais Nietzsche, c'est quel courant philosophique ?
— Ce n'est pas vraiment un courant... C'est... Nietzsche. Des aphorismes...
— Mais il faut aussi se rapprocher de Dieu... Lire la Bible ou le Coran ? »
Je tends mon livre de poche d'un air presque peiné :
« Je crains, au contraire, que ce genre de lecture, plutôt que de rapprocher, éloigne définitivement de Dieu... »
Nous partons chacun de notre côté non sans avoir échangé auparavant un salut amical : moi vers la chaussée d'Alsemberg, lui vers l'avenue Jupiter. — Jupiter ! Un dieu romain : quelle belle ironie !
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* Nietzsche, Lettres choisies. Choix et présentation de Marc de Launay, Paris, Gallimard, 2008, p. 59-60. (Traduction de Henri-Alexis Baatsch.)
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