mardi 30 avril 2013

Moutarde de Dijon

Intérim. — Liège, au matin. De jeunes vendeurs ambulants de l'agence d'intérim Adecco, tout de rouge vêtus, pullulent dans le hall de la gare des Guillemins et ses alentours immédiats pour vanter les mérites du travail temporaire chez les jeunes chômeurs. Comme d'habitude, je tente de les fuir, mais ils sont très nombreux et certains s'accrochent à moi comme des sangsues. Ai-je l'air d'un jeune chômeur ? Je les vois arriver de loin et pense pendant un bref instant utiliser la célèbre et hilarante méthode musclée du capitaine Rex Kramer dans le film Y a-t-il un pilote dans l'avion ? (Airplane, 1980.) Je renonce cependant assez vite au combat physique, d'autant plus que je ne suis pas certain d'en sortir vainqueur, et opte pour ma stratégie personnelle n° 3 : le mépris total. Autrement dit, je fais comme s'ils n'existaient pas, comme s'ils ne tapissaient pas une partie importante de mon champ de vision avec leur combinaison rouge irritante et leur faux sourire. Je sais que mon comportement est très laid, mais il est proportionnel à un autre comportement tout aussi laid, qui s'appelle au mieux « publicité », au pire « endoctrinement ». Oh, comme je les déteste, ces commerciaux et autres propagandistes qui s'agglutinent autour de moi pour me convaincre de l'efficacité d'un produit ou de l'intérêt d'une cause, quelle qu'elle soit, et me faire signer leur contrat bidon, leur sempiternelle pétition ! — Cela dit, l'expérience sonore est très intéressante : leur voix prend du volume jusqu'à la rencontre, puis décroît lorsque je continue mon chemin comme si de rien n'était...
« Bonjour ! Adecco organise une campagne à destination des jeunes chô...
Bonjour Monsieur ! Adecco organise une campa...
Bonjour ! Adecco organise une campagne à destina... »

Repos pour l'esprit. — En congé cet après-midi. Il y a deux phases dans la préparation d'un repas : la première (les courses) est extrêmement épuisante car il faut que je n'oublie rien, que je vérifie que je n'ai rien oublié et que je trouve à chaque fois le bon produit ; la seconde (la cuisine) est la récompense de la première : tous les bons ingrédients sont là, étalés devant moi, et je n'ai plus qu'à les préparer, les découper, les transformer, les cuire... — La cuisine, comme beaucoup d'actes techniques, permet de ne plus penser à autre chose. La cuisine est un abandon : c'est un repos pour l'esprit.

(Il n'y a plus de moutarde de Dijon ! Je vais être obligé d'acheter de la moutarde Bister ! Que faire ? — Et je reste quelque deux minutes planté comme un idiot devant le rayon « Condiments » du supermarché, sans trouver de solution satisfaisante à mon problème.)

2+4=4. — Mary et moi accueillons quatre invités ce soir à l'appartement : Léandra et Andrew. (Ou : quand la décision de ne plus parler du tout de deux amis entraîne des erreurs d'arithmétique.)

Les carbonnades flamandes de papy Hamilton. — Le secret, c'est un pain au miel grassement tartiné de moutarde de Dijon Bister que l'on place dans la cocotte en début de cuisson. Et la bière, c'est une grande bouteille de Chimay bleue « Grande réserve » : j'ai essayé avec de nombreuses autres, mais ça n'a jamais aussi bien marché.

À propos du mariage. — Dans une discussion en début de soirée, cette question : pourquoi suis-je contre le mariage, à titre personnel ? — C'est très simple : mes relations, tant amoureuses qu'amicales d'ailleurs, n'ont pas à être approuvées ou régies par quoi ou qui que ce soit d'autre que moi-même et la (ou les) personne(s) avec qui j'ai noué ladite relation. L'État, l'Église, la société, etc. sont totalement extérieurs à la chose. Par ailleurs, je réfute l'idée qu'un lien humain soit gravé dans l'airain jusqu'à la mort d'un des protagonistes, ce que semble parfois encore sous-entendre aujourd'hui, malgré les nombreux divorces, l'idée même de mariage. — En une phrase : je ne désire ni reconnaissance d'une relation amoureuse par un tiers, ni projection de cette relation dans un futur qui n'existe pas encore. Voilà qui est dit ! (En ces années de célibat, le dire n'engage pas à grand-chose, soit dit en passant.)

lundi 29 avril 2013

Café, ô divin Café, je ferai de toi le sujet de ma joie et de mon allégresse !

Les filtres. — De bon matin, dans mon bureau. Je m'apprête, comme chaque jour, à préparer le café et... Je me rappelle du problème de vendredi dernier... Oh non ! Je monte rapidement d'un étage et déboule dans le bureau de Rolande, paniqué : « C'est horrible ! Il n'y a plus de filtre à café ! » La situation a quelque chose de très frustrant : malgré le percolateur en état de marche, malgré la présence d'eau claire et de café moulu, il est impossible de faire un bon café pour toute une équipe sans disposer du filtre adéquat. (C'est un peu comme d'avoir préparé méticuleusement sa valise pour un long voyage à l'étranger, en vérifiant trois fois que rien ne manquait, d'arriver devant le premier contrôle aéroportuaire et de se rendre compte tout à coup qu'on a oublié son passeport.) « Et si tu allais chercher à manger pour ce midi dès maintenant et que tu en profitais pour acheter, en plus, un paquet de filtres chez Aldi ? », me propose Rolande. Soulagement. « Mais oui, c'est vrai ! Pourquoi pas après tout ? »

Le hard-discount. — Ce n'était donc pas une légende urbaine : dès potron-minet, une armada de vieux prend d'assaut les commerces alimentaires ! Devant moi, à la caisse, une vieille femme et sa fille (?) occupent tout le tapis avec une montagne d'articles. Derrière moi, un vieux monsieur y a déposé dix-huit ampoules halogènes emballées dans des cartons séparés. Je m'apprête à partir lorsque la caissière demande à ce dernier : « Savez-vous combien il y en a en tout ? » Je me retourne, ouvre la bouche et m'apprête à crier : « Dix-huit ! », mais je me retiens au dernier moment et je m'en vais.

L'abonnement. — Au soir, dans la salle dédiée au trafic intérieur de la gare de Bruxelles-Midi, fidèle à la discussion que je viens d'avoir avec Flippo dans le train de retour vers la capitale, j'explique à l'un des guichetiers :
« J'ai une carte "Réseau" mais une fois sur trois environ, lorsqu'un contrôleur la vérifie, il me dit que l'abonnement n'est pas valide car il voit apparaître sur son appareil de contrôle "Bruxelles-Bruxelles". J'ai déjà failli avoir une amende à cause de cela !
— Oh-oh ?
— Oui, oui... Vous conviendrez que c'est un peu énervant.
(Il prend ma carte électronique et la pose sur son clavier pour la vérifier.)
— Aucun problème pour moi, Monsieur. C'est une carte "Réseau" parfaitement valide.
— Oui, ça, je le savais.
— Si un contrôleur vous donne une amende, ce n'est pas grave : vous venez avec le papier à un guichet et on vous l'annulera ! »
(J'ai presque envie de me retrouver dans la situation pour tester, et aussi pour avoir quelque chose à écrire dans mon journal.)

Le client lésé. — À la Maison du Peuple, le monsieur à la table derrière moi n'est pas content. Il intercepte plusieurs serveurs : « Votre collègue, là, au bar, il m'a volé vingt euros ! », « Vous trouvez ça normal, vous, qu'on me vole vingt euros ? », « Je vais appeler la police si ça continue ! » Les serveurs répondent à chaque fois qu'ils ne sont au courant de rien. Le client passe le reste de sa soirée scotché à son téléphone portable, puis s'en va. Était-ce du bluff ? En tout cas, la police n'est jamais apparue.

dimanche 28 avril 2013

Lointain Optimum

Déroute. — Je décris ce dimanche avec six jours de retard. C'est presque la déroute tant redoutée mentionnée dans mon échelle ouverte ; le dangereux écart par rapport à cet Optimum sans cesse en mouvement dont il est question dans le Monde inverti de Christopher Priest (voir au 20 septembre 2011, deuxième partie). Les événements passés rapetissent à vue d'œil ; se déforment dangereusement au fur et à mesure que je m'éloigne de maintenant ; fondent et s'étirent comme les montres de Dali. — Que faire ? Je ne vois qu'une seule solution : rattraper le temps en écrivant vite et peu ; évacuer tous les détails, m'attacher à l'essentiel. (Je me demande jusqu'à quel point je n'ai pas fait exprès de laisser la situation s'aggraver, afin d'expérimenter la sensation d'être extrêmement en retard.)

Speedrun. — Je montre à Gaëlle la vidéo d'un tool-assisted speedrun de The Legend of Zelda: Ocarina of Time sur N64. Le joueur, un certain Bloobiebla, termine le jeu en un peu moins de 57 minutes en exploitant des failles (ou glitchs) du programme qui lui permettent, entre autres, de se déplacer plus rapidement en glissant sur le décor, de passer certains murs ou portes normalement infranchissables ou encore de remplir une bouteille avec toute une série d'objets très utiles pour sauter les étapes. En fait, ce joueur hypersonique ne passe jamais son temps à traverser les donjons : il ne fait qu'exploiter des bugs. (La vidéo originale se trouve ICI. Elle a notamment été commentée par deux chroniqueurs français du blog 88mph, . Il existe des speedruns plus rapides encore, où le jeu est terminé en une vingtaine de minutes) Question de Gaëlle : « Tu pourras faire la même chose, dis, Papa ? » (NON, je ne pourrai pas faire la même chose ! Non seulement je trouve cela un peu idiot, mais en plus j'en serais sans doute complètement incapable.)

Pleurs et moue. — « C'est toujours très, très difficile de te quitter ! », me dit-elle, en pleurs, la tête presque entièrement cachée dans mon épaule droite. Elle fait ensuite une petite moue triste durant tout le trajet en tram. Je la confie à sa maman, à la Gare centrale, puis je rentre chez moi, passe en mode végétal et ne sors plus de la soirée.

samedi 27 avril 2013

Voir Dinant et mourir

Je connais très bien Dinant pour y avoir passé, enfant, de nombreuses heures, accompagné de mes parents. C'est la porte de l'Ardenne, un passage presque obligé vers le sud de la Belgique si, comme ma mère, on déteste rouler sur l'autoroute. — À chaque fois que nous partions en vacances dans la verte province de Luxembourg, nous faisions systématiquement un arrêt à Dinant pour y manger ou nous y promener. Je la connais donc comme ma poche, cette ville coincée entre Meuse et falaises escarpées : la Citadelle, le Mont-Fat, le Rocher Bayard, la grotte « La Merveilleuse », la collégiale et, dans les proches environs, les ruines du château de Poilvache (oui, le nom est très poilant) et le parc escarpé de Furfooz, en bord de Lesse...

Ce samedi en fin de matinée, Gaëlle et moi faisons le voyage ferroviaire en compagnie d'Amy, Flippo, Zapata, Bastien et Thibaut. Entre Ottignies et Dinant, le train s'arrête assez régulièrement dans des bleds complètement paumés. Mon sac à dos est rempli de nourriture pour le pique-nique du midi, mais j'apprends assez rapidement que, en raison de la température extérieure, il n'est plus du tout question de pique-nique mais de restaurant. (Qu'à cela ne tienne !) Arrivés à destination, nous retrouvons des amis de Bastien, qui sont venus en voiture : Manon, Armand et leur fils Toinet. 

Officiellement, nous sommes à Dinant pour nous promener, mais il y a un objectif officieux, secret, caché, qui est au centre de ce voyage organisé de main de maître : aller visiter, dans les hauteurs de la campagne dinantaise, deux bâtisses entourées de terrains verdoyants et de bus-dortoirs, qui sont au cœur d'un des projets de Zapata : créer une auberge alternative qui permettrait, à terme, d'être indépendant, autrement dit d'échapper au dur monde du métro-boulot-dodo. Zapata cherche des gens motivés pour mettre avec lui des « parts ». — Oui, je serais volontiers coopérateur si j'avais autre chose sur mon compte bancaire qu'un nombre précédé d'un trait négatif. (Qu'est-ce que l'argent ? Si je le savais, je ne poserais peut-être pas la question.)

Pourquoi ai-je décidé de monter ces escaliers plutôt que de prendre ce téléphérique ?
Pourquoi ai-je refusé d'acheter cette fée en plastique à 3,10 euros dont Gaëlle est tombée éperdument amoureuse sur le chemin du retour vers la gare ?
Pourquoi est-ce que je m'obstine à écrire des articles journaliers alors qu'il est évident que je suis dépassé par les événements ?

vendredi 26 avril 2013

Pièces étoilées

Simple comme bonjour. — Je suis au bureau ce matin. C'est rare. C'est le branle-bas de combat pour terminer à temps la mise en page d'un important dossier de reconnaissance accompagné de ses annexes. Une fois reliés, les deux volumes me font penser à la fin de ce vieux sketch des Inconnus intitulé « Simple comme bonjour » ; plus précisément à ce moment où le présentateur, pince-sans-rire, offre en compensation au perdant les deux imposants tomes de la règle du jeu. Nous ne sommes pas encore arrivés à cette extrémité-là, mais nous nous en rapprochons dangereusement.

« Sortez de ma salle de bain ! » — Au « Flandre », à Namur, sirotant un café en attendant la fin des classes de primaire, j'écoute le serveur raconter à un habitué les dernières anecdotes croustillantes du lieu. — « Je venais de prendre mon service, de bon matin, et voilà qu'une cliente vient me trouver : "Monsieur, il y a une femme nue dans les toilettes !" Je demande à ma collègue d'aller vérifier (moi, je ne rentre pas dans les toilettes des dames, hein !). Et effectivement, il y avait vraiment une femme nue dans les toilettes, remplie de mousse de la tête aux pieds ! "Sortez de ma salle de bain !", qu'elle disait. J'ai directement téléphoné à la police... "Vous avez une femme nue dans vos toilettes ? Vous en avez de la chance !", qu'ils m'ont lâché au téléphone... Ils ont envoyé une équipe mixte. La policière a eu le plus grand mal à l'appréhender. "Sortez de ma salle de bain !", qu'elle criait sans cesse. En fait, elle s'était échappée de l'hôpital psychiatrique... » — « Un soir, j'ai aussi eu un gars qui avait dépecé un mouton et qui l'avait mis sur sa tête. Il avait placé la peau du mouton sur sa tête comme un homme des cavernes ! Il entre et me lance, imbibé d'alcool : "C'est un discothèque, ici ?" "Non, non, ce n'est pas une discothèque", que je lui réponds... Il s'en va, puis il revient à la charge : "C'est une discothèque, ici ? On peut danser ?" Et il commence à faire des gestes comme pour danser, avec sa peau de mouton sur la tête... C'était vraiment impressionnant, je te jure ! »

Collecte de copains. — Je reviens un peu plus tard à la même brasserie avec Gaëlle. Avant de retrouver son amie Colombine pour des parties de Nintendo 3DS, ma fille me déclare, fièrement : « Tu sais, maintenant, j'ai cent copains ! J'en ai collectés neuf nouveaux ces deux dernières semaines ! » — Elle me parle d'amours comme de pièces étoilées dans Super Mario.

Restaurant. — « Ça te dit d'aller au restaurant ce soir, Gaëlle ?
— Oh oui, au restaurant, au restaurant ! »
Je l'emmène à La Porteuse d'Eau à Saint-Gilles. Elle est très calme et discute posément. Je lui explique la première fois où Maïté et moi avions été manger à l'extérieur avec elle, alors qu'elle n'avait pas encore un an. Elle avait dormi durant tout le trajet en Maxi-Cosi et avait pleuré dès notre arrivée dans ce restaurant vietnamien de la rue Dejoncker, à Bruxelles. Un coup classique : la poussette s'arrête, le bébé pleure.
« Pourquoi est-ce que je me suis mise à pleurer ?
— Si on l'avait su, on aurait peut-être réussi à t'arrêter ! »

jeudi 25 avril 2013

Échelle

L'échelle ouverte de Hamilton
Mesurant le retard de publication sur un journal quotidien

Où sont contenues diverses considérations sur le temps qui,
dans sa course effresnée, dévore le cœur des hommes, avale
leurs espoirs journaliers les plus fous et réduit à néant
leur volonté d'estre dans le vent 


Imaginons que tout aille bien : que je sois complètement à jour en ce qui concerne la description de mes journées et que, par conséquent, je me repose sur mes lauriers, autrement dit que j'arrête d'écrire pendant... disons deux jours seulement. Quand, à nouveau, la « nécessité » d'écrire pointe le bout de son nez, la situation confortable d'il y a deux jours s'est déjà transformée en retard. Un retard certes facile à rattraper, mais un retard quand même. Imaginons maintenant que, pour une raison ou pour une autre, je ne rédige rien ce jour-là non plus : le retard de deux jours se transformera alors en un retard plus conséquent, un retard de trois jours !

C'est souvent à ce moment-là que tout bascule et que je perds espoir : il faut que je récupère tout ce temps perdu, ce qui va me demander une certaine discipline. Si j'écris un article, je reste dans le statu quo le plus complet (je n'augmente ni ne diminue le retard) ; si je n'écris rien, je me noie (le retard augmente) ; si j'écris plus d'un article par jour, je remonte à la surface (le retard diminue). C'est aussi bête que cela : si j'ai du retard, il suffit de rédiger deux articles par jour pour, à terme, le combler totalement.

Il suffit, oui. Mais ce n'est pas aussi simple que ça car — et ce n'est pas nouveau — l'inertie joue un rôle de premier ordre chez moi : si je suis dans une activité, je continue dans cette activité sans réfléchir ; si je ne suis pas/plus dans cette activité, je n'y pense plus et elle disparaît purement et simplement. Donc, au plus le retard est conséquent, au plus il faut que je lutte contre la disparition. Il faudrait pour bien faire que, ma journée active étant arrivée à son terme, je me mette à écrire ce qui s'est passé durant cette même journée. Une douce chimère, évidemment : seule une vie de moine pourrait être rédigée de cette manière, et encore !

Ce journal n'a pas de sens.

Je me suis amusé à élaborer une échelle mesurant le retard de publication sur un blog quotidien, en prenant pour exemple mon propre journal (je n'ai pas d'autres exemples à portée de la main ; je n'en cherche pas spécialement mais je serais néanmoins ravi qu'on m'en fournisse). Cette réalisation ne me permettra pas de combler un quelconque retard... Seulement de parler de quelque chose et donc de me donner un sursis supplémentaire pour parler d'autre chose demain.

Ce journal n'a pas de sens, vraiment.
(Mais je l'aime quand même.)

mercredi 24 avril 2013

Deux anecdotes ferroviaires

Matin. Sept heures quarante-cinq, dans le train Bruxelles-Liège, le contrôleur vérifie le ticket d'un homme assis à quelques sièges du mien : « Désolé, Monsieur, mais ce train ne s'arrête pas à Leuven !
— Hé ?
— Ce train ne s'arrête pas à Leuven. Vous allez devoir descendre à Liège puis reprendre un autre train.
— Hmmm ?
— Vous parlez français ?
(Haussement d'épaules.)
Spreekt u Nederlands?
(Regard perplexe, yeux ronds comme des billes.)
Do you speak English?
— Engl... Hé ?
Leuven, NO ! tente le contrôleur en faisant de grands gestes de la main. We DON'T stop in Leuven !
— Hmmm ? Leuv... Hé... Ha ?
— Oh, je ne peux rien faire pour vous ! »
Le contrôleur continue son tour. Le navetteur semble alors désemparé : il se lève, se rassied, se relève, marche dans le couloir, regarde par la fenêtre, se rend en tête de voiture pour intercepter le contrôleur, qui lui lâche : « Vous ne parlez ni français, ni néerlandais, ni anglais ! Que voulez-vous que je fasse ? » Lodewijk donne la réponse un peu plus tard, à la pause café du boulot (durant laquelle j'explique rapidement l'histoire) : « Il aurait pu lui faire un dessin ! »

Soir.  Dans le train de retour, le contrôleur considère que mon nouvel abonnement électronique n'est pas valide : « Où allez-vous, Monsieur ?
— Laissez-moi deviner : il est écrit sur votre machine que j'ai un abonnement "Bruxelles-Bruxelles".
— Comment le savez-vous ? me demande-t-il d'un air suspicieux.
— C'est la dixième fois qu'un contrôleur tique... jusqu'au moment où il fait je ne sais quelle manipulation et voit qu'il s'agit en fait d'un abonnement "Réseau".
— Mais pourquoi est-il écrit "Bruxelles-Bruxelles" si c'est un abonnement "Réseau" ?
— Je suppose que c'est un code utilisé par la SNCB pour décrire un abonnement national, parce que, électroniquement, on ne pouvait pas le symboliser autrement ?
— Jamais entendu parler de ça ! »
Il reprend ma carte et la contrôle une seconde fois : « Ha oui, c'est bon ! »
Mais le mystère reste entier.

mardi 23 avril 2013

Épuisement

De l'épuisement : voilà ce que j'ai ressenti à la fin de ce souper chez Fabien en compagnie de Mary, Jerry et Augustin. Un épuisement en rapport avec les diverses discussions, pourtant intéressantes ; plus précisément avec la forme que ces discussions ont prise au bout d'un moment.

La plupart des thèmes abordés lors de cette soirée ont été initiés par Augustin et ont petit à petit pris l'allure de discours culturels à la rhétorique bien huilée. Comme je ne suis pas très cultivé et que je suis incapable d'exprimer oralement ce que ce je pense sans être confus ou bien sans m'énerver, j'ai dû passer au mieux pour un taciturne, au pire pour un idiot.

* * *

Une conversation sur la terrasse de l'appartement de Fabien tourne autour de la pornographie : « Je suis un pornographe ! », déclare Augustin. Puis : « Il faudrait étudier la sociologie du porno ! » Je suis bien d'accord avec lui et je pense que, tant qu'on y est, il faudrait aussi en écrire l'histoire complète et non censurée, de la Préhistoire à nos jours. Augustin, en tant que journaliste, voudrait aussi interviewer des porn addicts, des hommes très dépendants à la pornographie. Tout le monde autour de moi semble considérer qu'un film pornographique ne se regarde pas pendant des heures entières, que tout « se termine assez vite dans un mouchoir » (l'expression est à nouveau d'Augustin). — Je souris mais ne dis rien. Je pense que j'ai bien fait de me taire.

De la pornographie, nous bifurquons vers la circoncision, avec cette terrible question : comment un homme se masturbe-t-il lorsqu'il est circoncis ? Le plaisir est-il le même ? — Dans le cas présent, je suis content de pouvoir éclairer mon entourage en répondant à la deuxième question : « Ayant subi l'opération alors que j'étais déjà un adulte accompli, je peux vous assurer que ça ne change pas grand-chose au niveau du plaisir... Du moins en ce qui me concerne. » Ils prennent un air un peu étonné. Je pense que j'aurais mieux fait de me taire.

Je me demande pourquoi je réagis de cette manière. Somme toute, je ne suis pas du tout contre le fait qu'un artiste ou un écrivain reçoive des subsides... Je me fâche sans raison : « Mais pourquoi faudrait-il absolument qu'il y ait des subsides ? L'art pour l'art, et non l'art pour l'argent !
— Ça, c'est la conception du XIXe siècle ! »
(J'ai une conception du XIXe siècle !)

Sur la philosophie et le savoir : « Il n'existe plus de généralistes : désormais, on ne traite plus de la folie, par exemple, mais d'objets beaucoup plus spécialisés, comme le burnout. » Je ne dis rien, mais je pense : « Quel dommage que les généralistes soient en voie de disparition ! » Des hommes comme de Vinci ou comme Goethe — s'intéressant à l'art comme à la science, à la politique comme à la philosophie, capables de tisser des liens entre des savoirs très différents — manquent cruellement à l'humanité (sont-ils encore seulement possibles ?).

lundi 22 avril 2013

731

Bougies. — Juste avant le 22 avril 2012, j'avais fêté le premier anniversaire de mon journal en publiant coup sur coup un adieu à Wittgenstein et un questionnaire de Proust augmenté dûment rempli. Aujourd'hui, 22 avril 2013, à l'occasion du deuxième anniversaire du même journal, qu'ai-je fait ? Rien. Aujourd'hui, je suis, comme toujours, dépassé par les événements ! J'avais réfléchi à une forme de célébration, mais je ne l'ai pas concrétisée, faute de temps. Faisons donc comme si de rien n'était : de toute façon, les anniversaires sont là pour nous rappeler que nous nous éloignons de plus en plus de l'enfance ; que nous devenons nuls, réactionnaires, rigides, vieux, vides, sans idée, sans vie et sans intérêt. — Si je bois autant à chaque anniversaire, n'est-ce pas pour oublier que je deviens de plus en plus con ? À moins que ce ne soit l'inverse ? (« Tu es certain que tout va bien, Hamil ? »)

Relecture. — Les débuts de mon journal sont faciles à résumer. J'écrivais quelques lignes et je m'en contentais : « Christelle revient de Lyon », « Je suis malade », « Je prends le train », « J'ai croisé le sosie d'Ernest Hemingway dans les toilettes du Metteko », etc. — Puis est venue la période dite « prolixe » durant laquelle je décrivais tout ce que je vivais, jusqu'au bout d'épinard que j'avais réussi, non sans mal, à extraire alors qu'il était implacablement coincé entre ma canine et ma prémolaire, ce jeudi de septembre où, assez curieusement, un merle battait des ailes beaucoup plus lentement que d'habitude au-dessus de ces deux bouleaux se dressant majestueusement dans la grande pelouse située au sud-ouest de la maison familiale. — Aujourd'hui, je suis beaucoup plus concis : j'essaye d'extraire l'essence de ma journée, sans entrer dans ces détails qui n'intéressent personne. Mais il y a un problème : l'essence ne se manifeste pas toujours et, à défaut de carburant performant, je suis obligé d'utiliser de la bagasse. Voilà une confession qui, pour le moins, fera plaisir aux écologistes !

Place réservée. — D'habitude, Wynka ne s'assied pas sur cette chaise-là pendant le repas de midi, parce qu'elle sait que c'est ma chaise depuis presque exactement sept ans. De la même manière, Christiane s'installe toujours à ma droite, en bout de table. Un esprit malveillant a-t-il eu envie, ne fût-ce qu'une seule fois, de déloger Christiane de son bout de table ? Non : l'événement n'a jamais eu lieu. Et quand Rolande mange avec nous, elle est toujours assise en face de moi : je n'ai jamais vu Rolande manger sur un autre siège que celui qui se trouve en face de moi. — Mais aujourd'hui, lorsque j'arrive, en retard, dans la salle de lecture pour le repas de midi, Wynka est installée à ma place ! Je sais qu'elle sait que c'est ma place... « Veux-tu que je change de chaise ? me demande-t-elle gentiment.
— Non, non, ça ira !
— En es-tu sûr ?
— Oui, oui, ça ira ! Sans problème, ha-ha-ha ! »
(Ils arborent tous leur petit sourire, mais je survis sans aucune difficulté.)

Rapport d'activités. — Toute cette énergie dépensée à pondre des rapports expliquant en quoi consiste notre travail, puis à les corriger, à les illustrer et à les mettre en page... Voilà encore une belle mise en abyme : bientôt, nous passerons l'année entière à préparer avec le plus grand soin des rapports d'activités décrivant la rédaction d'autres rapports d'activités. Dans ces rapports-là, nous expliquerons, un peu gênés, que notre seule activité de l'année précédente aura été d'écrire les rapports d'activités de l'année d'avant. La boucle sera alors bouclée, les responsables seront satisfaits et je pourrai enfin me consacrer à plein temps à mon passe-temps favori : mettre en page des rapports d'activités dans lesquels il sera dit que j'ai mis en page, de manière prioritaire, d'anciens rapports d'activités.  Voici l'homme qui, dans sa vie, ne fait qu'écrire sur ce qu'il a déjà écrit.

dimanche 21 avril 2013

Rien

A show about nothing. — La quatrième saison de Seinfeld contient une très belle mise en abyme qui débute avec l'épisode « The Pitch » et continue ensuite selon la formule du comique de répétition : Jerry Seinfeld, le « héros » de la série (qui est déjà une mise en abyme à lui tout seul dans la mesure où il joue son propre personnage) est abordé dans un bar par des cadres de la NBC qui lui donnent l'opportunité de développer son propre show télévisé. Son ami George Costanza s'en mêle et, plus tard, lors d'une discussion avec Jerry au Monk's Café, développe un concept original : proposer un show qui ne raconte rien (a show about nothing), dans lequel les situations et les personnages seraient tirés de la vie de tous les jours. Autrement dit, George est en train de parler de créer une série qui ne raconte rien à l'intérieur d'une série qui elle-même ne raconte rien... Et George de défendre son idée en prenant justement pour exemple leur mésaventure au restaurant chinois, qui a déjà fait l'objet d'un épisode entier de la deuxième saison appelé « The Chinese Restaurant ». — C'est désormais certain : les scénaristes de cette sitcom n'étaient pas des manchots.


A blog about nothing. — Je fais soudain le lien : on pourrait dire de mon journal qu'il est lui aussi un blog « à propos de rien » dont l'auteur ne poursuit aucun objectif particulier, si ce n'est celui d'écrire un article par jour en respectant une certaine contrainte formelle. — Je voudrais, et j'y arrive sans doute parfois, que toutes ces pages ne soient qu'une simple description de ce qui me passe par la tête, de ce que j'observe, vis ou écoute, sans jugement, ni thèse, ni scénario préétabli : avec un concept pareil, mon blog risque paradoxalement de devenir, si ce n'est déjà le cas, un journal à propos de tout.

Question sur l'italique. — Si je termine une phrase par des caractères en italique, le point qui suit doit-il lui aussi être en italique ? Cette question a-t-elle un sens ?  La réponse la plus originale donnera droit à un ticket gratuit pour visiter les locaux bruxellois du journal.

Jardin clos. — Maison du Peuple, en soirée. Je viens à peine de publier l'article consacré à la journée de jeudi dernier (dans lequel je donne l'impression de me plaindre parce que je ne vois plus personne, mais en fait pas du tout, non, non, non, pom, pom, pom, la, la, la) que je reçois un coup de fil d'Andrew. Il revient d'une excursion au parc Pairi Daiza où, en compagnie de Léandra et de Nanash, il a pu resserrer les liens avec ses « frères les animaux ». Fatiguée, Léandra est rentrée tout de suite chez elle et Andrew me rejoint donc seul pour quatre tournées de Chouffe. Peut-être le dernier verre était-il celui de trop ? Il sera obligé de prendre un taxi pour rejoindre ses pénates. Quant à moi, il faudra que je me précipite dans les escaliers de la station de prémétro du Parvis pour attraper l'un des derniers trams de ce début de nuit.

samedi 20 avril 2013

La-la-la

Par contraste. — De retour à mon appartement hier soir, après avoir assisté à des heures entières de débats sur l'art de ne pas accumuler trop de poussière, j'avais atteint un tel niveau de fatigue que la seule idée de pouvoir enfin me reposer m'a rempli d'une joie tranquille. Certains bonheurs se construisent par contraste. Je veux dire par là qu'il aurait été impossible pour moi d'être aussi heureux hier soir sans avoir traversé auparavant une période épuisante. (Me faire couler un bon bain chaud et me dire : « Ceci est un bon bain chaud et rien ni personne ne pourra m'enlever cet instant précis durant lequel j'oublie tout, jusqu'à l'épuisement, et fais exactement ce que je veux, à savoir : prendre un bon bain chaud. »)

Cinéma. — Mary m'avait d'abord proposé un cinéma : après avoir mangé un plat simple, nous serions allés voir en seconde partie de soirée The Place Beyond the Pines, le nouveau film de Derek Cianfrance, avec Ryan Gosling dans le rôle d'un cascadeur reconverti en braqueur qui — c'est le moins qu'on puisse dire — voit sa vie basculer (comme dans Drive, que nous avions vu le 6 novembre 2011). Tout compte fait, ma colocataire n'a pas envie de sortir ce soir. Je lui avoue que son manque d'enthousiasme m'arrange tout aussi bien : le fait de ne pas avoir d'horaire à respecter ni de foule à subir n'est pas pour me déplaire. À la place du grand écran, après le repas, elle me propose de regarder un film sur son ordinateur, Blue Valentine (2010), un drame romantique de... Derek Cianfrance avec... Ryan Gosling, baigné par les instrumentaux rapidement reconnaissables de Grizzly Bear. Une histoire d'amour ordinaire, autrement dit qui commence bien et qui finit mal. On s'y croirait.

L'homme parfait ? — Mary arrive presque à me convaincre que ce type, Ryan Gosling donc, est l'homme parfait, qui réussit tout ce qu'il entreprend : « C'est le gars dont rêvent toutes les femmes ! » Je jette un rapide coup d'œil sur la Toile : « Il est né en 1980, comme moi... En fait, il est même un peu plus jeune ! », « Et il est Canadien ! » — Mary m'apprend également qu'il fait partie, avec un certain Zach Shields, d'un groupe de rock du nom de Dead Man's Bones, dont elle a écouté en boucle l'unique disque, sorti en 2009. Les deux comparses ont convoqué une chorale d'enfants pour les accompagner dans un album dont le thème tourne autour des fantômes et des créatures de la nuit. Oui, pourquoi pas ? Mais pourquoi avoir intégré une chorale d'enfants qui font « La-la-la » de temps en temps ? Pourquoi ne pas avoir remplacé ce groupe de gosses chantant faux par un seul et unique joueur de banjo ?

Paper Ships by Dead Man's Bones on Grooveshark

vendredi 19 avril 2013

Éolienne rouillée

Accumulation d'archivistes. — De neuf heures douze du matin à quatre heures trente-quatre de l'après-midi, j'assiste à une journée internationale francophone des archives à Louvain-la-Neuve. (Oui : ce genre d'événement existe et attire même pas mal de monde, du Québec à la Suisse, en passant par Haïti.) Comme d'habitude, je serre des pinces, je donne des bises, je me présente et je me dis « enchanté », d'un air jovial, en regardant la personne plus ou moins dans les yeux et en essayant de ne pas avoir l'air trop idiot. Je tente même quelquefois de faire de l'humour ! « Et toi, tu travailles où, au fait ? », me demande-t-on à plusieurs reprises. À chaque fois, c'est la même litanie expéditive : « Je-suis-historien-dans-un-centre-d'archives-privées ! », puis : « Une-institution-qui-s'intéresse-à-l'histoire-de-la-gauche ! », et enfin : « Voilà, voilà, c'est tout ! » Soupir contenu, et ces pensées : va-t-il falloir que je fasse de la représentation toute la journée ? Pourquoi m'interroge-t-on sur mon travail ? Sont-ils vraiment intéressés ? Faut-il que je leur pose des questions à mon tour ? — Le thème du jour est la conservation : conservation préventive, conservation curative, restauration, création de métadonnées, externalisation de la numérisation, intervention d'urgence lors d'une catastrophe naturelle ou d'un attentat : tout y passe. J'y apprends entre autres que le nouveau dépôt des Archives de l'État à Mons a été construit sur une nappe phréatique : tout a été prévu pour que le bâtiment soit complètement étanche, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer un déluge ravageant le reste des trésors historiques montois, déjà aux deux tiers détruits durant le bombardement du 14 mai 1940. J'y apprends aussi, un peu plus tard, qu'il faut être intraitable envers les ateliers de restauration : le cuir du registre restitué est légèrement gondolé ? Une seule des pages est mal  restaurée ? Hop, hop, hop ! On ne lésine pas : on renvoie à l'expéditeur, nom de dieu !

Manger la même chose. — Je suis dans une de mes périodes obsessionnelles. Depuis quelques années, ça allait mieux, mais ces derniers mois, ça revient à la charge. Sur le temps de midi, en compagnie de huit autres archivistes, dans une crêperie bretonne proposant des centaines de crêpes salées différentes, voilà donc qu'un confrère en bout de table décide de commander cette crêpe à la tartiflette que j'avais moi aussi en tête depuis un bout de temps ! Qu'à cela ne tienne : comme souvent dans ce genre de cas, lorsque je ne veux pas prendre la même chose qu'une autre personne, j'ai un plan de rechange, ha-ha ! J'ai tout prévu : je commande donc la crêpe à la mozzarella, au salami et aux épinards... Mais voilà maintenant que ce confrère à ma droite (celui qui a fait du théâtre avec Léandra — elle le reconnaîtra sans peine) me lâche : « Ha, très bonne idée, ça, Hamilton ! Je vais prendre la même chose ! » Je ne dis rien pour ne pas passer pour un branque et suis donc obligé de manger une crêpe qui bénéficie de son double à table. — Suis-je le seul à déceler un problème ? Je pense que oui et, plus que tout, la pensée m'inquiète.

Banjo barré. — Cette chanson, « The Cellar Song » de Palace Brothers, alias Will Oldham, alias (plus tard) Bonnie « Prince » Billy, m'a fasciné pendant des années, alors que je n'étais encore qu'un frêle étudiant tentant de se frayer un chemin à travers les corridors de la grande université. — Il s'agit du quatrième morceau du tout premier album d'Oldham, There Is No-One What Will Take Care of You (encore un titre très joyeux !), sorti en 1993, un chef-d'œuvre auquel ont participé trois (trois !) membres de feu le groupe Slint : le guitariste Brian McMahan, le bassiste Todd Brashear (qui y joue un peu de tout) et le génial batteur Britt Walford. — Sans raison, je ressors la chanson du grenier où elle a stagné pendant des années. Elle est tordue. Les paroles sont tordues, et les instruments aussi : un curieux mélange de guitare électrique, de basse et de banjo (yeah !) qui donne constamment une impression de faux. C'est cela qui est fabuleux : la constante impression de faux. Tout y est déphasé, jusqu'au son Lo-fi, jusqu'à la voix éraillée d'Oldham qui se contrefout de sonner juste. — Un peu comme les rotors d'une vieille éolienne rouillée qui bloqueraient à chaque rotation mais qui conserveraient tout de même un certain charme, à cause de la rouille et du blocage, justement.

The Cellar Song by Palace Brothers on Grooveshark

jeudi 18 avril 2013

Dictionnaire du futur

« Hamilton's Diary. — [fr.] Le journal d'Hamilton. — (Quotidien, 2011-2018 ; annuel, 2019-2038). — Blog/journal intime publié quotidiennement puis annuellement par Hamilton L. Evenvel du 22 avril 2011 au 18 octobre 2038. Il est disponible sur l'ancienne Toile numérique de l'Internet 1.0 à travers l'URL www.hamiltonsdiary.com. — Du 22 avril 2011 au 16 octobre 2018, soit pendant sept ans, cinq mois et vingt-quatre jours, la publication d'articles y adopta un format strictement quotidien, suivant la formule devenue aujourd'hui célèbre : "Chaque jour, un article ; chaque article, un jour." — Ce journal peut être artificiellement découpé en plusieurs périodes, de celle dite "fruste" des débuts à celle dite "compulsive paranoïaque" des années 2017-2018 (cf. à ce sujet la somme théorique signée Prosper-Constant Jiménez, Le journal d'Hamilton : la frénésie derrière la banalité, Paris IV, 2043, p. 76-109). De manière générale, et selon les dires d'Evenvel lui-même, ce blog était une démarcation, de par sa volonté de décrire la vie "par morceaux" (ce qui expliquerait, d'après certains critiques, les diverses périodes aphoristiques) et d'éviter à tout prix une adaptation à l'esprit du temps. Il traitait de sujets divers : la philosophie, l'histoire, la politique, la science-fiction, la bande dessinée, la musique, mais aussi, plus simplement, les détails de la vie quotidienne. — Le journal Hamilton's Diary acquit une certaine notoriété après la mort de son auteur (survenue brutalement le 19 octobre 2018), dans la mesure où il continua d'être alimenté jusqu'en 2038, à raison d'un article par an, recevant assez ironiquement de la part de plusieurs médias influents le prix du "meilleur blog post mortem de tous les temps". Il semblerait aujourd'hui qu'aucun nouveau message ne soit à l'ordre du jour (cf. l'article de Léandra Courbet, "Hamilton s'est éteint à jamais", paru le 19 octobre 2039, qui n'a jamais été démenti). »

Les autres. — Je passe la soirée avec Léandra à la Maison du Peuple. Le fait que je la vois beaucoup moins souvent ces derniers temps s'intègre dans une évolution générale de mes relations aux autres qui a débuté avec la « débâcle française » d'il y a plus ou moins deux ans. Viendra bientôt le moment où je ne verrai plus personne, si ce n'est ma fille à peine deux jours par semaine, mes collègues pendant les heures de bureau, quelques amis de temps à autre, et ces gens qui viendront s'asseoir à ma table « parce qu'il n'y a plus de chaises autre part dans le café, vous comprenez ? » — Oh-oh ? Serait-ce du ressentiment ? Serais-je capable d'éprouver une certaine forme de déception ? Resterait-il quelques reliques d'humanité à l'intérieur de ces conduits de robot rouillés et sans âme ?

José González. — Le musicien suédois d'origine argentine José González se décrit comme un athée fortement influencé par le livre du biologiste Richard Dawkins The God Delusion (2006) (Pour en finir avec Dieu en français). Nombre de ses chansons constituent de douces critiques de la croyance religieuse, comme la minimaliste « Abram », sur l'album In Our Nature (2007), dans laquelle González propose très gentiment au vieux patriarche biblique de se rendormir une bonne fois pour toute et d'arrêter d'embêter l'humanité avec ses illusions d'un autre temps. González est également membre d'un groupe du nom de Junip, qui joue sur les mêmes thèmes, avec une musique tout aussi minimaliste (une guitare, une batterie, un peu de synthétiseur...).

mercredi 17 avril 2013

Redéploiement

Bibliophilie. — Quel bonheur, quelle chance, lorsqu'on est bibliophile, que de travailler dans un centre de documentation ! Aujourd'hui matin, dans un de nos dépôts, presque toute l'équipe s'évertue à redistribuer et à redéployer des pans entiers de la bibliothèque. Le travail serait passablement ennuyeux si les objets à déplacer n'étaient des livres, des livres et encore des livres... De vieux livres qui ont chacun une histoire, une configuration et une odeur particulières. — Par le plus grand des hasards, les trois premières tablettes dont je m'occupe sont remplies à ras bord de monographies sur le fabuleux monde de l'imprimerie : trois mètres linéaires de traités de typographie, de recueils de polices de caractères propres à telle ou telle maison d'imprimeurs, d'ouvrages sur les linotypes. (C'est jouissif... jusqu'à un certain point.) Sur la tablette suivante, quelques cahiers d'échantillons de fils et de tissus en provenance de l'industrie textile. Plus loin, dans un tout autre registre, une travée complète consacrée à Karl Marx. Juste à côté, une autre consacrée à Lénine, comprenant notamment les quarante-cinq (!) volumes de son œuvre complète, en français, édités par les Éditions du Progrès. Plus loin encore, des ouvrages sur l'utopie, sur l'anarchisme... — J'ai envie de tout dévaliser mais je me retiens : à quoi bon ? J'ai tellement de retard dans mes lectures qu'augmenter la pile serait presque malsain.

Trahison. — Sur le temps de midi, nous allons manger à la Cucina, une sandwicherie en libre-service dans le centre de Liège, pas loin de la place du Vingt-Août. Dès l'entrée, un homme vient à ma rencontre pour me serrer la main : il s'agit du patron de la Cucina de la gare des Guillemins. Il m'apprend qu'il est propriétaire des deux établissements. Je suis un peu gêné parce que j'ai déserté la Cucina de la gare au profit de l'Espress « Oh » Juice et de son « café de la semaine ». (Oui : moi aussi, je suis capable des pires trahisons !)

Gauche de la gauche. — À chaque fois que j'entends parler de « gauche de la gauche », j'ai envie de ressortir du grenier mon cache-poussière et ma vieille Winchester. Il existerait donc une certaine « gauche mais pas trop », à la gauche de laquelle se trouverait une gauche plus à gauche, une « gauche de la gauche » plus radicale ? « Oh, tu sais, moi, je fais partie de la gauche responsable, et non de cette gauche de la gauche fantaisiste et extrémiste ! » — Puisses-tu t'embourber jusqu'au cou dans ta gauche responsable ! Puisses-tu t'y embourber et t'y noyer !

mardi 16 avril 2013

Âge d'Or

Deux heures de sommeil... — Ce n'est pas assez, et je le sais très bien. Mais que veux-tu ? Que je rentre chez moi à onze heures du soir, après une longue journée de travail, et que je me mette directement au lit, sans prendre un bon bain chaud, sans écouter de la musique, sans me détendre devant une série, sans jouer, sans lire, sans écrire ? — Tu me demandes l'impossible, et tu le sais très bien !

Quel est le lien entre ces trois citations ? — « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. » (Voltaire) ; « Je crains le jour où la technologie dépassera l'homme. Le monde aura alors une génération d'idiots. » (Albert Einstein) ; « Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu'au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis. » (Thomas Jefferson). Réponse : elles n'ont jamais été écrites ou prononcées par les personnalités placées dans les parenthèses ; elles font partie de ces nombreuses phrases apocryphes qui pullulent sur la Toile et, tristement, au-delà. — Il s'agit au mieux d'un manque de renseignement, au pire d'une flagrante malhonnêteté intellectuelle. C'est la raison pour laquelle, face à toute citation inconnue, le réflexe devrait rester inchangé : vérifier, vérifier et vérifier encore que le texte est authentique, autrement dit qu'il n'est ni tronqué, ni augmenté, ni simplement créé de toutes pièces dans le but de convaincre.

Le déclin de la civilisation. — « Durant l'Âge d'Or, nous vivions en harmonie avec notre environnement : nous respirions un air pur, nous batifolions dans l'allégresse de notre enfance par trop naïve. Nous voletions tels de jeunes papillons tout juste sortis de leur chrysalide. Nous avions un faible pour les coins sombres et chauds. Avides de nourriture, nous passions notre existence dans les céréales, que nous croquions avec l'insouciance renouvelée d'êtres qui n'ont connu ni la privation, ni la sécheresse, ni l'épidémie. Puis un dieu féroce est arrivé. Un rédempteur. Notre Rédempteur. Il nous a appris abruptement que toute nonchalance a un prix ; qu'à une période de faste et de bonheur succède toujours une autre, bien plus triste, aride et funeste. Il a d'abord réduit, d'une simple pression de son immense doigt, nos petits corps fragiles en poudre noire sans vie. Ensuite, il a abattu sur nous le Fléau : un air putride et nauséabond annihilant toute conscience et interdisant à nos ailes de battre. (A-t-on jamais vu pareil phénomène ? À quoi nos ailes servent-elles si nous ne pouvons plus les contrôler ?). L'agonie fut longue et douloureuse pour nombre d'entre nous, et aujourd'hui, je suis la dernière survivante d'une antique civilisation luxuriante : un insecte solitaire, caché dans les recoins de ce lieu devenu tout à coup terriblement hostile ; une pyrale qui a vu ses amis et sa famille s'étioler sous les attaques répétées de ce dieu sans cœur ; une mite terrorisée qui n'attend plus rien de la vie, si ce n'est de décliner et de mourir à son tour, en se souvenant de ces jours heureux pas si lointains, de ce blé abondant, de cette "mine de diamants" devenue en quelques semaines le pire des pièges, le pire des cauchemars éveillés. — "Je me souviens" : telles seront mes dernières paroles quand le Rédempteur abattra son doigt vengeur sur mon enveloppe diaphane... "Je me souviens et je ne regrette rien." »

≠. — Je suis installé à ma place habituelle (dans mon fauteuil de bureau, devant la table bancale, à l'orée de ma chambre) ; Mary est elle aussi installée à sa place habituelle (dans son fauteuil rond et confortable, dos à la cuisine, devant la table de la salle à manger). Nous avons tous les deux un endroit habituel. Nous avons accepté une routine, sans vraiment nous en rendre compte.
« Tu connais le groupe "Fauve" ? », me demande-t-elle en fin de soirée.
« Ha oui, c'est pas mal, en effet... », dis-je un quart d'heure plus tard.
« Je remets "Kané" ? » (Encore plus tard.)
« Mets "Nuits Fauves", pour voir... »
« Tu peux remettre encore une fois "Kané" ? »
« J'adore ce moment où la guitare reprend le dessus... »
« Tu peux remettre "Kané" à nouveau ? »
« C'est vraiment une putain de bonne chanson ! »

Kané by FAUVE on Grooveshark

lundi 15 avril 2013

Sans sommeil

Mètres linéaires. — Le début de ma soirée se déroule en compagnie des mètres linéaires, des inventaires d'archives et des taux de fréquentation de la salle de lecture. Comme pour me récompenser de mon assiduité, deux bouteilles de vin et un paquet de chips sont ouverts en fin de séance, un peu avant huit heures du soir. — Vinum et musica laetificant cor : j'ai déjà le vin, la musique attendra bien un peu !

Le Club des Sans-sommeil. — Gare des Guillemins, à neuf heures du soir moins le quart. Tel le capitaine de caraque franchissant le détroit de Magellan, mon marchand de café est toujours fidèle à son poste. Je montre une certaine admiration : « Vous êtes le seul à ouvrir aussi tard !
— Ouaip ! Je ferme en dernier et j'ouvre en premier !
— À quelle heure ouvrez-vous le matin ?
— Cinq heures.
— Heureusement que vous avez un collègue pour vous aider !
— Oui, mais la plupart du temps, je fais tout de même l'ouverture et la fermeture. J'ai besoin de très peu de sommeil. La semaine, je dors entre trois et quatre heures par nuit. »
(Bienvenue, ami cafetier, dans le Club des Sans-sommeil !)

Retour en train.  Knut retourne à Gand et fait par conséquent une partie du trajet en train avec moi. À défaut de café, il s'est acheté une crème glacée. On parle un peu, il lit un peu, puis il s'endort. J'en profite pour sortir mon ordinateur portable et écrire une partie de ma journée de samedi. À Bruxelles-Nord, Knut se réveille, voit l'ordinateur allumé et me demande, avec son léger accent flamand : « Alors, bien travaillé ? » — Croit-il sincèrement que je me suis attelé à la mise au net du procès-verbal de la réunion de ce soir, après plus de dix heures de boulot ?

L'Art de la guerre. — Vraisemblablement écrit à la fin de la période des Printemps et Automnes, soit aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ, sans plus de précision, L'Art de la guerre de Sun Tzu (ou Sun Zi, orthographe choisie pour la version que je tiens entre les mains*) est d'un pragmatisme à toute épreuve : gagner une guerre se fait grâce à une méthode et une stratégie rigoureuses, et non en laissant les astres, la contingence et le hasard décider à la place des hommes. — Le traité est d'une rare concision : les conseils sont courts et incisifs ; ils ne s'embarrassent ni d'exemples, ni de détails, ni de paraphrases, raison pour laquelle des tacticiens d'époques ultérieures (comme Cao Cao, IIe siècle après J.-C., et Li Quan, VIIe-VIIIe siècles, dont les commentaires parsèment la présente édition) ont cru bon d'expliquer ou d'approfondir les remarques du maître, jusqu'à parfois donner l'impression de s'adresser à des imbéciles incapables de lire entre les lignes ou de comprendre la moindre (rare) analogie. — Le traité décrit aussi avec beaucoup d'intelligence et de rigueur l'obligation d'être un fin observateur et, surtout, d'étendre l'observation recueillie à l'aide d'un accès constant à l'information : connaître les plans de l'ennemi, savoir où il se trouve, se renseigner sur son moral, etc. La notion d'information revient constamment dans le texte : ici, il est question de bien comprendre sur quel terrain on se bat ou se déplace ; là, de la meilleure façon de connaître la stratégie ennemie (le passionnant article XIII traite de l'utilisation des espions)... De la lecture de ce traité, ressort l'idée, centrale, qu'un général qui ne s'informe pas est un fou et un idiot auquel il ne faut absolument pas confier une armée. De là à appliquer ce constat à d'autres aspects de la vie contemporaine... (À suivre.)

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* Sun Zi, L'Art de la guerre. — Deux commentaires de Sun Zi par Cao Cao et Li Quan, traduction et présentation de Valérie Niquet, Paris, Economica et Institut de stratégie comparée, 2012.

dimanche 14 avril 2013

Latour-de-Carol

Fin de vacances. — Je reconduis ma fille jusqu'au palier de la maison où habitent Maïté et sa petite famille, dans la banlieue de Namur. C'est à nouveau l'heure des courts adieux dramatiques : « Tu me téléphoneras, hein, Papa ? Tu me téléphoneras ce soir, dis ? » Elle me fait un petit câlin d'au revoir, puis la porte d'entrée se referme déjà. Je ne reverrai plus Gaëlle avant douze jours.

Abonnement. — Gare de Bruxelles-Midi. « Mon ordinateur vient de planter en beauté, constate l'homme de la SNCB derrière son guichet. Je vous propose donc de passer chez mon collègue d'à côté, qui confectionnera directement votre nouvelle carte. » Avant de rabaisser son store, il me donne de plus amples informations : il faudra bientôt être détenteur d'une carte électronique de type « MoBIB » pour voyager sur le réseau ferroviaire belge. « Dans un mois, vous n'aurez plus le choix : en tant qu'abonné, vous devrez passer au nouveau système informatisé... Alors, autant le faire tout de suite ! » Deux guichets plus loin, un jeune gars sympathique m'accueille et s'occupe de mon nouvel abonnement. Il me tend un dépliant : « Voici un mémento qui explique comment fonctionne votre nouvelle carte. Dorénavant... » Il est interrompu par une femme qui s'impatiente derrière moi : « Excusez-moi... Vous en avez encore pour longtemps ?
— C'est un guichet "Abonnements", Madame : ici, ça prend toujours plus de temps qu'aux autres guichets », puis il se tourne à nouveau vers moi : « Dorénavant, disais-je, vous devrez donner cette carte électronique au contrôleur qui en vérifiera la validité à l'aide de sa machine... »
La dame peste avant de s'en aller vers un autre guichet.
« Qu'est-ce qui lui prend, à celle-là ? », lâche le guichetier, tout sourire, « Encore une qui ne sait pas attendre cinq minutes ? Peu importe... Donc, je disais que le contrôleur vérifiera la validité et pourra également vous demander votre carte d'identité... Mais c'est assez rare qu'il la demande, à moins que vous ne croisiez les équipes spéciales...
— Ha ! Vous parlez de la Ticket Control Team ? Il se fait justement que je suis tombé sur ces coupeurs de cheveux en quatre dernièrement.
— Oui, je parle bien d'eux ! Ce sont des malades... Un jour, ils ont voulu me mettre une amende dans un train alors que, comme vous l'avez sans doute remarqué, je travaille à la SNCB. J'avais demandé si je pouvais m'installer en première classe au contrôleur du train, qui avait accepté. C'est quelque chose qui se fait couramment. Puis débarquent ces quatre-là qui me déclarent que je n'ai pas le droit de rester en première, parce que je ne suis pas statutaire, et cetera, et que je risque une amende si je n'obtempère pas dans les plus brefs délais. Un grand moment de surréalisme ! »

(Presque) premier contact avec le printemps. — En terrasse de la Maison du Peuple. Le soleil se couche en douceur derrière l'église Saint-Gilles, l'air du soir est tiède. Je suis seul devant mon ordinateur. Je peaufine l'article de vendredi : je décide de diviser un paragraphe en trois pour le rendre plus lisible et j'en profite pour faire terminer tous les titres et sous-titres du jour par la lettre O. — Mary m'envoie un message : elle boit un verre à la Brasserie de l'Union, à environ cinquante mètres de ma table. Je termine tranquillement ma bière, poste mon article et la rejoins. Elle est attablée en terrasse avec Jerry et un ami que je ne connais pas : Augustin, un journaliste qui a — c'est marrant — des airs de Walter. Augustin me demande ce que je « fais dans la vie ». À chaque fois, c'est la même galère lorsque je dois raconter ma vie, mon travail, etc. Après quelques phrases, je déclare forfait : je travaille dans un institut d'histoire de la gauche, oui, et après ? Blocage. Celui qui veut en savoir plus peut toujours dépouiller le présent journal : il y est question de mon boulot, quelquefois.

La Toile de Doëlle, III.Monsieur le chef de gare... — Ce mois-ci, Doëlle me propose un exercice impossible : elle aimerait avoir mon avis sur Comme à la radio, l'album mythique que Brigitte Fontaine et Areski Belkacem ont composé en 1969-1970 avec l'Art Ensemble of Chicago. — ... Monsieur le chef de gare de Latour-de-Carol... — Doëlle est, dit-elle, obnubilée depuis deux semaines par Brigitte Fontaine. Brigitte est partout : dans chaque bouffée de cigarette, dans chaque rêve, dans chaque bouchée de nourriture, dans chaque boisson ingurgitée. — ... Vous étiez très pâle à sept heures du matin... — Il aurait été plus facile pour moi de rédiger seize paragraphes sur le lièvre-wallaby à lunettes que d'en pondre un seul sur cet album. — ... Vous aviez les paupières froissées... — J'aurais pu écrire, par exemple, que cette ribambelle de musiciens nous entraîne dans « un périple musical expérimental, exploratoire et révolutionnaire ; une redéfinition des paramètres musicaux qui, aujourd'hui encore, se dresse tel un somptueux phare rayonnant dans l'obscure abysse de cette musique à la lisière de l'inconnu », mais ça a déjà été plus ou moins écrit. Alors, à quoi bon se répéter, même si c'est vrai mais qu'on s'en fout un peu ? — ... Et ça n'avait d'importance pour personne au monde... — Reste cette chanson que je n'avais, dans mon absence crasse de culture, jamais entendue, si ce n'est peut-être noyée dans un brouhaha de discussions alcoolisées et vespérales chez Flippo ou Zapata : cette lettre au chef d'une gare des Pyrénées-Orientales qui a eu la gentillesse de récupérer un gilet de soie rouge. Pas la peine de chercher plus loin : cette chanson est un bel hommage aux anonymes ! — ... Ce qui est une chose horrible et normale. —

Lettre A Monsieur Le Chef De Gare De La Tour Carol by Brigitte Fontaine & Art Ensamble of Chicago on Grooveshark

samedi 13 avril 2013

George

Déchaînement annonciateur. — Les éclairs violents, le tonnerre très rapproché et les grêlons qui claquaient aux fenêtres de la maison familiale hier soir jouaient une mélodie particulière que j'attendais depuis neuf mois : un prélude au printemps.

Punching ball. — Début d'après-midi, dans une fête foraine avec Gaëlle et ma mère. Pendant que ma fille s'amuse seule sur la piste d'auto-scooters* pour enfants, j'observe les petits groupes de jeunes qui se succèdent autour d'un punching ball de foire situé un peu plus loin, droit devant moi. La même configuration se répète un certain nombre de fois : il y a toujours le grand baraqué sûr de lui qui joue son rôle de mâle dominant, accompagné de deux ou trois suiveurs qui font semblant d'être des durs, mais qui n'en mènent pas large. Le premier ouvre la voie : il fait sa fête au punching ball. Ensuite, chacun des autres imite le mouvement du maître avec plus ou moins de succès. S'il réussit le test, il a droit à un silence d'approbation ; s'il le rate, il a droit aux quolibets. — Des souvenirs de cour de récréation remontent à la surface : oui, j'ai eu quelques bons amis du genre « castars** au cœur tendre » qui assuraient ma défense (à l'école primaire, c'était même une véritable garde personnelle que j'affublais de grades militaires), mais j'ai tout de même toujours été complètement étranger, voire ennemi, de ces groupes « au punching ball », pour le meilleur et pour le pire. Maintenant que je suis adulte, ces écervelés aux gros muscles ne me remarquent plus ; ils me foutent une paix royale. Et je peux même me permettre de les observer à la manière d'un éthologue (une toute petite revanche sur le temps).

Délabrement. — Les bulldozers, les carrousels et les auto-scooters ont beaucoup de succès. Les autres attractions sont désertées et font pitié. Gaëlle veut absolument essayer l'aventure des pirates et le palais des glaces. De toute ma vie, je n'ai jamais vu des attractions aussi minables et délabrées : le parcours de pirates est simplement et tristement constitué de quelques échelles en métal et de deux types de pièges ridicules ; quant au palais des glaces, il est tellement mal entretenu que certains miroirs ne jouent plus leur rôle de cloison. — Il semblerait que ce n'est pas encore aujourd'hui que je me réconcilierai avec le monde de la fête foraine.

George. — Aux alentours de minuit. George Costanza est dans sa voiture à l'arrêt en compagnie d'une dame, Carol, qui s'apprête à rejoindre son appartement. Le rendez-vous s'est bien déroulé : George a l'air détendu, il fait de l'humour pas trop mauvais... Puis vient le moment où tout bascule. « Tu montes prendre un café ? » lui demande-t-elle. Réponse : « Non, merci. Le café m'empêche de dormir. » La dame partie, George, resté dans sa voiture, recouvre ses esprits et se met à pester. On l'entend presque penser tout haut : « Mais pourquoi est-ce que j'ai répondu un truc pareil ? ». Plus tard, chez Jerry Seinfeld, George est toujours en train d'y réfléchir en maugréant : « Elle m'invite chez elle, à minuit, pour prendre un café, et je refuse : "Non, merci... Je ne veux pas de café... Ça m'empêche de dormir... Il est trop tard...", voilà ce que je lui ai dit ! Des idiots comme moi ne mériteraient pas de vivre. » — Ce George, qui est incapable de comprendre ce que signifie « prendre un café à minuit » et qui découvre, mais trop tard, que le café en question était plus que vraisemblablement un simple prétexte pour une invitation d'ordre sexuel, ce George, donc, est une très belle métaphore de ma propre vie sexuelle pour le moins inexistante, cette vie qui consiste à s'exclamer, deux jours après les faits : « En fait, tout s'explique : elle me draguait ! »

« She invited me up! Coffee's not coffee: coffee is sex! »

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* « Auto-scooters » : auto-tamponneuses en belge.
** « Castar » : encore un belgicisme qui signifie costaud.

vendredi 12 avril 2013

Cosmo

Revolutio. — À chaque fois que je découvre un jeu vidéo de plates-formes original, je pense que ce sera le dernier : le genre est tellement ancien ! Comment peut-on encore faire la révolution à l'intérieur d'un monde en apparence aussi rouillé que celui des jeux de plates-formes ? La réponse est contenue dans la question : c'est parce que le monde est vieux que la révolution y est possible. 

A Mundo Condito. — Avec Another World, sorti dans sa version finale en 1992, Éric Chahi n'avait-il pas déjà atteint un indépassable plafond d'intelligence et de graphismes ? Il a mis la barre très haut, certes, mais, plutôt que de plafond, cette barre a servi de plancher pour vingt ans de jeux de plates-formes riches en rebondissements et en dépassements ! Une vingtaine d'années après Another World, les jeux en deux dimensions appartenant à la vieille école n'ont rien perdu de leur superbe. Pour s'en convaincre, il suffit par exemple de jouer à Braid (2009), chef-d'œuvre poétique signé Jonathan Blow, intégrant une troisième dimension (le temps) à la traditionnelle 2D. (De ma découverte de Braid en juillet 2011, curieusement, ce journal ne garde qu'une simple et laconique mention.)

Limbo. — Aujourd'hui, je joue à Limbo. Une pure merveille. Aucune parole, aucun texte : dès le départ, on est plongé dans cet univers expressionniste en noir et blanc rappelant les films de Murnau ou de Fritz Lang. On dirige un pauvre petit garçon (une ombre noire tachetée de deux points blancs en guise d'yeux) qui se réveille au milieu des arbres et se met à courir.  Mais pourquoi diable court-il ? — Il traverse une forêt, une ville abandonnée et une usine. Un environnement très hostile : à chaque pas, il risque de se faire décapiter par des pièges dentés, perforer par la patte d'une araignée géante, électrocuter, déchiqueter par des scies circulaires, écrabouiller par des engrenages, etc. La fin est mystérieuse, mais le titre (Limbo pour « Limbes ») permet de se faire une idée. (À suivre.)

La mort ne se montre pas dans cet extrait,
bien qu'elle ne soit jamais bien loin.
Pour les intrépides sadiques : une compilation.

Cosmo. — Dans la sitcom Seinfeld, que je découvre avec plus de vingt ans de retard (mais où étais-je donc dans les années 1990 ? Dans une caverne de Morlocks ?), le personnage de Cosmo Kramer est librement inspiré de l'humoriste américain Kenny Kramer. Jusque là, rien de drôle, me dira-t-on. Mais Cosmo partage également de nombreux points communs avec mon ami Vinge, et quand on remarque cela, c'est tout de suite beaucoup plus poilant, du moins pour qui connaît Vinge. — Cette façon de débarquer sans prévenir chez son ami et voisin (voir la courte vidéo ci-dessous) ; les cheveux hirsutes et les yeux grand ouverts ; les plans foireux qu'il échafaude à tout bout de champ... pour tout aussi vite les abandonner ; les tirades absurdes ; les grognements et les mimiques pour exprimer chacune de ses humeurs ; les lubies changeantes (manger les meilleurs melons de la ville, élever des oiseaux...), etc. C'est Vinge !

Cosmo Kramer fait son entrée à la sixième seconde.
J'ai beau regarder cette scène en boucle depuis dix minutes,
elle n'a toujours rien perdu de son potentiel comique.
(Ouverture éclair de la porte, glissade, et... retour au naturel.)