Accumulation d'archivistes. — De neuf heures douze du matin à quatre heures trente-quatre de l'après-midi, j'assiste à une journée internationale francophone des archives à Louvain-la-Neuve. (Oui : ce genre d'événement existe et attire même pas mal de monde, du Québec à la Suisse, en passant par Haïti.) Comme d'habitude, je serre des pinces, je donne des bises, je me présente et je me dis « enchanté », d'un air jovial, en regardant la personne plus ou moins dans les yeux et en essayant de ne pas avoir l'air trop idiot. Je tente même quelquefois de faire de l'humour ! « Et toi, tu travailles où, au fait ? », me demande-t-on à plusieurs reprises. À chaque fois, c'est la même litanie expéditive : « Je-suis-historien-dans-un-centre-d'archives-privées ! », puis : « Une-institution-qui-s'intéresse-à-l'histoire-de-la-gauche ! », et enfin : « Voilà, voilà, c'est tout ! » Soupir contenu, et ces pensées : va-t-il falloir que je fasse de la représentation toute la journée ? Pourquoi m'interroge-t-on sur mon travail ? Sont-ils vraiment intéressés ? Faut-il que je leur pose des questions à mon tour ? — Le thème du jour est la conservation : conservation préventive, conservation curative, restauration, création de métadonnées, externalisation de la numérisation, intervention d'urgence lors d'une catastrophe naturelle ou d'un attentat : tout y passe. J'y apprends entre autres que le nouveau dépôt des Archives de l'État à Mons a été construit sur une nappe phréatique : tout a été prévu pour que le bâtiment soit complètement étanche, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer un déluge ravageant le reste des trésors historiques montois, déjà aux deux tiers détruits durant le bombardement du 14 mai 1940. J'y apprends aussi, un peu plus tard, qu'il faut être intraitable envers les ateliers de restauration : le cuir du registre restitué est légèrement gondolé ? Une seule des pages est mal restaurée ? Hop, hop, hop ! On ne lésine pas : on renvoie à l'expéditeur, nom de dieu !
Manger la même chose. — Je suis dans une de mes périodes obsessionnelles. Depuis quelques années, ça allait mieux, mais ces derniers mois, ça revient à la charge. Sur le temps de midi, en compagnie de huit autres archivistes, dans une crêperie bretonne proposant des centaines de crêpes salées différentes, voilà donc qu'un confrère en bout de table décide de commander cette crêpe à la tartiflette que j'avais moi aussi en tête depuis un bout de temps ! Qu'à cela ne tienne : comme souvent dans ce genre de cas, lorsque je ne veux pas prendre la même chose qu'une autre personne, j'ai un plan de rechange, ha-ha ! J'ai tout prévu : je commande donc la crêpe à la mozzarella, au salami et aux épinards... Mais voilà maintenant que ce confrère à ma droite (celui qui a fait du théâtre avec Léandra — elle le reconnaîtra sans peine) me lâche : « Ha, très bonne idée, ça, Hamilton ! Je vais prendre la même chose ! » Je ne dis rien pour ne pas passer pour un branque et suis donc obligé de manger une crêpe qui bénéficie de son double à table. — Suis-je le seul à déceler un problème ? Je pense que oui et, plus que tout, la pensée m'inquiète.
Banjo barré. — Cette chanson, « The Cellar Song » de Palace Brothers, alias Will Oldham, alias (plus tard) Bonnie « Prince » Billy, m'a fasciné pendant des années, alors que je n'étais encore qu'un frêle étudiant tentant de se frayer un chemin à travers les corridors de la grande université. — Il s'agit du quatrième morceau du tout premier album d'Oldham, There Is No-One What Will Take Care of You (encore un titre très joyeux !), sorti en 1993, un chef-d'œuvre auquel ont participé trois (trois !) membres de feu le groupe Slint : le guitariste Brian McMahan, le bassiste Todd Brashear (qui y joue un peu de tout) et le génial batteur Britt Walford. — Sans raison, je ressors la chanson du grenier où elle a stagné pendant des années. Elle est tordue. Les paroles sont tordues, et les instruments aussi : un curieux mélange de guitare électrique, de basse et de banjo (yeah !) qui donne constamment une impression de faux. C'est cela qui est fabuleux : la constante impression de faux. Tout y est déphasé, jusqu'au son Lo-fi, jusqu'à la voix éraillée d'Oldham qui se contrefout de sonner juste. — Un peu comme les rotors d'une vieille éolienne rouillée qui bloqueraient à chaque rotation mais qui conserveraient tout de même un certain charme, à cause de la rouille et du blocage, justement.
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