mercredi 31 octobre 2012

Archéologie

Après quelque dix ans de pas grand-chose, voilà donc cet étonnant état d'esprit dans lequel je me trouve aujourd'hui plongé : entre remise en question radicale et recherche d'autres mondes. Il m'aura fallu traverser deux océans — le couple et la solitude accompagnée — pour extirper ce vieil Hamilton de son long séjour en profondeur, piégé sous les multiples strates d'une inavouable débâcle.

Il est des voyages qui ne demandent aucun déplacement. Ce sont ceux que j'organise dans le petit jardin privé de mes pensées. Changer la configuration de ce parterre très particulier — remodeler entièrement son paysage — est la plus difficile et la plus dangereuse des tâches. (Si j'enlève l'une des plantes ornementales qui s'y trouvent, mieux vaut ne pas la remplacer par une mauvaise herbe camouflée en rose.)

Je dois mener simultanément plusieurs combats singuliers : contre l'idéalisme (au sens philosophique) qui risque de me percuter si je baisse la garde ; contre un certain pessimisme romantique qui me rend flou et passif ; contre ma propension à jouer constamment un rôle, à dire ce que je ne pense pas dans le simple but de passer pour « normal ».

Dans ce journal, j'arrive parfois à être parfaitement naturel et à laisser libre cours à mes réflexions, sans aucune entrave. Or, j'apparais rarement de cette manière en public. C'est en ce sens que je déclare jouer un rôle. — Curieusement, Lionel est moins réel qu'Hamilton. Et pourtant, dans la vie de tous les jours, seuls les amis très proches pourront repérer le second à l'intérieur du premier.

Lire Schopenhauer, le digérer et le transformer. — Lire Nietzsche ?

Lire rend-il plus intelligent ? Tout dépend, je suppose, des ouvrages que l'on daigne ouvrir. Car il est aussi des lectures — et c'est là une certitude — qui rendent plus bête.

Le fait de se croire plus intelligent qu'on ne l'est réellement permet quand même d'accomplir, dans une certaine mesure, quelques merveilles. Mais le petit miracle s'arrête dès qu'on ajoute à cette croyance le moindre soupçon de vantardise. — Alors, aux yeux du monde, on ne passe plus que pour un clown pédant ; le dindon de la farce en quelque sorte.

Là où le contentement s'installe, débute la médiocrité.

Une dernière note dissonante. — Toute la subtilité de l'avant-dernier album de Grizzly Bear (Veckatimest, 2009) est contenue dans la chanson « Ready, Able ». En moins de cinq minutes, cette dernière révèle les trésors d'inventivité dont sont capables les quatre musiciens new-yorkais. — Est-ce un steelpan que l'on entend au loin derrière chœurs, orgues et batterie au cours de la grande envolée céleste de la deuxième minute ?

mardi 30 octobre 2012

Moineau

Extraits de vie & petites réflexions autour d'A.S. — Tôt ce matin, Fríðr, la navetteuse Bruxelles-Liège qui habite pas loin de chez moi, me rejoint sur le quai de la station de prémétro Albert. Pendant son approche, je tente avec beaucoup de difficulté de ranger le premier tome du Monde de Schopenhauer dans la poche trop étroite de mon manteau.
« C'est un gros livre, constate-t-elle quelques instants plus tard.
— Oui. Et encore, c'est le plus petit des deux tomes.
— Et c'est bien ?
(Que répondre ?)
— C'est de la philosophie allemande. »
Je m'attends à l'autre horrible question — « Et ça parle de quoi ? » — à laquelle je serais bien incapable de donner une réponse satisfaisante. Cependant, le questionnement tant redouté n'arrive jamais, fort heureusement.

Dans le tram, en sa compagnie, piégé par ce que je viens à l'instant de lire (sur l'injustice et le droit ; l'anarchie et la tyrannie ; les justices temporelle et « éternelle »), je suis dans l'impossibilité d'entamer la moindre discussion. Un silence pesant s'installe.
(Souvenir d'un dialogue de la série BD Gus, qui doit plus ou moins ressembler à ceci :
« Il faut se dégêner...
— Pardon ?
— Se dégêner... Enlever la gêne. »)
Vite, vite, dénicher n'importe quel sujet de conversation ! Je finis par trouver, péniblement, une question bateau : « Tu travailles ce vendredi ? » « Non », et elle se remet à parler de je ne sais quoi... Ouf !

Ce genre de situation embarrassante n'arrive qu'avec certaines femmes. Je n'en connais pas la raison (aucun rapport avec une tension amoureuse ou sexuelle, néanmoins). Je me retiens d'énoncer ce que j'ai en tête et je passe au mieux pour un idiot, au pire pour un névrosé (à moins que ce ne soit l'inverse ?). Pourquoi suis-je si mal à l'aise ? Pareil blocage ne pourrait arriver en compagnie de Léandra, par exemple.

Pour lire le Monde comme volonté et représentation, j'ai fini par prendre Schopenhauer au pied de la lettre (cf. sa première préface). Tout étant dans tout (un chapitre éclairant l'ensemble et l'ensemble éclairant un chapitre), j'ai décidé d'abandonner toute lecture linéaire au profit d'une lecture organique et modulaire : à l'instar d'un moineau picorant au hasard les graines qui se trouvent autour de lui, je dévore telle ou telle partie de l'œuvre au gré des humeurs et force est de constater que la lecture est beaucoup plus enrichissante de cette manière !

Terminer au moins deux fois un bon jeu vidéo pour en comprendre toutes les subtilités ; voir la magnifique fin de Monkey Island 2 et s'empresser d'y rejouer car la vision de l'univers au sein duquel Guybrush Threepwood évolue s'est complètement métamorphosée entretemps... — C'est également ce que je devrai faire avec le Monde de Schopenhauer : le lire deux fois pour l'appréhender totalement. (Vaste projet, qui ne nécessite rien d'autre que de la patience et de la discipline.)

Cet ouvrage qui peut se lire dans tous les sens est, pour cette raison même, d'une très grande modernité. Pas de démonstration pédante ou académique à lire de A à Z, mais beaucoup d'intuitions, d'observations directes et d'analogies se renvoyant les unes aux autres. C'est un texte qui se prêterait curieusement assez bien à un format Web éclaté.

Repas chez Amy & Zapata. — Le soir, je suis invité chez Amy et Zapata pour une souper « fondue et flan au caramel ». Sont aussi invités Yama et Flippo. Enfin, est également présent ce nouveau chat qui n'obéit pas et qui, par conséquent, me tape déjà sur le système... Un animal doit marcher droit, sinon je le lance. — Je ferais moins le malin s'il s'agissait d'un lion !

Toutes les heures environ, ils descendent pour fumer une cigarette, un joint ou les deux. Je les suis dehors sans rien toucher. Haute dans le ciel, derrière quelques nuages, la Lune, accompagnée de Jupiter, illumine la petite cour cernée de murs. Il est notamment question d'un épisode particulièrement émouvant de La Petite Maison dans la prairie (!) et de la différence entre les mots « raisonnable » et « responsable ».

La phrase comique de la soirée (Flippo) : « Moi aussi, dans un sens, je suis bisexuel, car je ne couche ni avec des femmes, ni avec des hommes. »

Une vérité (Yama) : ce n'est pas tant mon médecin ou ma propre volonté qui m'ont donné le courage de freiner ma consommation d'alcool, c'est avant tout cette bonne vieille souffrance !

Ils lisent tous mon blog régulièrement, sauf Zapata. Le « Comment ça va, Hamilton ? » est devenu superflu et ce n'est certainement pas moi qui vais m'en plaindre !

lundi 29 octobre 2012

Dépendance

Présent. — La lutte contre une addiction, quelle qu'elle soit, doit absolument se faire au présent. Ni au futur, ni au conditionnel : maintenant, maintenant, MAINTENANT ! Une bataille où s'insinue le doute est perdue d'avance ; un combat reporté au lendemain est déjà un échec. — « Demain, j'arrêterai » ? Non : aujourd'hui, je prends cette putain de bouteille, cette putain de drogue, cette putain de relation bancale et je l'évacue, sans envoyer le moindre ultimatum. — « J'arrêterais si j'allais mieux » ? Non : si j'arrête, je vais mieux !

De manière plus générale, tout changement radical de comportement ne peut se faire qu'au présent. Dire « Demain, je le lui expliquerai ! », « Demain, je le ferai ! » ou « Demain, je changerai ! » ne mène strictement nulle part, si ce n'est dans le monde déplaisant — mais l'est-il tant que ça ? — de la torture que je m'inflige à moi-même.

Vouloir changer les autres est vain ; c'est moi qui dois changer.

Hybride.  — À force de corrections et d'ajouts (tant intérieurs qu'extérieurs à ma personne), par souci d'exactitude et d'exhaustivité, le long article qui se trouve sur ma table de travail depuis des mois (et que je peux enfin considérer comme entièrement terminé) n'apparaît plus du tout sous l'aspect que j'aurais voulu lui donner à l'origine. Il ne porte presque plus ma marque. Les grandes lignes, les mouvements d'ensemble, les traits généraux sont noyés dans le particulier (chiffres, pourcentages, événements ponctuels...) et ledit texte ressemble désormais à l'un de ces monstres fantastiques recomposés à partir de morceaux de cadavres d'animaux d'espèces différentes... ou bien encore à cette « homéopute » difforme que John Difool commande en appuyant au hasard sur les boutons du bordel automatisé, dans le monde de l'Incal*...

Je me dois d'apporter cette précision : de par tous ces ajouts, l'article est désormais mieux écrit et beaucoup plus complet que tout ce que j'aurais pu rédiger de mes propres mains, pauvre « généraliste » que je suis. Mais ce n'est plus mon texte. — MON texte, MON article, MA marque... Comme si ce que j'écrivais m'appartenait, était ma propre création ! Comme si j'y pouvais quelque chose ! (Orgueil mal placé que de penser cela !)
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* « Suicide Allée », tome 6 de la série BD Avant l'Incal de Jodorowsky et Janjetov, 1995, p. 41.

dimanche 28 octobre 2012

« Et aujourd'hui, c'est moi le grand-père ! »

« Papa ! C'est le plus beau week-end de toute ma vie ! »
(L'effet Nintendo, sans nul doute.)

« Je veux rester avec papa ! Je ne veux pas revenir chez toi !
— Sympa... »

« Hamiiiiiil ? Y a une copine qui a trouvé dans la rue un petit chaton noir avec des pattes blanches ! On pourrait l'appeler Wittgenstein ? »
— Oui... Ou on pourrait l'appeler Socrate et directement l'empoisonner avec de la ciguë ? »

« C'est Gaëlle qui me l'a appris ce matin : Vivaldi est mort !
— Quoi ?
— Vivaldi... L'ancien chien de Maïté...
— Ha ! Ouf ! Je croyais que tu parlais du compositeur ! Or, il se fait que j'attends avec impatience son prochain concert ! »

« "Les trappistes parlent aux trappistes"... Ha-ha, très bon ! Je la note pour mon journal, celle-là ! »
(Par contre, je ne me souviens plus du tout de la conversation qui a donné naissance à cette phrase...)

« Si tu devais être dans une publicité, je te verrais bien jouer le grand-père des bonbons "Werther's Original"...
— Tout à fait ! Je pensais exactement à la même chose, d'ailleurs... Mais il faudrait que je vieillisse un peu pour entrer dans le rôle ! »

« Sur Wikipédia, à ce propos, il est écrit : "Une explication courante relate que les cavaliers du Moyen Âge circulaient sur la gauche des chemins, afin de pouvoir plus facilement tirer leur épée avec leur main droite en cas d'attaque." Mais juste après : "Cette théorie ne semble pas avoir de fondement historique"... »
(Nous voilà bien avancés !)

« Hamil ? Ce que je viens de te raconter, là, rassure-moi... Tu ne le mets pas dans ton blog, hein ?
— Bien sûr que non ! J'ai une éthique, faut pas croire ! »

samedi 27 octobre 2012

Question de méthode

Le soir, à mon appartement, c'est l'anniversaire de ma fille, en très petit comité... Fred Jr est stressé à l'idée de ne pas pouvoir gérer ses deux gamines Mado et Anouchka ; Léandra est triste et malade ; Andrew semble fatigué ; Vinge a l'air curieusement calme ; Gaëlle est contente. Quant à moi, malgré une certaine fatigue liée à ce qui ressemble fort à une hausse de tension, eh bien, ma foi, ça va !

Excepté deux verres de vin rouge durant le repas, je cartonne à la bière sans alcool et au café. En début de soirée, je montre mon verre de bière à Léandra : « C'est de la bière sans alcool ! » Je suis obligé de me justifier auprès de mon amie, comme un petit enfant... T'as vu, Léandra ? Je tiens ma promesse, je ne bois quasiment pas ! C'est bien, hein ? C'est bien ? — À noter que je fais exactement la même chose dans mon journal.

Gaëlle reçoit son cadeau, accompagné de deux jeux vidéo : Mario Kart 7 et The Legend of Zelda: Ocarina of Time.
« C'est quoi, c'est un GSM ?
— Mais non, regarde bien...
— C'est une console de jeu ?
— Oui. C'est une Nintendo 3DS...
— Ha. »
De prime abord, elle ne semble pas très enthousiaste... Ce qui ne l'empêchera pas, par la suite, de jouer jusqu'à épuisement complet de la batterie.

Dans mes bras, la petite Mado est totalement obnubilée par le petit levier d'éclairage de la hotte aspirante de ma cuisine... Vers la gauche : lampe éteinte ; vers la droite : lampe allumée ; vers la gauche : lampe éteinte ; vers la droite : lampe allumée. C'est incroyable comme cette simple manœuvre peut concentrer toute son énergie et toute son attention pendant de très nombreuses minutes !

« Faudrait que je te passe un livre qui s'appelle La méthode Schopenhauer, me dit Andrew.
— Ha ?
— Je l'ai acheté sans savoir de quoi ça parlait, parce que je trouvais le titre joli.
— En effet, ça intrigue. C'est sur Schopenhauer ?
— En partie. C'est l'histoire d'un gars qui entame une psychothérapie en lisant de la philosophie...
— Ha-ha ! C'est de circonstance ! »
(Andrew a le chic pour trouver des livres susceptibles de m'intéresser.)
La méthode Schopenhauer d'Irvin D. Yalom (2005) : l'histoire d'un psychiatre qui apprend qu'il est atteint d'un cancer incurable. Il décide alors de recontacter son plus grand échec : un ancien patient qu'il n'avait jamais réussi à guérir de sa sévère addiction au sexe. Or, entretemps, il s'avère que ce patient a résolu son problème tout seul, grâce à la lecture quasi-compulsive de... Schopenhauer !

« Alors, tu vas voir de temps en temps les statistiques de ton blog ? me demande Léandra.
— Euh... Pas vraiment.
— Tu ne sais pas où tu en es, niveau fréquentation ?
— Non... Enfin, je sais via le panneau d'administration que ça fluctue plus ou moins entre trente et cinquante pages vues par jour, mais c'est difficile de savoir exactement à quoi ça correspond en matière de lecture réelle.
— Ça va... C'est pas si mal... »
Et pourtant, inconsciemment, je fais tout pour décourager et énerver mes lecteurs ! (Élitisme, phrases bateau, philosophie de comptoir, événements personnels sans aucun intérêt...)

vendredi 26 octobre 2012

Déesse de jeu

[J+2]. — Les retards d'écriture de ces derniers jours sont à mettre sur le compte de ma fille Gaëlle et de mon amie Léandra Courbet qui, en compagnie de son tristement célèbre acolyte Andrew B., a décidé de détourner du droit chemin l'honnête et probe Hamilton en débarquant à la Maison du Peuple à une heure indue, l'invitant même à venir manger des rillettes de porc chez elle. Pour toute réclamation, prière donc de vous adresser directement à ladite L.C. (leandra.courbet@gmail.com). — Un petit message, s'il n'est pas insultant, lui fera d'ailleurs plaisir, voire même le plus grand bien !

Rêve n°1.Gaëlle et moi remontons l'escalier d'une bouche de métro. Ma fille sort du tunnel la première et je la perds de vue un instant. Lorsque, à mon tour, j'arrive au niveau de la rue, Gaëlle n'est toujours pas visible. Je me trouve au milieu d'une place noire de monde, curieux mélange entre l'arrêt « Louise » à Bruxelles et un quartier de Wadesdah (la ville arabe imaginaire dans Les Aventures de Tintin). À mes pieds, sous une petite table, son cartable et son manteau, mais pas de Gaëlle ! Je panique et je crie son prénom de plus en plus fort... Sans résultat. Personne ne fait attention à moi. Je me réveille en sursaut : je suis dans mon lit. Tout va bien. Gaëlle dort dans la chambre d'à côté. Bordel, quel cauchemar idiot !

Rêve n°2.Dans ce rêve-ci, il est question d'une femme corpulente (un peu dans le genre de Carole Fredericks) qui veut me prouver qu'il n'y a rien de mieux, en matière de plaisir, qu'un baiser posé délicatement sur la lèvre inférieure. Elle rapproche son visage du mien et embrasse cet endroit précis. Après l'expérience, je lui déclare, dubitatif : « Pour que ce que tu dis soit vrai, il faudrait que mes lèvres soient beaucoup moins sèches ! » C'est tout ce dont je me souviens.

Cadeau. — Dans les couloirs de la Fnac en fin d'après-midi, Gaëlle veut absolument savoir quel cadeau nous allons lui offrir demain à sa soirée d'anniversaire. À chaque fois qu'elle croise un objet qui lui plaît, elle me demande : « C'est ça, Papa ? C'est un robot qui se transforme ? », « C'est ça, Papa ? C'est une boîte Hello Kitty ? »... À chaque fois, je lui réponds : « Oui, c'est ça !
— Ha chouette ! Super ! C'est vrai ? C'est vraiment ça ?
— Non. » 
Dans le tram de retour : « Papa ? Moi, ce que je voudrais vraiment comme cadeau, c'est une "déesse de jeu".
— Une quoi ?
— Une déesse de jeu, avec Super Mario.
— Haaaa, une Nintendo DS ! »
Coup de pot : c'est ce qu'elle va recevoir.

jeudi 25 octobre 2012

Je suis un habitué !

HAMILTON ! Il faut écrire : « J'ai été en demander un » avec « er », et non « demandé » avec « é », bordel de merde ! — Voilà, voilà, c'est corrigé, pas la peine de s'énerver !

De ces deux calamités, je ne sais quelle est la pire : que je ne puisse m'empêcher de relire constamment ce que j'ai écrit ou que j'y trouve encore d'énormes fautes.

Quel dommage que je ne puisse rencontrer tous ces gens, si ce n'est à travers les livres ! (Lorsque j'étais adolescent, la seule pensée que Frank Herbert était mort me rendait extrêmement triste.)

Sur Wikipédia, la photo de leur pierre tombale me nargue ! —  Leur mort est un affront ; ce qu'ils ont laissé une consolation.

C'est pourtant vrai que nous sommes le plus souvent voués à l'oubli le plus total si nous participons à l'œuvre de notre temps !

On ne devrait tirer aucune fierté d'avoir fait l'université mais au contraire en être profondément désolé : « Oui, j'ai pensé à un moment de ma vie qu'il serait intéressant d'étudier (?) pendant six ans dans les bas étages de cette tour d'ivoire... Mais je suis tout de même un mec bien, faut pas croire ! »

L'intérêt des études en histoire médiévale résidait principalement dans le contact privilégié avec de très anciennes sources écrites. Récupérer la petite enveloppe que l'archiviste bourru amenait sur un petit chariot à mon intention, l'ouvrir et déplier soigneusement ce parchemin vieux de plus de sept siècles expliquant, après moult circonvolutions, que Charles, comte de Luxembourg, approuve sans réserve la vente des terres et châteaux de Mirwart et Poilvache, faite à Marie d'Artois par feu son père Jean de Bohème (etc., etc.), voilà qui était particulièrement excitant !

Étudier l'histoire médiévale permet de changer d'air. Se plonger dans le Moyen Âge est aussi dépaysant que remonter l'Orénoque en canoë.

Mary II, la serveuse de la Maison du Peuple, est de retour. Je lui commande une troisième livraison de jus de framboise frais ainsi qu'un café. Au moment de payer, elle se dirige vers la caisse enregistreuse et tape à l'aide de l'écran tactile le mot « HABITUE », puis elle me lance : « Je t'offre le café ! » — Je suis un habitué, youpie !

Le nouvel album de Grizzly Bear, Shields (sorti le 18 septembre 2012), ferait clairement partie de ma sélection des dix meilleurs albums rock de l'année si jamais j'avais eu dans l'idée d'établir une pareille liste (ce qui n'est pas le cas). Mention spéciale à l'énigmatique, paroxystique et pénultième chanson de l'album, « Half Gate ».

mercredi 24 octobre 2012

Cairn

« Chacun qui est sorti de ses premiers rêves de jeunesse, qui considère son expérience propre et celle d'autrui, qui a promené son regard dans la vie, dans l'histoire du passé et de son époque, et enfin dans les œuvres des grands poètes, celui-là, à supposer qu'aucun préjugé profondément ancré et indélébile ne paralyse sa faculté de juger, admettra la conclusion que le monde des hommes est l'empire du hasard et de l'erreur qui y gouvernent sans pitié, à petite comme à grande échelle, épaulés par la bêtise et la méchanceté qui agitent leur fouet. » (A.S., Le Monde..., § 59.)

(Après l'austérité de Wittgenstein, Schopenhauer est comme une explosion !)

Quiconque me connaissant un tant soit peu, ne fût-ce qu'à travers ce journal, trouvera l'affirmation qui suit pour le moins étrange : je suis heureux. Heureux non pas de façon fugace et ponctuelle, comme ce fut le cas à diverses reprises au cours de ces quatre dernières années, mais de manière pleine et entière. Je l'étais hier, je le suis encore aujourd'hui et, pour la première fois depuis des années, je sais que je le serai toujours demain.

L'on pourrait croire que la lecture attentive de Schopenhauer-le-pessimiste, aux yeux duquel la vie terrestre ne permet aucune « authentique félicité », me plongerait dans la pire des dépressions. Or, c'est tout le contraire qui est en train de se passer, pour une raison qui tient sans doute en partie à ma façon de marcher à contre-sens : l'optimisme béat me désole tandis que le pessimisme véritable me soulage. Rencontrer, au hasard des lectures, un pessimiste génial et ironique qui conçoit le monde à la manière d'une immense tragédie me remplit littéralement de joie ! (Voilà donc le sens de ce que j'écrivais déjà ici, à savoir que « quand je suis heureux, j'aperçois tout aussi bien l'inanité de l'existence, mais plutôt que de m'en démonter, j'en ris de bon cœur ».)

Mais ce n'est qu'un des aspects, somme toute fort annexe, de mon bonheur actuel. Pour être exact, la lecture de Schopenhauer constitue même presque une conséquence de mon bonheur. Car si je lis des monuments de pessimisme et ne m'en porte pas plus mal, c'est déjà que tout va bien ! — Il y a donc autre chose, évidemment : pour la première fois depuis des années, j'ai réussi à me dépêtrer d'un fantôme pernicieux nommé alcool... Ce n'est pas que je ne boive plus du tout. Non. C'est surtout que je suis passé, en deux journées, d'une consommation excessive (comprendre : de 4 à 8 verres de bière ou de vin par soir) à une consommation normale (un verre, voire pas du tout). Pour une fois, la cure porte ses fruits depuis deux semaines et j'en ressens vraiment les résultats sur ma façon d'être et de vivre.

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Dans le train, ce matin, arrivant en gare de Liège, je me lève en même temps que cette nouvelle navetteuse qui, il y a quinze jours, lisait un gros ouvrage sur les nanoparticules. Elle me regarde longuement, sans sourire. Je la regarde aussi. Puis je détourne le regard. Puis je la regarde à nouveau : elle m'observe toujours en silence. Bizarre ! (Elle affiche constamment un petit air triste et sérieux, c'est très intrigant.)

(Non, non, non, non, NON !)

Au boulot, sur le temps de midi, une discussion sur l'amour. J'explique à mes collègues qu'à mes yeux, il ne peut y avoir qu'une seule façon de tomber amoureux, mais la plupart ne me comprennent pas. Je pense que Lodewijk me trouve puéril et que Wynka et Christiane sont totalement en désaccord avec ce que je raconte. Elles disent quelque chose comme : « Il peut y avoir une multitude d'expériences amoureuses différentes. » Et moi de répondre : « Nous ne décrivons pas du tout le même phénomène ! » En fait, je parle de ce mélange de pensées et de sensations physiques qui consiste à voir pour la première fois quelqu'un — le/la voir vraiment — et de se dire directement, avec la plus grande certitude, sur base du seul comportement général de cette personne : « Celle-là, je l'aime ! », sans pouvoir le moins du monde expliquer pourquoi. « Quand ça se passe de cette manière, expliqué-je, ma mémoire garde un souvenir extrêmement clair du moment ; de ce moment précis où, sans raison, je suis tombé amoureux. » Charlotte comprend parfaitement ce à quoi je fais allusion. Elle est la seule de l'équipe mais ça me rassure quand même !

(Et si tout cela n'était qu'une construction de l'esprit, un simulacre, un faux-semblant ?)

Et puis, il est question de couples qui se forment de manière « pragmatique » et d'amour « qui vient avec le temps ». J'énerve sans doute tout le monde en déclarant à nouveau, très péremptoire : « Non, non, non, on ne parle absolument pas de la même chose ! » et en affirmant haut et fort que je préfère de loin passer des années entières de célibat plutôt que de partager ma vie avec quelqu'un que je n'aime pas profondément.

« Mais tu risques de ne jamais retrouver personne !
— Parfaitement ! »
(... Et c'est le prix à payer si je veux, un jour peut-être, vivre quelque chose d'unique et de merveilleux.)

mardi 23 octobre 2012

Serviettes

Hier soir, je lâchais à Mary : « C'est génial, tu as presque tout acheté pour demain !
— Oui, t'as vu ça ?
— Mais les pâtes, ce sont lesquelles ?
— Les coquillettes, dans le fond de l'armoire...
— Les coquillettes de la marque Cora ?
— Oui, je crois que c'est ça...
— Ha.
— J'ai longtemps hésité avec d'autres coquillettes...
— Ç'aurait été mieux de prendre des De Cecco ou des Barilla...
— Putain, Hamil, en les achetant, je me suis dit que tu me dirais ça, en plus !
— Oui, parce qu'elles sont meilleures et tiennent mieux à la cuisson...
— Mais ça ira quand même, non ?
— Non. Demain, je retournerai acheter des De Cecco ou des Barilla... »
(Réminiscence d'une vieille séance de courses de Nouvel An qui avait prodigieusement énervé Léandra : « Non, non, ce jus de citron concentré n'ira pas du tout. Il faut absolument retourner au Delhaize pour acheter du Pulco... Du Pulco jaune, avec de la pulpe. C'est absolument nécessaire. »)

Aujourd'hui soir : « Merde, il nous manque quelque chose d'essentiel !
— Quoi ?
— Des serviettes !
— C'est pas grave, Hamil, on mettra des essuie-tout !
— On n'a plus d'essuie-tout !
— Tu sais, moi, quand je vais manger chez des amis, je n'ai jamais droit à une serviette...
— Ce n'est pas une raison !
— Ce que je veux dire, c'est qu'ils ne s'en rendront pas compte.
Moi, je m'en rendrai compte !
— C'est pas grave, vraiment.
— J'irai en acheter au "Paki" tout à l'heure... »

« J'ai été en demander un à la voisine d'en bas.
— Un quoi ? Ha, tu veux dire un éplucheur ?
— Oui, sinon ce serait vraiment trop la galère pour les patates...
— Tu aurais dû lui demander en même temps si elle n'avait pas des serviettes.
— Ha oui, zut, j'y ai pas pensé. »

« Elle est super sympa, la vieille voisine du bas. À la fin, c'est elle qui m'a remerciée quand je lui rendu son éplucheur... J'ai trouvé ça un peu "exage" ! Et elle m'a passé six jolies serviettes en papier. Regarde, Hamil, comme elles sont belles ! Six jolies serviettes rouges ! »
(Énorme soupir de soulagement.)

— Les serviettes sont l'essence du Monde. (Ce soir, du moins.) —

Les quatre invités arrivent : d'abord Fabien et sa copine Hermeline (jamais vue auparavant) puis Béatrice, la vieille copine de Mary, et Kevin l'Australien. Ce dernier ayant toujours les plus grandes difficultés à manier le français, Mary demande à ce que nous fassions un effort et parlions tous dans la langue de Shakespeare. Cela engendre parfois, au cours de la soirée, quelques situations surréalistes durant lesquelles deux francophones se parlent en anglais alors que Kevin est en train de discuter avec quelqu'un d'autre...

« C'est vraiment délicieux et bien présenté, ces machins ! lance Béatrice.
— Hé ! C'est Hamilton ! », répond Mary, comme si ceci expliquait forcément cela.

« I like the music. Very good playlist! s'exclame Kevin, un peu plus tard.
— Hey! That's Hamilton! », répond à nouveau Mary.

À un moment, j'hésite à déclarer, pince-sans-rire : « Yeah! I know: I am the perfect man! », mais je me retiens. À la place, je baragouine une phrase en anglais mal construite, dont le sens profond — pour autant qu'il y en ait jamais eu un — se perd dans le reste de la discussion.

Je ne parle pas beaucoup. J'ai plein de remarques en tête, mais elles sont trop complexes et précises pour être formulées dans une autre langue que la seule et unique que je maîtrise plus ou moins. C'est là que je me rends compte que je suis incapable de penser quelque chose autrement que de manière alambiquée, ce qui n'aide absolument pas quand il s'agit de traduire cette pensée dans une langue étrangère.

« That was delicious! Do you have some other special recipes like this one?
— Yes! I have a speciality that we call, here in Belgium, "Carbonnades flamandes". That's...
— Kevin is a vegetarian...
— Well, hum... Forget the "carbonnades flamandes" then... »

Les invités repartis chez eux, Mary me dit que c'est-pas-du-tout-une-critique-hein-mais j'ai un peu exagéré sur les différents plats, surtout qu'on est un jour de la semaine et que les quatre invités se seraient contentés de beaucoup plus simple. — Cette tendance à l'exagération est liée à un trait de caractère qui se répète dans la plupart des aspects de ma vie et que l'on pourrait résumer par ces quelques mots : refus catégorique du juste milieu. Soit je fais quelque chose pleinement, soit je ne le fais pas du tout. Je ne peux pas m'investir un petit peu mais pas trop.

lundi 22 octobre 2012

La petite forteresse dans la prairie

Arthur contre les fantômes. — Dans le Monde comme volonté et représentation (3e édition, 1859), § 19, Schopenhauer évoque la question de la réalité du monde extérieur. Nier cette réalité, écrit-il, « est le sens de l'égoïsme théorique qui (...) considère qu'est un fantôme tout phénomène excepté son propre individu ». Un peu plus loin, il ajoute : « En tant que conviction sérieuse (...), on n'a jamais pu le rencontrer que dans une maison de fous et, en tant que telle, ce n'est pas tant d'une preuve dont on aura besoin pour le réfuter que d'une cure ». Il refuse par conséquent de rentrer dans l'aventure stérile qui consisterait à douter de tout, y compris de la matérialité même du monde, et compare cet extrême scepticisme à une forteresse : « une petite forteresse frontalière, il est vrai à jamais imprenable, mais sa garnison ne pouvant absolument jamais sortir, nous pourrons la contourner et, sans risque, la laisser derrière nous ». — Y a pas à dire : ce type est vraiment le champion toutes catégories des analogies percutantes !

Ludwig et l'indicible. — Enrôlé volontaire dans l'armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale, Wittgenstein consignait dans des carnets une série de questionnements philosophiques ainsi que des commentaires d'ordre plus personnel. Les notes survivantes ont été éditées en version française au sein de deux volumes de taille inégale. Le plus gros, intitulé Carnets 1914-1916, reprend des réflexions sur la logique, le langage, le mystique, etc., rédigées au jour le jour et « en clair ». Le plus petit, qui porte le titre de Carnets secrets 1914-1916, comporte quant à lui des réflexions plus intimes, écrites dans un langage codé très simple (inversion des lettres de l'alphabet). Cette division en deux livres est artificielle, dans la mesure où notes en clair et remarques codées se côtoient dans les carnets d'origine.

Une bonne partie des Carnets est consacrée à la logique et constitue une longue série de réflexions encore balbutiantes qui mèneront, à terme, à la forme volontairement catégorique et péremptoire du Tractatus logico-philosophicus (1921). Mais l'un des intérêts de ces notes se trouve peut-être autre part, à savoir dans toutes les questions que L.W y développe et abandonnera par la suite, considérant qu'il est totalement vain de se cogner la tête contre les murs de notre langage. 

[29 mai 1915] « Mais le langage est-il l'unique langage ?
Pourquoi n'y aurait-il pas un mode d'expression me permettant de parler du langage, de telle sorte que celui-ci m'apparaisse comme coordonné à quelque chose d'autre ? »
(On trouve un actuel et très lointain écho à cette question dans le monde des métadonnées.)

[1er juin 1915] « Voici le grand problème autour duquel tourne tout ce que j'écris : y a-t-il a priori un ordre dans le monde, et si oui, en quoi consiste-t-il ?
Tu regardes à travers le brouillard et tu es ainsi capable de te persuader que le but est déjà tout près. Mais voici que le brouillard se dissipe, et le but n'est toujours pas en vue ! »

[11 juin 1916] « Je ne puis plier les événements du monde à ma volonté, mais je suis au contraire totalement impuissant.
Je ne puis me rendre indépendant du monde — et donc en un certain sens le dominer — qu'en renonçant à influer sur les événements. »

[8 juillet 1916] « Je suis heureux ou malheureux, c'est tout. On peut dire : il n'y a ni bien ni mal.
Qui est heureux ne doit avoir aucune crainte. Pas même de la mort.
Seul celui qui ne vit pas dans le temps mais dans le présent est heureux.
Pour la vie dans le présent il n'est pas de mort.
La mort n'est pas un événement de la vie. Elle n'est pas un fait du monde. »

[20 octobre 1916] « Le miracle, esthétiquement parlant, c'est qu'il y ait un monde. Que ce qui est soit. »

Ludwig, Dieu et la sensualité. — Dans les Carnets secrets, on trouve tout autre chose ! Ces derniers sont traversés par d'incessantes prières à Dieu, censées l'aider à supporter la suite d'événements qui le tourmentaient (L.W. est particulièrement marqué à l'époque par la lecture de l'Abrégé de l'Évangile de Tolstoï). Il ne cesse par ailleurs de se plaindre des mauvaises relations qu'il entretient avec les autres soldats, à l'instar d'un écolier brimé par le reste de sa classe : « L'équipage est une bande de chiens ! » [15 août 1914], « (...) je suis désormais, de fait, aussi perdu et abandonné que jadis à l'école, à Linz » [25 août 1914], « La majorité des camarades continue de me tourmenter » [6 septembre 1914], « J'éprouve la nostalgie d'un homme décent, car je suis ici cerné par l'indécence » [7 novembre 1914]. Dans un tout autre registre, L.W. mentionne également, assez curieusement, les moments où il se masturbe, qu'il relie très fréquemment à la question de sa propre sensualité. À ce sujet, lire l'article de Terry Cochran intitulé « La souillure de l'esprit » (2009).

[7 octobre 1914] « Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c'est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments ? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu'à ce que la vie s'arrête d'elle-même. »

[17 novembre 1914] « Cet après-midi, j'ai été saisi d'une forte dépression. Comme si j'avais un poids sur la poitrine. Toute tâche devenait un insupportable fardeau. Vers le soir, mon malaise s'est dissipé. Mon âme a légèrement repris courage. Durant le jour, comme cela arrive souvent, esprit vide ; je n'ai retrouvé le calme intérieur que vers le soir. Est-ce pour cette raison que je m'endors si volontiers le soir ? — Oui, la dépression d'aujourd'hui a été terrible ! »

[20 février 1915] « Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l'indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre ! »
(Curieuse réflexion !)

dimanche 21 octobre 2012

Anouchka

Ce dimanche après-midi, à l'occasion des cinq ans de leur fille Anouchka, Donna et Fred Jr ont convié les « habituels » : parents, tantes, marraine (Pippa — qui vient d'accoucher, mais ça ne se voit pas) et parrain (moi). Enzo, le compagnon de la maman de Fred, se présente mais je l'arrête net : « Mais oui, nous nous sommes déjà rencontrés, à Villers-la-Ville ! » Et j'aurais pu ajouter : « C'était le samedi 26 mai 2012, un peu avant 18 heures, dans la nef en ruine de l'ancienne abbatiale... Même que j'étais en train de noter des informations dans le carnet à dessins de ma fille et que deux équilibristes, dont un en béquilles, répétaient leur numéro au milieu du transept ! » (La grande question du jour étant : si je ne l'avais pas écrit dans ce journal, m'en serais-je seulement souvenu ?)

Anouchka est toute fière de me raconter qu'elle va désormais dormir dans un « lit à étage »... Comme cadeaux, je lui offre le « Bassin des pingouins » PLAYMOBIL® ainsi qu'un livre pour enfants intitulé La porte ! (l'histoire d'une petite fille qui veut prendre son bain tranquillement mais qui est constamment dérangée dans son intimité par sa famille ; à la fin de l'histoire, en colère, elle crie : « La porte ! », et ce sera la seule parole de tout le récit). Anouchka laisse le livre de côté pour se précipiter sur le bassin en plastique. Parmi les autres cadeaux, elle recevra également un petit appareil photo numérique.

Les deux filles de Donna et Fred sont très différentes, tant au niveau du physique que du caractère : Anouchka, blonde aux yeux bleus, est plutôt du genre bavarde et souriante ; Mado, brune aux yeux bruns, ne parle quasiment pas (mais elle est plus jeune) et fluctue entre rires francs et crises de pleurs à chaque contrariété.

Les invités s'en vont rapidement en fin d'après-midi (c'était déjà le cas l'année dernière) et je suis donc le seul qui reste pour manger des frites avec la petite famille. « Tu vas manger avec nous, Hamilton ? Tu vas manger avec nous ? », demande Anouchka. Elle paraît démesurément contente quand je lui réponds par l'affirmative. « Et tu vas rester dormir ici cette nuit ? » Non, quand même pas. Elle ne me quitte plus d'une semelle. Elle me fait de grands câlins, me lance des « Je t'aime vraiment très fort, Hamilton ! »

Il y a un an, je quittais la maison de Fred en soirée pour rejoindre Andrew et Walter à la Maison du Peuple, Léandra s'étant éclipsée pour accourir au chevet de Jonas. Ce soir, je quitte la maison de Fred en soirée pour rejoindre Léandra et Andrew à la Maison du Peuple. (Il y a du changement dans l'air !) Ces deux-là reviennent d'un petit week-end à Chevetogne organisé avec des amis de l'impro, dans la maison de campagne de l'un d'eux. Ils ont fait de belles promenades bucoliques et visité une jolie église d'aspect oriental, au caractère œcuménique.

Lorsque je retrouve mon appartement, Mary est installée à la table de la salle à manger en compagnie de Cyrus et de Martin (deux potes du club de badminton d'Ixelles). Devant chacun d'eux sont empilés des jetons de différentes couleurs. Ils jouent au poker depuis environ cinq heures de l'après-midi. Mary m'explique : les trois autres joueurs ont perdu la partie et sont partis. Je m'installe au bout de la table et observe. Les parties défilent à coup de « Check », de « J'me couche », de doubles coups sur la table, de regards faussement sérieux, de rires jaunes, de petites intimidations... Et moi, je ne pige strictement rien, si ce n'est que Mary dispose d'un réservoir de jetons beaucoup plus conséquent que ses deux adversaires. Cyrus se refait une santé mais finit par perdre la partie contre Mary, aux alentours de minuit.

De mon côté, je suis entretemps retourné à mon ordinateur. Avant de partir, Martin se dirige vers moi, curieux :
« Qu'est-ce que tu fais ?
— J'écris...
— Pour ton travail ?
— Pas vraiment. Je tiens un blog quotidien... Je rédige un article par jour...
— C'est en rapport avec ton métier d'historien, c'est ça ?
— Oh non ! Je ne suis pas assez cultivé pour écrire un article historique par jour ! Non, non, j'écris un peu n'importe quoi. Ça peut être sur ce que je lis ou bien sur ce que je fais...
— Une sorte de journal de bord ?
— Oui, c'est ça ! D'ailleurs, il y a des chances pour que je parle de vous dans l'article de ce dimanche... Toutes les personnes que je croise, je leur donne un prénom d'emprunt dans mon blog. Par exemple, Lewis, je ne l'appelle pas "Lewis" mais "Lewis"... Là, tu vois, il apparaît 48 fois...
— Lewis ?
— Oui, Lewis du badminton.
— Et tu tiens ce blog depuis quand ?
— Depuis un peu plus d'un an... »
Il n'a pas l'air plus intéressé que ça.

samedi 20 octobre 2012

Sonate pour un homme bon

... je me réveille dans le noir de ma chambre. Confusion. Quelle heure est-il ? Minuit et neuf minutes ! Je ne me suis pas réveillé une seule fois de la soirée et j'ai dormi sept heures d'affilée ! Curieusement, cette pensée me déprime au plus haut point : je suis complètement gêné d'avoir roupillé tout ce temps ; j'ai comme l'impression d'un terrible gâchis. Je commence à paniquer, car je me dis que j'ai certainement dû oublier un événement primordial. Peut-être quelqu'un a-t-il essayé de me téléphoner ? Lente vérification : non. Loin, très loin, une pensée rationnelle tente de percer : « Hé ! Rien de grave ! Tu avais besoin de sommeil ! C'est vendredi ! », mais rien à faire : j'ai toujours cette curieuse sensation de manque, de perte... N'était-ce pas aujourd'hui que nous devions recevoir des gens à l'appartement, Mary et moi ? Non plus : c'est annulé depuis hier ou avant-hier, je ne sais plus très bien. Je ne dois pas être dans mon état normal... Je réfléchis, mais rien de construit ne s'échappe des brumes dans lesquelles je végète. Strictement rien. Dois-je me réveiller dès maintenant ? C'est à peine si j'arrive à me lever du lit ! Je me roule en boule dans mes draps et finis par me rendormir...

... jusqu'à neuf heures du matin passées. Tout va beaucoup mieux ! J'aurai dormi plus de seize heures de suite, avec un court intermède angoissé. Je suppose qu'il fallait que je la prenne, cette petite journée de repos... (Dormir trois-quatre heures par nuit n'est sans doute pas suffisant à long terme.)

Je me lève et me prépare un café avec la véritable bête de compétition — voire arme de guerre ! — que Mary a apportée lors de son déménagement : une De'Longhi qui broie les grains de café (elle broie du noir elle aussi, ha-ha !), récupère l'eau depuis un réservoir situé à sa base, etc. Je prends le temps de me débarbouiller, de me rafraîchir, de m'habiller. Tout va bien.

Une heure plus tard, après avoir rempli mon sac à dos avec une série de livres et le petit ordinateur portable de Léandra, je prends le chemin du Parvis de Saint-Gilles. Il fait délicieux dehors, on se croirait en plein mois de mai ! L'objectif de cette journée est de rattraper un tant soit peu mon retard de publication sur le présent blog. Je m'installe à une table de la Maison du Peuple vers onze heures du matin, à l'intérieur du café mais pas loin de la fenêtre, et y reste un peu plus de huit heures, sirotant cafés, jus de framboise frais et verres d'eau pétillante. Contrairement à mon libraire, les serveurs ne me posent pas de question... mais m'offrent deux consommations !

Parfois, je me demande pourquoi je me force à écrire un article par jour. C'est totalement antinaturel. — Mais va-t'en encore trouver quelque chose de naturel dans ma personnalité !

En soirée, Mary revient d'un tournoi de badminton qui s'est déroulé à Anvers. De retour de la Maison du Peuple, j'ai préparé pour nous deux un plat simple à base de Lumache Rigate et de petits pois. Plus tard, nous regardons la fin de La Vie des autres, le film allemand dont nous avions commencé le visionnage il y a un mois. — Ce dramaturge, espionné jour et nuit par la Stasi à son insu, ne se doute pas le moins du monde que son surveillant est également son ange gardien. La fin est terriblement émouvante.

vendredi 19 octobre 2012

« Don't Bend! Ascend! »

Début d'après-midi. Dans le train de retour vers Bruxelles, toute la tension accumulée au cours de cette semaine de travail retombe d'un seul coup. Impossible de lire, impossible d'écrire, impossible de dormir. Curieuse sensation que celle de se retrouver devant son écran d'ordinateur et de ne plus savoir aligner la moindre phrase.

Dans mes oreilles, durant le trajet : le nouvel album de Godspeed You! Black Emperor. Dix ans après Yanqui U.X.O., le plus emblématique des groupes de rock instrumental montréalais ressurgit d'entre les morts avec un nouvel opus dont le titre sibyllin évoque — comme souvent ! — un slogan : 'Allelujah! Don't Bend! Ascend! (« Alléluia ! Ne fléchissez pas ! Envolez-vous ! », ou quelque chose dans le même genre mais difficilement traduisible). Les critiques sont extrêmement positives, et pour cause : c'est un très bon album, qui reprend ce qui a fait le succès des précédents (voix préenregistrées débutant le morceau, batteries militaires, cordes en crescendo...). — D'un autre côté, cette stagnation n'est-elle pas un chouïa décevante ? Car rien de neuf ne parcourt ces sillons : les deux morceaux fleuve, « Mladic » et « We Drift Like Worried Fire », ont déjà été joués de nombreuses fois en concert et susciteront à coup sûr l'adhésion chez ceux qui collectionnent de manière compulsive tout ce qui touche à la discographie de ce collectif devenu mythique. Je me consolerai en me disant que la puissance de feu (les guitares saturées sur « Mladic ») et les petites merveilles rythmiques (écouter à partir de la onzième minute de « We Drift... ») sont toujours au rendez-vous. (L'album est entièrement disponible en streaming sur le site Web du label Constellation, ICI.)

Léandra et Andrew se rendent à nouveau en début de soirée au Centre culturel Bruegel pour un spectacle de contes, érotiques cette fois-ci. J'aurais pu les rejoindre, mais je suis exténué. J'envoie un rapide message écrit à Léandra pour lui signaler ma non venue, j'éteins mon téléphone et je décide de dormir quelques heures afin d'être en forme ce soir. Je serai seul et je pourrai rattraper un peu du retard accumulé sur mon blog.

Je m'endors vers cinq heures de l'après-midi et...

jeudi 18 octobre 2012

Tempérance

(Co)habitation. — En matière de propriété, de quoi ai-je besoin pour vivre ? Quel est le plancher en dessous duquel mon moral commencerait à se modifier négativement ? Il me faut : une pièce qui m'appartienne en propre (ma pièce, où je peux m'isoler à tout moment), avec un lit, un coin pour me laver (au moins un lavabo raccordé à l'eau courante), un autre coin pour cuisiner, avec une table pour manger et rédiger mes textes ; un cabinet cloisonné pour mes besoins corporels ; un accès à l'électricité ; des livres, de la musique et de quoi écrire (un ordinateur étant le plus évident). Le reste est superflu, c'est-à-dire : si je n'avais comme biens que ce que je viens de citer, je n'en serais certainement pas plus malheureux que si je possédais un château.

Je partage mon appartement (trop grand pour moi tout seul, donc) avec Mary depuis près de deux mois et, contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer a priori, le voisinage se passe très bien. Mary a ses activités (badminton, cours et soirées entre amis...) et moi les miennes (soirée à la Maison du Peuple, soirée à la Maison du Peuple et soirée à la Maison du Peuple). De temps en temps, nous nous croisons autour d'un repas, d'une discussion ou d'un film. C'est tout ce que j'attends d'une cohabitation.

Pré-soirée. — Attendant Fred Jr à la Maison du Peuple, j'explique à Léandra : « Tu sais, cette histoire de mois de novembre... Quand je te dis constamment qu'il va se passer quelque chose de spécial pour nous en novembre... "Attendons novembre !"... Eh bien j'y ai repensé et je me suis dit que l'événement spécial en question, ce serait peut-être ma propre mort... Que ma mort servirait de déclic dans le changement de vos vies... Un truc dans ce style-là... J'y ai pensé à la suite de mes récents élancements dans l'abdomen... Je sais : ils sont passés peu de temps après mon arrêt presque total de l'alcool mais peut-être n'est-ce pas fini ? Peut-être n'est-ce qu'un intermède ? Peut-être est-ce grave ? Peut-être que je n'en ai plus que pour un mois tout au plus ? Pour me préparer à cette éventualité, j'ai lu ce qu'a écrit Épicure sur la mort... » (Léandra semble pour le moins dubitative.)

Elle me parle des prénoms Arthur et Emmanuel, en référence (du moins je suppose !) à mon article de vendredi dernier. Je réfléchis tout haut : « Arthur... Emmanuel... C'est vrai que ça sonne bien. Si jamais j'avais à nouveau un enfant — oui, je sais, je n'en veux plus — et que c'était un garçon, je l'appellerais "Arthur-Emmanuel". Comme ça, quand quelqu'un me demanderait d'où viens ce prénom, je pourrais lui expliquer que c'est en référence à Arthur Schopenhauer et Emmanuel Kant. Et là, mon interlocuteur me dirait : "Mais non !", et je répondrais : "Mais si, parfaitement !" »

Soirée. — Fred Jr nous rejoint vers 20h30. Il est venu en voiture jusqu'à notre quartier fétiche. Nous allons manger des pizzas au tout nouveau Mama Roma installé sur le Parvis de Saint-Gilles puis boire un verre au Verschueren. L'occasion pour moi de boire un Orval, le seul, l'unique de la semaine. Si seulement je pouvais continuer dans cet idéal de tempérance !

Une partie de la discussion tourne autour du nouveau boulot de Fred Jr. Celui-ci doit développer une série d'activités d'éducation permanente, notamment sur le thème du temps. « Du temps ? C'est très vaste... Tu dois parler de quoi ? De la relativité restreinte ? Du temps en termes philosophiques ? » Réponse de Fred : « Je n'en sais rien ! » Je lui lance : « Si tu veux, je peux venir en parler, du temps... Je suis justement en train de lire un truc là-dessus. Tout ce que je développerai sera du pur baratin mais je peux tenir des heures sur le sujet ! »

À un moment, nous parlons du resserrement de notre entourage immédiat — surtout du mien en fait, Léandra continuant à rencontrer pas mal de monde via l'impro. Il fut en effet un temps où nous participions à de grandes soirées festives en compagnie des « Français ». Fred commente : « À la lecture de ton blog, j'avais parfois un peu l'impression que tu subissais tous ces gens... » — Exception faite d'Emily et de Walter (qui ne faisaient de toute façon absolument pas partie du même groupe), de Fany, de Vespertine, de Charles-Henri et de quelques autres, il s'avère que c'est complètement vrai. La plupart des fêtards qui composaient ces soirées, je les subissais plus qu'autre chose. J'ai fini par développer une théorie à ce sujet : si j'ai continué à m'y rendre, c'était en grande partie pour rester en contact, d'abord avec Christelle, puis avec Annabelle. Lorsque la première s'est cassée et que, plus tard, la seconde s'est casée, la principale valeur de ces rencontres est partie en fumée. C'est la vie !

mercredi 17 octobre 2012

« Il en est ainsi : nous dormons »

Typographie, mon amour II. Hamilton Evenvel l'a vue. Pour lui, tout a commencé la semaine dernière, par une journée pluvieuse, à l'intérieur de son bureau en périphérie de la Cité ardente, alors qu'il cherchait le caractère parfait que jamais il ne trouva... — Le caractère parfait n'existe pas (lire l'article d'hier), mais certaines polices d'écriture s'en rapprochent dangereusement. En témoigne la série de polices Legacy® Sans (comprendre sans empattement), développée par Ronald Arnholm pour le compte d'ITC (International Typeface Corporation). Legacy (« héritage » en anglais) est une police d'écriture qui porte bien son nom car elle trouve ses racines dans une très ancienne gamme de caractères d'imprimerie utilisée par le graveur et imprimeur français Nicolas Jenson dès 1470, notamment pour son édition de la Préparation évangélique (De Evangelica praeparatione) d'Eusèbe de Césarée. Cette police mêle lisibilité exemplaire et très grande élégance. Dans l'exemple ci-dessous, la queue du « Q » et la traverse oblique du « e » sont à mes yeux particulièrement réussies.

Vol. — À mon travail, sur le temps de midi. Nous mangeons dans la grande salle de lecture, comme d'habitude. Sylvette entend la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Elle s'en va jeter un œil et entraperçoit un homme descendant les escaliers. Peu de temps après, Wynka, retournée dans son bureau, s'exclame : « On a volé mon portefeuille ! » Il faut avoir un certain cran pour venir fouiner dans notre bureau alors que nous sommes en train de manger à environ vingt mètres de là.

Wynka avait, dit-elle, sept euros dans son portefeuille. À deux mètres du lieu du vol, se trouvent toujours, étalés sur mon bureau : mon propre portefeuille (contenant plus de cinquante euros), « mon » petit ordinateur portable et mon nouveau baladeur MP3. Le voleur aurait bien fait d'aller fouiner un peu plus loin. Lodewijk avance qu'il n'a pas osé car mon bureau se trouve plus avancé dans le local, mais je pense que c'est Wynka qui a donné l'explication la plus plausible : « Le bordel ambiant de ton bureau a joué en ta faveur. Le voleur a été incapable de voir ton portefeuille et tes affaires au sein de tous ces documents éparpillés, dans le désordre le plus complet ! » — Une devise : être ordonné dans mes seules pensées, car en ce lieu, nul voleur ne pourra jamais venir me dérober !

Extrait de lettre. — L.W. à Paul Engelmann, 9 avril 1917 : « En ce qui concerne votre humeur changeante, il en est ainsi  : nous dormons. (Je l'ai déjà dit à Monsieur Groag et c'est vrai.) Notre vie est comme un rêve. Dans les meilleures heures, nous nous éveillons toutefois juste assez pour reconnaître que nous rêvons. Mais la plupart du temps nous dormons d'un sommeil profond. Je ne peux pas me réveiller moi-même ! Je m'y efforce, le corps que j'ai en rêve se meut, mais mon corps réel ne bouge pas. Il en est malheureusement ainsi ! » (Ludwig Wittgenstein. Paul Engelmann. Lettres, rencontres, souvenirs, sous la dir. d'Ilse Somavilla, Paris, 2010 pour l'éd. française, p. 33.)