lundi 31 décembre 2012

Chiny, troisième jour

La troisième photographie, celle qu'Andrew a reçue hier soir des mains du mystérieux moine cistercien, a rejoint ses deux consœurs sur la table de la salle à manger. Il s'agit d'une ancienne vue panoramique prise depuis le haut de la ville de Chiny : un édifice religieux bâti sur une butte occupe l'extrême droite du cliché ; au loin, en contrebas, le pont Saint-Nicolas et la Semois se détachent d'un vallon boisé. « La photo est vieille mais il s'agit à coup sûr de la chapelle Notre-Dame que nous avons croisée à plusieurs reprises en descendant vers la vallée », note Andrew. Je retourne pour la dixième fois au moins la photographie et lis à voix haute l'habituel petit poème inscrit sur son verso :
« Le Rédempteur sur son surplomb
Observe la messe noire,
Mais c'est de ses yeux de poupon
Que renaîtra l'espoir. »
« C'est de plus en plus bateau, déploré-je, un peu comme si l'auteur de ces lignes avait le plus grand mal à trouver l'inspiration...
— Quoi qu'il en soit, l'indice pointe indubitablement vers la chapelle Notre-Dame, constate Andrew.
— Est-il possible que ces gens, peu importe qui ils sont, veuillent que nous réalisions quelque chose pour eux ? propose Léandra. Peut-être veulent-ils nous mettre en garde contre un danger ? Peut-être sont-ils des amis ?
— Peut-être...
— Mais pourquoi s'adresser à nous ? Et pourquoi tout ce mystère ?
— Ha ça !
— De toute façon, coupe Andrew, nous n'aurons pas trop le temps aujourd'hui de pousser plus avant l'investigation... »

Andrew a parfaitement raison car ce lundi, nous devons absolument nous rendre à Florenville pour acheter les victuailles du réveillon de la Saint-Sylvestre. Seuls deux bus par jour circulent durant les vacances scolaires : nous sommes donc obligés de prendre celui de 14 heures 38 qui passe devant l'église de Chiny et de repartir de Florenville à bord de celui de 16 heures 43. Dans la « grande » ville, nous avons aisément le temps de faire les courses au supermarché du coin, d'acheter un gâteau-tiramisu aux « Chocolats d'Édouard » (établissement archi-réputé de la région) et même d'aller manger une tartine dans l'une des nombreuses brasseries de la place Albert Ier.

* * *

Après les zakouskis, après la bisque de homard, après le rôti de biche (spécialité de la boucherie Quintin à Chiny), après les chicons, après les pommes de terre, après le gâteau-tiramisu et après le champagne de minuit, nous sortons observer le petit feu d'artifice lancé depuis l'église toute proche. Nous participons aux festivités en lançant dans la rue, à deux pas de notre porte, la lanterne volante offerte à Léandra par Walter il y a... longtemps ! L'allumage dans le vent et sous la fine pluie s'avère difficile, mais la lanterne finit par se gonfler d'un coup et à prendre son envol. Elle s'accroche un instant à un fil électrique, mais s'en dégage facilement et gagne rapidement de la hauteur.

Et puis, c'est le drame — pour les habitants du moins.

Regagnant leur maison après le feu d'artifice, les gens s'immobilisent et observent notre lanterne s'envoler dans les airs en direction de la forêt. Des voitures s'arrêtent. Plusieurs personnes en sortent en jurant, claquant leur portière. J'aperçois même Monsieur Cailloutard, notre propriétaire. Lui aussi est immobile mais reprend rapidement ses esprits. Il se dirige alors à toute vitesse vers nous, les poings serrés, vociférant : « Non, mais vous êtes fous ? Et si les... Ils... Ha ! Vous êtes complètement malades de lancer ce machin lumineux dans les airs, ici, à Chiny !
— Mais nous... C'est-à-dire que... Mais... Il y a eu ce feu d'artifice il y a un instant !
Notre feu d'artifice ne risquait pas de survoler la chapelle Notre-Dame ! »
Ensuite il regarde en se rongeant les ongles la lanterne lumineuse suivre le vent et devenir un simple point rougeoyant dans la nuit nuageuse...
« Mon dieu, espérons qu'ils ne l'aient pas vue. Ils détestent les lumières dans le ciel...
— Qui ça, "ils" ?
— Bon sang, rentrez chez vous et ne posez pas de question ! Rentrez chez vous, rangez vos lanternes, fermez votre porte à double tour et ne ressortez pas avant l'aurore ! »

* * *

« Vous avez vu comme elle a merveilleusement bien décollé ? », annonce Léandra, fière, de retour au gîte. « À mon avis, ils sont jaloux, voilà ce qu'il y a ! »

dimanche 30 décembre 2012

Chiny, deuxième jour

Lamia, Lana (les deux cousines « à moitié » Réunionnaises de Léandra) et Lenzo (le compagnon de Lana) arrivent au gîte en tout début d'après-midi. Naïfs, nous pensions profiter de leur voiture pour visiter l'abbaye Notre-Dame d'Orval. Las ! Nous sommes six et aurions le plus grand mal à tous rentrer dans le petit véhicule de Lenzo. Adieu donc Orval, ses moines, sa bière et son fromage...

Sur la table de la salle à manger, sont étalées les deux énigmatiques photographies ainsi que la lettre anonyme et la non moins mystérieuse addition d'hier soir. Léandra se fait un plaisir d'expliquer la situation à nos invités : « Vous allez voir : c'est très étrange ! Nous recevons des photographies et des avertissements de la part d'inconnus... Hamilton est sur les nerfs mais moi, je trouve ça très amusant ! » Lana s'empare de la lettre anonyme et se met à lire tout haut : « "La Gaume est une frontière. La Gaume est un danger. Franchissez la lisière et vos jours seront comptés." Punaise, c'est dingue ce truc !
— Ces rimes sont très pauvres, déclaré-je, contrarié.
— Chaque photographie semble mener vers un endroit précis du village, explique Léandra. Et à l'arrière de la seconde photographie, celle du pont de pierre, un autre poème fait référence à une couronne et à des poissons...
— Une couronne ? Des poissons ?
"Là où la couronne dorée surmonte les poissons d'argent, attendez en paix car bientôt viendra notre agent", récite Andrew.
— Oui, voilà ! 
— Sans doute l'œuvre d'un gamin de six ans », soupiré-je. 

Orval étant inaccessible aujourd'hui, nous optons pour une petite promenade le long de la Semois : « Passez la passerelle en bas des "Comtes de Chiny" et prenez à droite jusqu'au moulin Cambier. Là vous pourrez traverser le pont Saint-Nicolas et revenir à la ville par la route », dixit la maman de Poulain Perspicace. Nous nous baladons donc jusqu'à la brasserie du moulin Cambier, ancien moulin à eau installé sur une dérivation de la Semois où nous faisons un arrêt revigorant (bières, chocolats chauds, crêpes...).

Avant de nous attaquer à la montée qui nous ramènera à notre point de départ, nous traversons un pont de pierre à cinq arches : « C'est à coup sûr le pont de la photographie », constaté-je. Sur le parapet, une stèle commémorative a été érigée et une plaque retrace brièvement l'histoire de l'ouvrage : « Pont Saint-Nicolas. Ancien pont construit en 1739. Architecte A. Piedchapt. A été détruit le 10 mai 1940. A été reconstruit en 1955-1956. Architecte V. Sarlet. Entrepreneur H. Marchand. Les communes de Assenois, Straimont, Chiny et Suxy. » Au-dessus de la plaque, sur la stèle même, trône la figure de saint Nicolas ainsi qu'un blason : trois poissons surmontés d'une couronne d'or. « Eh bien, les voilà nos poissons d'argent ! », s'exclame Andrew. Je lâche, railleur : « Ha ! Et que faut-il faire maintenant ? Attendre en paix que leur "agent" daigne se déplacer ? » Évidemment, nous n'attendons pas et rentrons nous reposer au gîte alors que le soir tombe. Lamia, Lana et Lenzo repartent après une petite heure de discussion au chaud dans les canapés du salon.
 
* * *

Il est presque neuf heures du soir lorsque nous constatons, un peu tard hélas, que le restaurant où nous avions prévu d'aller manger (le Foyer IX, à dix mètres de chez nous) est fermé. Sans repas disponible dans le gîte, Léandra, Andrew et moi sommes obligés de quitter le centre de Chiny à pied pour nous rendre à nouveau à la brasserie du moulin Cambier. Nous descendons la route noire et sinueuse qui nous amène au pont de pierre. En traversant ce dernier une nouvelle fois, dépassant la stèle au blason, je déclare à la cantonade : « Ah là là, il en prend du temps pour arriver, cet agent ! », mais ça ne fait rire personne.

Au Moulin Cambier, Léandra n'est pas dans son assiette et commande un simple croque-monsieur. Andrew et moi prenons une raclette au fromage savoyard. Nous quittons la brasserie peu après dix heures du soir.

Il fait vraiment très sombre sur la route du retour, mais Andrew a eu la bonne idée de télécharger sur son smartphone une puissante lampe de poche qu'il utilise pour éclairer notre chemin. Traversant à nouveau le pont de pierre, Andrew est le premier à se figer, suivi par Léandra qui étouffe un cri. Légèrement en retrait, je demande : « Que se passe-t-il ? » puis je vois ce qu'ils voient et me fige à mon tour... Dans la lumière de la lampe d'Andrew, au pied de la stèle, se tient un vieil homme élancé. Il porte la robe blanche et le scapulaire noir typiques des moines cisterciens. Ses yeux ronds, presque étonnés, sont fixés sur nous. Nous sommes toujours complètement statiques lorsqu'il crie : « Hamilton ? Andrew ? Léandra ? Est-ce vous ?
— Que... ? Comment connaissez-vous nos...
— Les Omonoks !
— Quoi ?
— Les Omonoks !
— Les hommes Onox ?
— Dieu, protégez-nous des Omonoks ! »

L'homme s'approche lentement de notre position. Je me crispe avant de me détendre : ce vieux moine n'a pas du tout l'air dangereux ; à vrai dire, il semble même beaucoup plus terrifié que nous ne le sommes. Il arrive devant Andrew et lui tend quelque chose — un papier ? avant de nous dépasser sans mot dire et disparaître dans la nuit.

« Andrew ? Que t'a-t-il donné ?
— Une... Une nouvelle photographie. »

samedi 29 décembre 2012

Chiny, premier jour

Dans le train vers Libramont (notre gare de correspondance), Léandra, Andrew et moi tentons plusieurs jeux de mots particulièrement pourris : « Ha, nous arrivons en gare de Ciney ! C'est bien ici qu'on peut aller à l'opéra ? À l'opéra de Ciney ? » ; « Vous imaginez ? On arriverait à Jemelle et on demanderait aux habitants où sont les tours... Les tours Jemelle, ha-ha ! » ; « Chiny est connue pour sa muraille : la Grande Muraille de Chiny ! » Ce petit jeu nous détend et nous permet surtout de mettre un tant soit peu en sourdine l'histoire de la lettre anonyme (lire en date d'hier).

Une bonne heure plus tard, nous arrivons en gare de Florenville par le train de 16h18. Le père de Poulain Perspicace nous accueille sur le quai, la clope au bec, couvert d'un chapeau : « Avez-vous fait bon voyage ? » Auparavant, nous explique-t-il, la motrice qui couvrait la liaison Libramont-Virton était une antique micheline de la SNCB, mais elle a été remplacée par la rame ultramoderne que nous venons d'emprunter. « Avez-vous aperçu l'ancien arrêt des Épioux perdu dans la forêt, à quelques kilomètres d'ici ? », nous demande-t-il ensuite... Non, nous l'avons loupé.

Dans le centre de la petite ville, en face de l'église, le papa nous montre fièrement son ancienne maison familiale (« Les générations futures auront pour mission de la racheter ! »), puis le propriétaire du gîte nous accueille et nous fait rapidement visiter les lieux. « Oui, je sais, ça sent le poisson pour l'instant », s'excuse-t-il. « Ce sont les précédents locataires qui en ont mangé à Noël et qui ont laissé traîner les restes dans la poubelle pendant des jours... J'ai aéré du mieux que je pouvais, mais ça sent toujours un peu ! »

En fin d'après-midi, la mère de Poulain Perspicace nous ramène une sangle oubliée dans leur voiture et en profite pour visiter les lieux : « Ha ! C'est donc à ça qu'il ressemble, leur gîte, aux Cailloutard ? », puis elle commente les liens familiaux qui existent entre les gens du coin. « Vous savez, ici, à Chiny, vous entendrez souvent parler des mêmes familles : Cailloutard, Quintin, Ribolin... Si vous en avez l'occasion, allez faire un tour au cimetière et regardez les noms sur les tombes. Vous risquez d'être surpris ! » — Curieuse remarque... Je me jure d'aller faire un tour dans ce cimetière un jour prochain.

Le soir tombe et Andrew propose que nous prenions l'apéro au bar de l'hôtel des Comtes de Chiny, au bord de la rivière. Nous dévalons à pied la route de l'embarcadère jusqu'à l'imposant bâtiment hôtelier. La salle du bar est composée de quelques tables. Dans un coin, des Flamands tapent la carte ; dans un autre, une télévision (heureusement muette) diffuse la rétrospective 2012 de 50mn Inside sur TF1. Un serveur bien habillé arrive et nous demande ce que nous désirons boire.

« Je vais prendre un Orval, répond Léandra. 
— Moi aussi, dis-je.
— Un Orval également, s'il vous plaît », lance Andrew.
Le serveur s'apprête à reprendre le chemin du bar mais je le retiens un instant :
« Pourrions-nous aussi avoir douze cubes de fromage ?
— Trois Orval et douze cubes de fromage ? demande-t-il en se figeant.
— Oui !
— Un instant. »

Il revient avec les trois Orval mais sans le fromage. Avant de repartir en silence vers le bar, il dépose sur la table une photographie jaunie, prise durant la nuit, d'un pont de pierre composé de plusieurs arches enjambant une rivière. « Curieux ! », constate Andrew en prenant la photographie dans les mains, « Elle semble être de la même facture que celle que j'ai reçue ce mercredi. Et il y a aussi un mot à l'arrière... » Il la retourne sur la table :
« Là où la couronne dorée
Surmonte les poissons d'argent,
Attendez en paix
Car bientôt viendra notre agent. »
« Peut-être s'agit-il d'un simple jeu de piste ? » propose Léandra, « Une sorte d'énigme créée par le syndicat d'initiative de Chiny pour favoriser le tourisme ? » Mais elle-même ne semble pas convaincue par son argumentation. Nous appelons à plusieurs reprises le serveur pour lui demander des explications, mais ce dernier feint de ne pas nous voir. Il finit par nous apporter l'addition sans dire un mot. C'est Andrew qui, le premier, remarquera le proverbe tout en bas de la note : « Qui s'occupe des affaires d'autrui s'expose à de graves ennuis. » Je me rends au bar et proteste auprès du serveur :
« Qu'est-ce donc que ça ? Une menace ?
— Oh non, Monsieur ! Ici, à Chiny, nous avons tout simplement la coutume de terminer nos additions par un proverbe du cru... Pour faire passer l'amertume de la bière en quelque sorte. »

Nous voilà bien avancés ! Léandra trouve cette affaire extrêmement amusante. Andrew ne dit rien. De mon côté, je suis énervé car je pense qu'un individu — voire un groupe organisé d'habitants du village ? — prend un malin plaisir à nous faire peur... Il faudra essayer coûte que coûte de tirer toute cette affaire au clair dans les jours à venir.

vendredi 28 décembre 2012

Lettre anonyme

Je rédige ces quelques lignes dans le calme de la nuit chinienne, le lundi 31 décembre 2012, aux alentours de trois heures du matin. Je suis installé à la table du salon du gîte que nous avons loué à l'occasion des fêtes de fin d'année. L'écran de mon ordinateur constitue l'unique source lumineuse de la pièce et seul le congélateur manifeste sa présence par un curieux ronronnement. Léandra et Andrew sont partis dormir. Pour l'instant, fort heureusement, tout le monde est en vie !

Fidèle à la règle fixée au tout début de la rédaction de ce journal personnel, je me dois de décrire brièvement la soirée de ce vendredi 28 décembre. Cependant, je ne peux décemment passer sous silence les événements de ces derniers jours, qui s'inscrivent peut-être dans une trame beaucoup plus vaste. Au diable donc la chronologie, pour aujourd'hui à tout le moins !

Vendredi soir, j'ai laissé Gaëlle chez mes parents et suis reparti à Bruxelles pour une nuit seulement. J'ai passé la soirée chez Amy et Zapata, en compagnie de Flippo et d'un Coati curieusement sage. Au programme : de la soupe, un gratin aux épinards, des Christmas Crackers et un nouveau jeu de société du nom de Descendance, le tout arrosé d'alcool et entrecoupé de joints. À aucun moment je n'ai affiché le moindre signe du malaise bien légitime qui me tenaillait alors depuis une journée... Je ne voulais pas inquiéter mes amis outre mesure : après tout, il est probable que cette histoire de lettre anonyme et de photo ne soit qu'une vaste blague, un canular savamment élaboré.

En ce qui concerne la location du gîte, Andrew s'est chargé de la plupart des détails logistiques : réservation et paiement, commande à la boucherie, signature du contrat, etc. Les formalités se sont faites en toute cordialité et dans la plus grande souplesse : le propriétaire se fera un plaisir de nous remettre les clés ce samedi en fin d'après-midi et il nous a même proposé de venir nous chercher en voiture à la gare de Florenville, ce qui ne sera pas nécessaire, normalement.

Tout allait pour le mieux jusqu'au coup de fil d'Andrew, ce jeudi soir... Pour régler les derniers détails du séjour, m'a-t-il dit, mais j'ai compris tout de suite à sa voix que quelque chose le tracassait au plus haut point. Il a fini par me parler du courrier qu'il avait reçu la veille. Léandra était déjà au courant et avait déjà eu l'enveloppe en main : ni timbrée ni cachetée ni signée, elle avait apparemment été déposée directement dans la boîte aux lettres d'Andrew, à Bruxelles. À l'intérieur, une lettre composée de quatre lignes dactylographiées :
« La Gaume est une frontière.
La Gaume est un danger.
Franchissez la lisière
Et vos jours seront comptés. »
Andrew m'expliqua que la lettre était accompagnée de la photographie jaunie d'une imposante et jolie bâtisse a proximité d'un cours d'eau, qu'il avait identifiée assez facilement comme étant l'hôtel des Comtes de Chiny, au bord de la Semois. Au dos de la photo, à nouveau un court texte dactylographié : « Commandez trois Orval et douze cubes de fromage. »

Léandra et Andrew n'ont pas pris cette lettre au sérieux : ils pensent tous les deux que c'est Poulain Perspicace (notre ami originaire de la région) qui nous a fait une blague. Si c'est le cas, il s'est donné beaucoup de mal, comme le montreront, du moins si j'en ai la possibilité, les prochaines entrées de ce journal. Car malgré cette lettre anonyme un rien menaçante, nous sommes tout de même allés nous installer à Chiny. Le jeu d'énigmes que nous y avons découvert est pour le moins étrange, mais rien ne nous permet de penser que nos jours soient actuellement en danger. Après tout, il n'y a pas de raison de sombrer dans l'angoisse : je devrais me détendre et profiter de ce séjour bucolique.

jeudi 27 décembre 2012

Trop tard

« Papa, je peux jouer à Onecraft ? » — Gaëlle veut dire Warcraft, mais a curieusement le plus grand mal à prononcer convenablement ce terme. Je lui ai créé une druidesse elfe de la nuit avec laquelle elle passe la majeure partie de son temps à tourner en rond à l'intérieur d'un cercle d'environ cinq cents mètres de diamètre, tuant occasionnellement des loups de niveau 1 ou 2... Soudain, avide de découvertes, elle se met à parcourir la nature verdoyante de Teldrassil le quasi-arbre-monde, mais elle se fait tuer par des monstres trop forts pour elle et devient un fantôme... « Oh, moi j'aime bien être un fantôme et je ne veux pas retourner dans mon corps ! Quand je suis un fantôme, je suis tranquille : je peux tout visiter sans jamais me faire attaquer ! »

Le nain et l'ogre. — « S'il te plaît, Papa, tu me racontes une histoire ? me demande-t-elle le soir dans son lit en donnant à son visage une expression (yeux de biche pleins d'espoir et moue triste) qu'elle a sans doute dû répéter de très nombreuses fois avant d'arriver à une telle perfection dans l'exécution.
— Ha non, ce soir il est trop tard pour te raconter cette histoire de nain...
— Cette histoire de nain ? Quelle histoire de nain ?
— L'histoire du dernier nain de la mine déserte...
— Oh, mais je ne la connais pas, moi !
— Ah, mais c'est qu'il est vraiment trop tard pour te raconter l'histoire du dernier nain de la mine déserte... Celle de ce nain abandonné alors que la mine de sa famille était attaquée par de vilains barbares. Il s'appelait Bohr et n'était encore qu'un bébé à cette époque reculée (il avait cinquante-quatre ans seulement). Ses parents l'oublièrent dans son berceau de pierre. Tous partirent sauf lui. Deux semaines plus tard, Bohr fut heureusement découvert par un gentil ogre qui s'occupa de lui pendant très, très longtemps. Deux cent cinquante ans plus tard environ, les nains qui avaient quitté précipitamment leur mine décidèrent de revenir y vivre. Ils découvrirent l'ogre et, voyant en lui une menace, le tuèrent de plusieurs coups de hache. Bohr n'arriva jamais à comprendre l'acte de sa famille et ne se remit jamais de la mort de son père adoptif et ami. C'est ainsi que Bohr décida de se tuer...
Oh, comme c'est triste  !
— Oui, mais c'est vraiment comme ça que ça s'est passé, hélas !
— Mais, Papa, tu viens de me raconter une petite histoire complète !
— Moi ? Mais non, pas du tout !
— Mais si !
— Bon, d'accord, c'est vrai, mais ça reste entre nous, hein ?
— Promis, je ne le dirai à personne !
(Silence.)
— Je pourrai quand même le dire demain à Nanou et Gégé que tu m'as raconté une histoire ? »

mercredi 26 décembre 2012

Caverne high-tech

Les gnomes d'Omaha Beach. — Une colline tenue par la Horde (dont on peut apercevoir le drapeau à l'extrême gauche de la capture d'écran ci-dessous), des avions furtifs de facture gnome lâchant « les célèbres parachutistes de la 127e compagnie » sur la plage toute proche et, à l'horizon, sur fond de ciel rougeoyant, les navires de l'Alliance sillonnant la Grande Mer... C'est le débarquement de Normandie revu et corrigé par l'équipe de Blizzard Entertainment dans World of Warcraft, le MMORPG contenant le plus de références au mètre carré !


Cosmogonie réactualisée. — Cet « argument » selon lequel notre monde ne pourrait être qu'une simulation informatique ne fait qu'adapter les très anciennes cosmogonies à nos actuelles conditions d'existence faites de haute technologie et de réalités simulées. Rien de fondamentalement nouveau ne se dégage de tout cela. Que le monde soit sorti tout seul du néant, qu'il ait été créé par des dieux à partir de poussières d'étoiles, par une tortue à partir de ses propres déjections ou par des techniciens d'une intelligence tellement supérieure qu'elle est inconcevable à notre niveau, c'est du pareil au même : l'idée est invérifiable tout comme elle est impossible à réfuter ; par conséquent, elle ne nous apportera strictement rien d'autre qu'un énième grand frisson déiste adapté à notre temps.

Discussion avec Mère-Grand. — « Toi, tu l'avais vraiment trouvée, mais elle t'a lâché », me dit-elle en soirée durant notre discussion quotidienne. Elle donne ensuite son avis sur ce séisme personnel vieux de bientôt cinq ans : « Je ne l'ai jamais exprimé devant tout le monde, mais je lui en ai toujours voulu de t'avoir laissé tomber comme elle l'a fait. » Silence, puis : « Et parfois, elle vient ici et fait la bise à toute la famille comme s'il ne s'était rien passé ? Je ne dis rien, mais je trouve que ce n'est pas convenable. » — Bobonne a 86 ans. Dans la vieillesse, point de sagesse mais beaucoup d'humanité.

mardi 25 décembre 2012

Glouglou

Rêve de poissons d'argent.Chez mes parents. Ma chambre et celle de ma fille sont toutes les deux infestées par des lépismes, ces petits insectes qui ressemblent à des vers et qui se faufilent d'habitude dans les pièces humides des maisons. Ils grouillent par milliers... Les écraser ne sert à rien car dès qu'un vide se forme sur le parquet après y avoir posé et relevé un pied, d'autres de ces bestioles le comblent aussitôt. Ma mère nous explique qu'on ne peut rien y faire et qu'il va falloir que nous dormions dans nos lits respectifs en compagnie des poissons d'argent. « De toute façon », m'assure-t-elle, « ils sont inoffensifs ! », et je me réveille !

« Moi, je crois en Dieu ! » — Gaëlle n'en démord pas : elle croit en Dieu et en Jésus : « Maman m'a mise au cours de morale mais moi, je voudrais aller en religion catholique ! » Dans une famille athée depuis au moins deux générations, tant du point de vue paternel que maternel, la déclaration a de quoi surprendre ! — Ma fille va à contre-courant, elle incendie déjà ses aînés : c'est une très bonne chose. D'ailleurs, si elle s'était déclarée mécréante d'emblée, je me serais méfié.

Repas de Noël. — Ma grand-mère et Lazlo (le meilleur ami de mon père) participent à ce repas de Noël chez mes parents. Au menu : un simple velouté de tomates, des chaussons au potiron et à la feta (très bons et très simples à réaliser, je le note) ainsi que, en plat principal, la traditionnelle dinde. — Pourquoi ? Pourquoi faut-il donc qu'il y ait à chaque fois ce « gros poulet » répugnant (esthétiquement parlant) ? Arrivé à ce moment du repas, je n'ai déjà plus très faim et ce pauvre dindon m'achève complètement ; il me nargue avec ses os à décortiquer et la complexité de son corps jadis glougloutant... Un blanc pour moi, merci, comme ça je suis certain de ne pas tomber sur de l'immangeable ! — Enfin, arrive le dessert : des choux à la crème garnis de framboises et de chocolat fondant, préparés par mon père. Retour à la délicieuse simplicité !

Belote. — Bobonne est partie se reposer ; Gaëlle regarde la télévision. Nous sommes quatre adultes ; le moment rêvé pour une belote ! Ha, que j'aime ce jeu de cartes ! À chaque fois que je joue à la belote, j'ai envie de partager tout ce qu'elle représente pour moi (j'ai déjà essayé), mais c'est peine perdue : seule une personne qui a connu elle aussi ces veillées nocturnes estivales avec huit cartes en main pourra sans doute appréhender ce que je veux dire. — Dès qu'on cerne ce jeu et qu'on sait quelle carte jouer (autrement dit dès que c'est un tant soit peu automatique), la partie se déplace ; elle trouve son intérêt ailleurs : dans la complicité des partenaires et dans la bulle sociale formée par ce groupe de quatre joueurs. Le jeune Schopenhauer considérait le jeu de cartes comme une des manifestations les plus visibles de l'ennui en ce monde, mais en ne focalisant sa pensée que sur cet aspect-là du jeu, il en a sans doute loupé un autre, primordial... Oui, peut-être joue-t-on aux cartes pour passer le temps (pour ne pas succomber à l'ennui), mais on y joue aussi pour se retrouver.

lundi 24 décembre 2012

Non-réveillon

Rêve de gratte-ciel.Je me trouve sur le toit d'un gigantesque gratte-ciel. Dans mes bras, un peu comme si je tenais un bébé, se trouvent mon nouvel ordinateur portable et un disque dur externe. Je dois descendre de l'immeuble en m'agrippant à sa façade. Je regarde en direction du sol pour estimer la distance qui sépare la rue de ma position haut perchée... En vain : après quelques étages, le bâtiment se noie déjà dans les nuages. Je décide tout de même de dévaler la paroi verticale d'une main, en maintenant de l'autre l'ordinateur et le disque dur contre ma poitrine. Après quelques mètres de descente seulement, je lâche ces deux composantes qui en une seconde disparaissent dans le brouillard en contrebas. Je me retrouve aussitôt au niveau de la rue pour examiner le matériel : il est en lambeaux mais fonctionne encore sans aucun problème. « Ah, quelle chance ! », et je me réveille !

Non-réveillon. — Rien de spécial en cette veille de Noël : mes parents ont décidé de seulement faire un grand repas demain midi. Nous nous contentons donc de quelques « Apéricubes », de deux paquets de chips, de trois cougnous et de différentes sortes de délicieux boudins... Gaëlle passe sa journée soit à se promener dans World of Warcraft, soit à jouer aux Pokémons. De mon côté, alors que ma fille n'est pas occupée sur ces derniers, je termine Professeur Layton et l'Étrange Village : j'avais compris quelle était la véritable nature du village presque dès le début du jeu (je suis content de moi)... Dans les jours à venir, il ne me restera plus qu'à dénicher et à résoudre trois des énigmes du jeu ainsi que la grosse dizaine d'énigmes complémentaires que comprennent les « Extras » : elles ont l'air beaucoup plus coriaces que celles présentes au cours de l'aventure...

Les questions de Mère-Grand. — Je passe une petite heure chez ma grand-mère, qui habite dans la même maison que mes parents, à l'étage du dessous. — De toutes les personnes proches que je côtoie en ce moment, je pense que c'est la seule qui, cette année, m'a posé franchement la question de mon bonheur : « Es-tu heureux en ce moment ? » J'ai donc pu lui répondre, sans trop mentir : « Oh oui ! Assez curieusement d'ailleurs ! » Je lui explique que je lis beaucoup et apprends de nouvelles choses, et que quand je suis dans ce genre de phase, c'est que ça va bien ! Amen.

dimanche 23 décembre 2012

« Every puzzle has an answer! »

Ce matin, chez mes parents, Gaëlle a découvert qu'il y avait des cadeaux pour elle au pied du sapin de Noël. Comme nous ne sommes pas du tout formalistes dans ma famille, elle a pu les ouvrir à l'avance. L'un des paquets-cadeaux (le mien) contenait le premier numéro des aventures du Professeur Layton sur Nintendo DS : Professeur Layton et l'Étrange Village.

Fondamentalement, cette série de jeux vidéo se présente comme un recueil d'énigmes plus ou moins complexes inventées par un spécialiste du genre : le Japonais Akira Tago... Déplacement d'allumettes, petites équations mathématiques, problèmes géométriques, questions pièges, suites logiques, perception dans l'espace, puzzles, etc. : les énigmes y sont très variées, très bien construites et s'inscrivent par ailleurs dans un décor de dessin animé « à la Sherlock Holmes », mais en plus steampunk... Le Professeur Layton (archétype du gentleman anglais ordonné, aimant le thé et ne perdant jamais son sang-froid) et Luke (son jeune assistant très éveillé mais beaucoup plus impulsif) parcourent le village de Saint-Mystère à la recherche de réponses : en quoi consiste cette « Pomme d'or » donnée en héritage par ce riche baron récemment décédé ? Pourquoi les habitants disparaissent-ils et réapparaissent-ils à intervalle régulier ? Qu'est-ce donc que cette gigantesque tour au Nord du village que tous les villageois redoutent ? À côté des énigmes traditionnelles, se développe une histoire parallèle, une sorte de « méta-énigme » vraiment pas mal fichue, voire même complètement prenante !

Des énigmes et des devinettes... En achetant ce jeu, je me suis dit que cela ne pourrait pas faire de mal à Gaëlle, qui passe en ce moment sa vie en compagnie des abrutissants Pokémons... Aujourd'hui, je lui présente la chose de cette manière : Luke et le Professeur Layton, c'est un peu comme elle et moi ; elle sera ma fidèle assistante et nous résoudrons toutes ces énigmes ensemble. Au départ, elle est un peu réticente, puis elle se prend au jeu. — Gaëlle n'a pas énormément confiance en elle, doute constamment de ses capacités. Et pourtant, elle peut être une véritable tueuse professionnelle sur certaines énigmes nécessitant une remise en perspective, un regard neuf : par exemple, sur l'énigme de « Paf le chien ! », elle comprend beaucoup plus vite que moi (en quelques secondes) quelles allumettes il faut déplacer pour passer du chien vivant au chien mort, parce que, dit-elle, « elle a vu un jour un chien écrasé qui ressemblait à ça »...

Mais Gaëlle est (heureusement) beaucoup moins obsessionnelle que moi ; elle se lasse beaucoup plus vite quand elle ne trouve pas la solution. Elle passe donc rapidement à autre chose. De mon côté, je n'arrive pas à me déconnecter de ce putain de jeu. Arrive donc cette situation paradoxale et presque redoutée où je passe ma journée à résoudre méticuleusement chaque énigme découverte dans le village de Saint-Mystère pendant que Gaëlle joue à World of Warcraft sur mon ordinateur...

Diantre ! J'en viens à me demander si ce cadeau était en fin de compte réellement destiné à ma fille... Peut-être me le suis-je offert à moi-même, ce jeu ? Un peu comme ce goujat d'Homer Simpson offrant à son épouse, à l'occasion de son anniversaire à elle, une boule de bowling gravée à son nom à lui ? (Life on the Fast Lane, 1990.)

samedi 22 décembre 2012

Pèlerinage en Azeroth

Curieuse idée que de reprendre un abonnement d'un mois à World of Warcraft et d'acheter/télécharger d'un coup les deux dernières extensions sur mon nouvel ordinateur portable... — Juste pour voir comment s'est transformé le monde d'Azeroth en mon absence, rien de plus... Oui, oui, rien de plus... Hem... Paraît que l'on peut utiliser sa monture volante partout maintenant : survoler Hurlevent en dragon ; se poster sans mal sur l'une des montagnes surplombant Dun Morogh ; observer l'arbre géant de Teldrassil depuis les airs sans tomber... Paraît aussi que l'ancien monde s'est fissuré de toutes parts ; que de sinistres failles sont apparues en Kalimdor et dans les Royaumes de l'Est ; qu'Auberdine est en ruine et qu'un drôle de vortex déchire le Nord de la Marche de l'Ouest, sans parler du Maelström central... Paraît enfin que désormais, une nouvelle race de pandas a pris ses aises sur un hypothétique quatrième continent, dans le Sud profond... — Des... pandas ?

Mes deux personnages de haut niveau, Oldhaham (humain prêtre « Discipline » que je connais sur le bout des doigts) et Pardhotch (nain guerrier sans aucun intérêt à mes yeux) sont tous les deux restés à l'endroit où je les avais laissés il y a... euh... deux ans ? Le second, je l'emmerde : je me suis rendu compte, après de (trop) nombreuses heures de jeu, que je n'étais pas du tout fait pour jouer le rôle d'un guerrier combattant au corps à corps. Le premier, je l'adore : c'est un soigneur, un heal dans le jargon du jeu. Je me suis aperçu sur le tard que ma vocation a toujours été d'être un soigneur, de ne faire pour ainsi dire que ça : me tenir à l'écart du groupe, analyser le plus froidement et rapidement possible la situation et maintenir les gens en vie ; être l'avant-dernier rempart contre le wipe, l'adjoint fidèle du tank : voilà ce que j'adorais faire/être.

Aujourd'hui, avec Oldhaham (Oldy pour les intimes de l'ancienne guilde depuis longtemps disparue), confortablement assis sur un drake du Néant azur, j'ai survolé avec un rien de nostalgie mes premières zones de levelling : la Forêt d'Elwynn, le Bois de la Pénombre, la Marche de l'Ouest, les Carmines, mais aussi Dun Morogh, Loch Modan et les Paluns... Ha, que de souvenirs ! Le jeu peut avoir ses défauts, ceux-ci s'estompent si j'appréhende ces zones non comme de simples lieux de transit vers quelque chose de plus haut niveau, mais plutôt comme de véritables territoires avec leur atmosphère propre... — Dans WoW cependant, à mon époque du moins, la majorité des joueurs ne prenaient que très rarement le temps de s'arrêter et de contempler le paysage... J'ai cru comprendre que ça n'avait pas tellement changé depuis, que du contraire.

J'ai du temps à perdre en ce moment (en tout cas, je n'en ai certainement pas à gagner). Et si... Et si je recommençais à zéro pour voir ce qui a changé ? Et si, en amoureux compulsif des soigneurs, je reprenais le levelling d'un prêtre depuis le début ? Et si, pour voir l'envers du décor, je me mettais au service de la Horde ? Et si je sentais l'air du jeu de l'intérieur, sans prendre en compte toutes les critiques qui pullulent sur les forums ? Et si, en parallèle, je montais Oldhaham, à ce jour niveau 80, jusqu'au niveau 90, en proposant mes services de healer rouillé à tout embaucheur qui se présenterait ? Et si... — Merde, suis-je en train de retomber ? (À suivre...)

Du même auteur, sur le même sujet, voir : [JEU] "Putain, les heals, mais arrêtez de vous toucher, sérieux !" : World of Warcraft, la cyberdépendance et toi (Le blog du Noctambule, 13 février 2011).

vendredi 21 décembre 2012

Sur l'autel du vidéoludisme

Déchets 2.0. — Les courts textes sans nuance que j'expulse rapidement sous le coup de la colère sourde ou de la passion sont des instantanés que je ferais bien de conserver dans un carnet privé, hors de la sphère publique et à plus forte raison de la Toile. En relisant le dernier en date, je me sens particulièrement hypocrite : dire « amen » devant lui et déverser mes immondices dès qu'il a le dos tourné... Existe-t-il une attitude plus lâche et plus abjecte ? (Oui, mais ce n'est pas une raison pour etc.)

« Ça aurait pu être pire ! » — Ma grand-mère a une santé de fer. Résumé de l'épisode précédent : la deuxième fois qu'elle a tenu des propos incohérents, mes parents ont appelé l'ambulance ; un peu plus tard, dans un délire passager, Bobonne est tombée de son lit d'hôpital et s'est blessée. Cette semaine, elle est de retour à la maison familiale sans aucun problème, à l'exception de quelques contusions bénignes et de quelques bandages. Le plus important : elle a gardé toute sa tête dans l'aventure et conserve son optimisme lucide... « Rien de grave ! », dit-elle, « Ça aurait pu être pire ! »

Gaëlle, dresseuse de Pokémons. — À peine débarquée chez mes parents pour les vacances de Noël, Gaëlle se précipite sur sa sacro-sainte Nintendo 3DS pour lancer Pokémon Blanc 2. — Ah là là, mes aïeux, cette jeunesse sacrifiée sur l'autel du vidéoludisme, quelle tristesse ! De mon temps, moi je vous le dis, c'était autre chose : en hiver je me promenais benoîtement, l'écharpe au vent, sur les sentiers forestiers enneigés, humant l'air vivifiant que Dame Hiver soufflait dans ma petite figure empourprée. (Je dispose de preuves photographiques.)

Les Wittgenstein en folk music. — Cette mélodie de Neil Halstead (chanteur-guitariste du groupe Mojave 3 qui a démarré en 2002 une carrière solo) s'intitule « Wittgenstein's Arm » (Palindrome Hunches, 2012). Elle a pour sujet principal Paul Wittgenstein (le frère de Ludwig), pianiste talentueux qui dut se faire amputer du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale mais qui refusa d'abandonner le piano et continua sa carrière professionnelle avec seulement cinq doigts, passant commande d'œuvres spécifiques auprès de nombreux grands compositeurs (Sergueï Prokofiev, Richard Strauss...) et développant de nouvelles techniques adaptées (le terme « résilience » me vient à l'esprit).

Les paroles de la chanson font référence à la « malédiction » des frères Wittgenstein : au suicide par balle de Kurt, à la fin de la Première Guerre mondiale, parce que ses soldats refusaient de lui obéir (« Did you see my brother lying in the ditch, knuckles all scraped and the powder on him? ») ; à celui de Rudolf, étudiant en chimie, par absorption d'un mélange de lait et de cyanure de potassium (« See my brother drinking from the glass? They say he died with his eyes wide open. Poison flowing right through the veins, glass of milk fell from his hand... »). Cependant, pas une strophe sur la disparition mystérieuse de Hans Wittgenstein, ni sur Ludwig qui, lui, ne s'est pas suicidé (bien que l'idée traverse ses carnets) et eut une vie bien remplie. Peut-être le philosophe sera-t-il mentionné dans une future chanson intitulée « Wittgenstein's Moore's Hand » ?

Au demeurant, il s'agit d'une curieuse chanson empreinte de sentimentalisme, qui ne rend absolument pas compte du climat d'extrême rigueur et de perfectionnisme en vigueur au sein de cette famille. Autrement dit : il y a comme un fossé qui sépare ce qui est dit/joué par cet homme et l'image que je me fais des Wittgenstein... Mais c'est très difficile à expliquer... et c'est une autre histoire.

jeudi 20 décembre 2012

Dois-je m'acheter une machine à écrire ?

Petit repas d'avant Noël. — Ce jeudi, je suis toujours un peu malade et fatigué, mais je sors de ma léthargie. Le matin, je travaille à domicile ; l'après-midi, en congé, je décide d'organiser un repas pour Mary et moi. C'est la dernière soirée que nous passons ensemble à l'appartement avant les fêtes de fin d'année. Je prends une partie de l'après-midi pour préparer un rôti de bœuf aux haricots accompagné d'une purée gratinée au fromage belge et d'une sauce au poivre maison à base de porto et d'armagnac (je n'avais pas de cognac en stock). Comme vin, un bonne bouteille de Graves rouge.

Tragi-comédie romantique. — Après avoir mangé, Mary me propose de regarder un film sur son ordinateur : Ruby Sparks (Elle s'appelle Ruby en français). Elle ne l'a jamais vu, moi non plus, mais « il paraît que c'est bien ». C'est un long métrage de Jonathan Dayton et Valerie Faris, les réalisateurs de Little Miss Sunshine : je suis bien content de le savoir, vu que je n'ai jamais visionné Little Miss Sunshine. — J'ai déjà rencontré des poulpes qui avaient une plus grande culture cinématographique que moi. 

Amateurs de scénarios complexes, passez votre chemin : ce film est une variation assez épaisse sur une seule idée un thème très ancien de surcroît : le mythe de Pygmalion. Ici, point de sculpteur amoureux de sa création, mais un jeune écrivain (Calvin) en mal d'inspiration qui, sur les conseils de son psychothérapeute (évidemment qu'il suit une thérapie, quelle bête question !), se met à écrire sur Ruby, la femme parfaite qu'il rencontre constamment dans ses rêves lorsqu'il promène Scotty, son petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald (évidemment qu'il a un petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald et qu'il le promène dans ses rêves, quelle bête question !).

Calvin rédige donc des pages et des pages sur cette femme idéale et fantasmée, jusqu'à ce curieux matin au cours duquel la muse passe littéralement du texte à la réalité. À partir de ce moment, elle occupe physiquement son appartement, se présente de facto comme sa compagne et est vue par tout le monde comme telle. Enfin, chaque ligne que Calvin compose sur sa vieille machine à écrire est immédiatement répercutée sur la pauvre jeune femme : elle est malheureuse ? Il peut la rendre heureuse en quelques mots... Elle prend son indépendance ? Il peut la ramener à lui en un seul « retour chariot »..

Pas nécessaire d'être devin pour imaginer la suite de l'histoire : il ne voudra pas utiliser sa machine à écrire pour influencer leur relation, mais il l'utilisera quand même ; leur couple finira par se dégrader et il essayera de le remettre sur pied grâce à son « super-pouvoir » ; enfin, il libérera sa créature après un dernier sommet d'hystérie et de mal-être. Toute cette histoire était déjà écrite depuis longtemps dans l'inconscient collectif ; dans Pygmalion donc, mais aussi dans la légende du golem, dans Frankenstein et sans doute aussi dans d'autres œuvres antiques et modernes dont le titre m'échappe pour l'instant... La seule véritable surprise de ce film est contenue dans les quelques secondes qui précèdent le générique de fin : malgré toutes mes prospectives, jamais je n'avais prévu un happy end aussi ridicule.

« Je ne m'attendais pas du tout à ça », me jure Mary avant d'aller dormir, « et je suis tout de même assez déçue ! » Elle me souhaite bonne nuit. Je lui souhaite la même chose et termine ma phrase par : « De mon côté, je vais un peu... écrire sur mon blog ! » (Ça nous fait rire.)

mercredi 19 décembre 2012

Tempus fugit

Je pense souvent que si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément — je veux dire par là : pour une raison autre que la mort de ce bon kilogramme de masse cérébrale qui, du moins aux dernières nouvelles, occupe mon crâne et me permet d'écrire ceci (curieuse remarque alambiquée car, d'une certaine manière, c'est cette même masse cérébrale qui s'exprime ici : elle et je se confondent ; mais il est très difficile d'admettre qu'en parlant de cette masse cérébrale-, je parle de moi-même, et inversement [penser à dormir la nuit pour éviter ce genre de boucle] ; cependant, un neuropsychiatre me reprendrait certainement.) —, si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément, disais-je donc, ce ne serait ni par lassitude, ni par manque de matière, mais bien par manque de temps.

Car, pour toute personne dont ce n'est pas le métier d'écrire, rédiger un texte par jour demande de disposer d'un certain nombre d'heures dédiées à la tâche. En son temps (ha-ha), Léandra avait fait une estimation pour son propre blog : la rédaction d'un article dans sa totalité (écriture, relecture, corrections) lui prenait environ deux heures, parfois plus mais rarement moins. Ce n'est pas moi qui vais la contredire.

Toute cette machinerie rédactionnelle demande une certaine discipline. Une foutue discipline même. À tel point que j'en viens à me demander comment un type (je parle de moi, ou de mon cerveau, ou de que sais-je encore... non, je ne serai pas vulgaire) qui n'a jamais réussi à archiver convenablement la moindre de ses factures est parvenu à tenir aussi longtemps cette discipline d'article quotidien. — Soudain (paume sur la tête, comme Columbo !), je me suis souvenu : suis-je bête ! Il n'a pas vraiment de vie, ce type-là ; depuis quelques années, son entourage est composé de six-sept amis et de beaucoup de fantômes ; il est célibataire et ne voit sa fille que certains week-ends. En conséquent, il n'a pas vraiment besoin de discipline : presque toutes ses soirées sont libres, à ce couillon ! Ha, me voilà soulagé !

Si j'écris tout ceci aujourd'hui, c'est pour une raison bien particulière : ce mercredi 19 décembre 2012, j'ai décidé d'arrêter ce journal j'ai été du matin au soir emporté par une sorte d'état grippal. Étant malade, je me suis traîné difficilement jusqu'au travail, puis j'ai passé la première partie de soirée à dormir et la seconde à me tenir éveillé devant mon ordinateur, pour rédiger ma journée de samedi, en compagnie de Mary, qui semble en ce moment littéralement crouler sous le travail... Et donc ? Et donc, je n'ai strictement rien à raconter ! Mais il faut bien que je raconte quelque chose... « Et si j'écrivais sur la difficulté d'écrire un blog journalier quand on n'a rien à dire ? Et si j'en profitais pour parler de concepts bateau comme le temps et la nécessité d'avoir une certaine discipline ? » — Voilà !

mardi 18 décembre 2012

Discussion avec un nombril

« And this thing you once said disappeared from my head
In the time that it took to be amazed.
And this thing you once did might have dazzled the kids
But the kids once grown up are gonna walk away.

And your world is gonna change nothing,
And your world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing ! »

(Okkervil River, « Singer Songwriter », The Stand Ins, 2008.)

J'aurai tenu trois cent quarante-quatre jours sans le rencontrer une seule fois. Ce soir, je suis content de le revoir, mais le plaisir est de courte durée : il me faut à peine une demi-heure (le temps d'arriver au restaurant) pour m'apercevoir que rien n'a changé — les gens ne changent pas : n'est-ce pas moi qui assène cette « vérité » à tout bout de champ ? — et que, sous ses airs de vieux monsieur déprimé à la main tremblotante et à la locomotion difficile, se cache encore et toujours un monstre de manipulation, d'égocentrisme, voire même un satyre mythomane...

Il pose quelques questions, mais comme à son habitude, il ne s'intéresse pas du tout aux réponses que nous lui donnons. D'ailleurs, il ne les retient pas ; je le connais : il les a déjà oubliées. Étant donné que je ne dis pas grand-chose (j'ai des nausées depuis hier soir), c'est Mary qui se charge d'alimenter la conversation. Elle aussi pose des questions, qu'il contourne parfois très habilement afin d'introduire tel ou tel sujet avec lequel il a envie de faire un bout de chemin : ha, « cette merveilleuse étudiante de dix-neuf ans, extrêmement intelligente, promue à un grand avenir européen [sic] » avec qui il est sorti ; ha, comme il en a vécues, des histoires extraordinaires : avec sa vie, on pourrait écrire un roman ! — Et avec sa modestie, pourrait-on allumer un grand feu qui atteindrait la Lune ?

Il parle de lui, de lui, de lui, puis il sort une phrase qui me fait sursauter intérieurement : « Comme vous le savez bien, je ne suis pas du tout pour parler de "moi, moi, moi" ! C'est une discussion à trois. Nous pouvons parler de tout. C'est fantastique. » — Se rend-il compte de l'énormité de son discours ? Le fait-il exprès, pour nous tester ? Je mange ma saltimbocca alla romana trop salée sans rien répondre ; Mary ne dit rien non plus, mais n'en pense pas moins, comme je l'apprendrai plus tard.

Sommes-nous obligés de connaître tous ces détails écœurants et technico-techniques sur la mécanique (pas toujours) bien huilée du coït humain ? Non, je ne pense pas que nous y sommes obligés. — Je les garde donc en mémoire sans en faire mention ici.

Mary règle l'addition (merci Mary !) et nous passons la dernière demi-heure chez lui, sous le regard inquisiteur et les traits fiers du Condottiere d'Antonello de Messine. Dans la voiture, sur la route du retour, Mary me lâche : « J'en reviens toujours pas qu'il ne m'ait même pas proposé un truc à boire à son appartement ! » — Tiens donc, oui, c'est vrai : elle n'a rien eu à boire. Un oubli sans doute...

lundi 17 décembre 2012

Mort de fatigue

Mort-vivant. — Ha bon ? Vie et mort ne communiquent pas ? Pourtant, ce matin, je suis à la fois mort et vivant. La sonnerie de mon réveil est suivie d'une très grande confusion : je n'ai pas assez dormi et j'ai encore dans la bouche le goût du (très bon) vin rouge d'hier soir. Je repousse l'alarme plusieurs fois, jusqu'à la plus extrême des limites : sept heures du matin. Puis il faut bien que je me lève et qu'en plus je me grouille : brossage de dents, eau froide sur la figure, habillage et hop ! Direction la rue remplie de fantômes, le tram rempli de fantômes, le train rempli de fantômes, le bus rempli de fantômes, jusqu'à ce lointain lieu de travail où je vais devoir faire semblant de ne pas trop bailler, alors que de curieuses ombres menaçantes hantent les extrémités floues de ma vision. Toute la journée, je tiens bon, à grand renfort de café, ce qui a pour effet de me rendre particulièrement susceptible, voire entièrement paranoïaque : te gausserais-tu de moi, satanée horloge ? Il y a une minute, tu affichais déjà exactement la même heure ! Ha, je vois ! Tu as pris peur : voilà que tu es passée d'une minute à l'autre désormais ! Quelle coïncidence ! Une putain de coïncidence, n'est-ce pas ? Ouais, c'est ça !

Cheveu. — Léandra et Andrew sont au fond du café en train de préparer leur prochain week-end à Londres. Je passe les saluer tout en précisant d'emblée que je ne resterai pas longtemps. J'ai l'impression d'arriver comme un cheveu dans la soupe : je ne suis pas le bienvenu ici, je suis rejeté de partout, par mes amis, par les clients et même par ces serveurs qui passent devant moi sans voir que je veux commander une putain de boisson alors que je suis là depuis — combien de temps déjà ? — trente secondes. Ha ! Tout est parfaitement clair dans mon esprit maintenant : je ne suis pas le bienvenu ! Je ne suis pas le bienvenu ! (Je suis très fatigué : la terre entière est contre moi et me considère comme un boulet nuisible — en imagination du moins.)

Requiem. — Tous les soirs depuis lundi dernier, je suis obnubilé sans raison (du moins je suppose) par le Requiem de Mozart, complété par Süßmayr : en ce moment, j'écoute et réécoute la version interprétée par l'Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Karl Böhm. — Ce requiem a, si je puis dire, bercé toute mon enfance : ma mère le passait en boucle, sur tourne-disque, à côté de la Messe en ut mineur, de Don Giovanni et de La Flûte enchantée, mais aussi notamment du répertoire de Marvin Gaye et d'autres artistes estampillés « Motown ». Pendant tout un temps, du Requiem, je n'ai connu que la version de Bernstein, au tempo extrêmement lent. Cependant j'ai découvert par la suite que de nombreux talentueux chefs d'orchestre, comme Philippe Herreweghe, avaient interprété l'œuvre avec un tempo beaucoup plus rapide : par exemple, alors que le Lacrimosa dirigé par Bernstein atteint presque les cinq minutes, celui de Herreweghe n'en compte que trois ! — Éduqué en compagnie de la version ultra-lente, je ne peux m'empêcher de penser, à l'écoute de ces versions supersoniques, qu'un esprit malin s'est arrangé pour faire passer tous ces fantastiques mouvements à l'intérieur d'une sorte de filtre accélérateur, afin d'annihiler tout l'effet déchirant et dramatique des chœurs et des solos (parmi les plus bouleversants jamais composés, faut-il le préciser ?), qui ne prennent vraiment toute leur ampleur que dans la lenteur. (Sur le même sujet, lire cet excellent article signé Dominique Autié intitulé « Nécessité de la lenteur ».)

Le Lacrimosa super-lent de Bernstein :
Requiem in D minor, K. 626 (Süßmayr completion): IIIf. Sequenz: "Lacrimosa" by Wolfgang Amadeus Mozart on Grooveshark

La version intermédiaire (mais tout de même assez lente) de Böhm :
Lacrimosa by W. A. Mozart/K. Böhm/Wiener Philarmoniker/E. Mathis/J. Hamari/W. Ochman/K. Ridderbusch on Grooveshark
(Dieu, que c'est beau !)
La version rapide de Herreweghe :
Requiem In D Minor, K 626 - Sequentia: Lacrimosa Dies Illa by Philippe Herreweghe: Collegium Vocale, La Chapelle Royale on Grooveshark