En début de soirée, après m'être procuré un carnet de notes et un stylo à plume au Club de la place Flagey, je fais plusieurs allers-retours entre le théâtre Marni et la place pour passer le temps. Je finis par croiser Alizé et Pat mais je ne les vois pas ; Pat pense que je plaisante et fait donc semblant de passer son chemin, puis se retourne : « Ha merde, Hamil, tu ne nous avais vraiment pas vus ! » (J'ai toujours été distrait mais le problème semble s'aggraver avec le temps.) Nous sommes un peu à l'avance et allons boire un verre au café presque en face du théâtre, « Le Loire », où quelques clients tapent la carte.
Ce cycle de rencontres-débats philosophiques au théâtre Marni pouvait-il mieux tomber pour moi qu'en ce moment, quand on sait que le thème qui occupera cette soirée et les cinq autres à venir tourne autour d'un aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » ?
Au cours du premier semestre 2013, cinq intervenants prendront la parole avant d'entamer un débat avec le public : Jacques Sojcher (philosophe, écrivain), Yves Depelsenaire (psychanalyste, philosophe), Bénédicte De Villers (philosophe, anthropologue ; la seule à ne pas être présente aujourd'hui), Éric Clémens (écrivain, philosophe) et Jean-Claude Encalado (psychanalyste, philosophe). Ce soir, ils ont un quart d'heure pour résumer le contenu de leur future communication.
Pourquoi n'ai-je pas assisté aux leçons de philosophie morale de J.S. lorsque j'étudiais à l'ULB ? Celles-ci m'auraient sans doute bien plus intéressé, même à cette époque lointaine, que les cours d'anthropologie et de psychologie sociale que j'avais alors décidé de suivre en option. Mais passons ! Dans son introduction de ce soir, J.S. explique qu'aux yeux de Nietzsche, les philosophes ont très souvent été des théologiens déguisés. En rupture totale avec le dualisme platonicien dont a hérité le christianisme ainsi que des pans entiers de la philosophie occidentale, Nietzsche inaugure une nouvelle pensée créatrice : il démolit la croyance en un arrière-monde idéal qui existerait au-dessus du monde matériel et sensible ; il supprime Dieu : « Dieu est mort ! », écrit-il dans une formule choc apparue pour la première fois dans Le Gai Savoir. — Dieu est mort, oui, mais il ne faudrait pas le remplacer par un ersatz de Dieu, par un autre « mensonge idéaliste » condamnant la vie au profit d'un invisible et suprasensible au-delà. Pour Nietzsche, l'art est également un mensonge, mais un mensonge différent du mensonge idéaliste ; un mensonge positif, une « bonne illusion » tournée vers la terre (et non vers le ciel des idées) et favorisant la vie.
En guise d'accroche, Y.D., qui axera sa contribution sur des textes de Michel Foucault (Le courage de la vérité) et de Lacan, nous déclare : « J'étais en train de scribouiller quelques notes en vue de la réunion de ce soir quand ma petite fille a débarqué dans la pièce et m'a demandé : "De quoi vas-tu leur parler ?"... "De la vérité !", lui ai-je dit. "Oh papa", m'a-t-elle répondu, "tu vas les emmerder !" » — Le reste de la communication était très intéressant, mais c'est l'anecdote du père et de l'enfant que j'ai retenue par-dessus tout.
J.C.E. parle de l'art comme excès de vie, comme « affrontement du terrible et du monstrueux ». Il prend pour exemple Rothko, ainsi que Virginia Woolf qui transformait ses expériences angoissantes en écriture. Dans ce cas, nous dit-il, la création artistique est vécue par l'artiste lui-même comme une séparation : il répercute son excès de vie sur la toile, il crée au lieu de se mutiler, il écrit au lieu de se suicider... L'exposé me rappelle, toute proportion gardée, ces quelques amis d'adolescence et d'université, plus angoissés et plus sensibles que la moyenne (pour autant que l'expression ait un sens), qui transposaient leur angoisse dans la musique, le dessin ou sur le papier...
Restera à voir comment se dérouleront les prochaines rencontres, en espérant qu'elles ne vont pas se transformer en un salon de discussion guindé. Le public donne l'impression — mais peut-être me trompé-je ? — d'être un petit cercle fermé où tout le monde se connaît : Alizé dit bonjour à telle professeur de morale, connaît tel conférencier... Et quand ce monsieur du public lève la main et pose une question intéressante (sur la façon dont chaque intervenant perçoit l'aphorisme de Nietzsche mentionné en début de séance), c'est à peine si E.C. ne se fout pas de sa pomme. « Ce n'est pas marrant », répond le monsieur du public, « je vous ai posé une question sérieuse et vous répondez par une pirouette ! »
Dans le sous-sol du théâtre, avec Alizé et Pat, devant un groupe de jazz belge (du nom de The Flying Fish Jumps), une lasagne végétarienne et une Floreffe au fût. Nous parlons d'art, de musique, de religion, de philosophie... Je leur apprends que ce cycle de conférences tombe à pic pour moi ; je leur parle brièvement de ma longue traversée en compagnie de Wittgenstein (« J'ai été jusqu'à acheter sa correspondance et ses cahiers secrets »), Kant (un peu), Schopenhauer (beaucoup) et récemment Nietzsche. Leur ai-je dit à quel point toutes ces lectures ont pu être structurantes pour moi ? Pat constate : « Tu as l'air beaucoup moins sombre que la dernière fois que je t'ai vu ! » — Ha, si seulement je pouvais dire la même chose de mon proche entourage !
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