vendredi 31 mai 2013

Le vieux tailleur hommes-dames

Au « Flandre » à Namur, en début d'après-midi. J'attends la fin des cours de Gaëlle, assis à ma place habituelle (rangée du fond, à deux tables de distance du couloir menant aux toilettes) et je dévore un délicieux steak frites saignant à la sauce Archiduc accompagné, à défaut d'Orval, d'une Westmalle Triple. Le vieil homme directement à ma droite, vêtu d'un marcel à l'effigie de Johnny Hallyday  (les serveurs l'appellent d'ailleurs Johnny) déguste une Rochefort 10 et me regarde de temps à autre. Il finit par me lâcher : « Didjou, t'es comme moi, m'fi : t'as bon appétit, t'aimes bien mingi ! » Je lui réponds que manger est une des plus grandes joies de l'existence. Il me raconte une partie de la sienne : il a septante-neuf ans et c'est un ancien tailleur pour hommes et dames. « Si t'as un problème avec une tirette, je te la refais ! Avant, je réparais les tentures aussi, mais j'ai arrêté parce que ça demandait trop d'espace... » Le vieil homme a également exercé le métier de disc jockey : « J'ai plus de trois mille "33 tours" et presque autant de "45" ! Tu me dis ce que tu aimes et je te le trouve ! » Il possède des éditions collector de Johnny, évidemment, mais aussi, déclare-t-il, des albums de Buddy Holly, de Pink Floyd, des Beatles ou des Who (qu'il prononce curieusement « les Waughts ») en parfait état. J'ai pris sa carte de visite, à tout hasard : inutile de faire semblant de ne pas être intéressé...

jeudi 30 mai 2013

Des vertus de l'insularité

À la question du philosophe : « Comprenez-vous cela ? », ils répondent à l'unisson : « Oui, nous comprenons, et nous allons le prouver ! »

Bien caché derrière les bons vœux du modérateur (« débat ouvert à tous », qu'il espère « libre », « fécond », etc., etc.), quel est le motif premier de l'organisation de toutes ces conférences philosophiques au théâtre Marni ? C'est Léandra qui, quatre jours plus tard, a extrait la réponse — nette, précise, tranchante, aiguisée comme la lame d'un couteau Tojiro — du fouillis désorganisé de mes paroles : ces soirées constituent un prétexte pour discuter en bonne compagnie ; une énième manifestation de l'esprit de club. La raison de ces réunions, c'est surtout de montrer qu'on a compris : ceux qui, après la conférence proprement dite, commentent, affirment et contredisent à tout-va font partie du groupe de ceux qui comprennent, du moins le pensent-ils. Et chacun de ces étalages de profonde compréhension est suivi de bien pire encore : de bourgeoises qui gobent, gloussent et acquiescent en lançant des « Ha oui ! » et des « Oh, très subtil ! ». (Elles boivent notamment l'agaçant commentaire de Jacques Sojcher débutant par : « Je dois t'avouer que ta conférence m'a prodigieusement énervé. »)

Au milieu de tout ce verbiage, une exception : la conférence d'aujourd'hui consacrée aux peintres Francis Bacon et Mark Rothko, que j'ai trouvée fascinante d'un bout à l'autre. Peut-être est-ce parce que l'orateur du jour, Jean-Claude Encalado, a eu le bon goût de rester en repli, de ne jamais discourir, mettant en avant les actes et les écrits des deux artistes ? Car les actes de ces deux-là montrent beaucoup plus que n'importe quel discours, et la meilleure façon de ne pas les trahir, c'est de ne pas interpréter, de ne pas dire quelque chose sur eux et sur leur œuvre, mais seulement de le montrer, par les anecdotes, les expériences de vie, les actes et ce qu'ils en ont dit (c'est-à-dire, parfois, pas grand-chose : Rothko était un adepte du silence, comme L.W. !).

— Lorsque l'une de ses toiles était utilisée comme décoration, Rothko ressentait une immense déception, proche du sentiment de trahison, et préférait la racheter. Cela, ajouté à d'autres actes et textes de l'artiste entendus lors de la conférence, me donne envie d'en savoir plus. Je pense que je vais commencer par ses rares textes publiés comme : Écrits sur l'art. 1934-1969 et La réalité de l'artiste. (À suivre donc.) 

Après le « débat », Alizé, Pat et moi nous installons à trois pour manger. La vingtaine d'autres convives s'installent quant à eux, ensemble, le long d'une longue table qu'ils viennent de créer. Remarquant notre isolation (comment ne pas la remarquer ?), je lance : « Ils sont la Grèce et nous sommes la Crète ! », ce à quoi Pat répond : « Bah ! C'est un joli pays, la Crète, non ? »

mercredi 29 mai 2013

Fatecraft

Lorsque je m'intéresse à quelque chose, quel que soit ce « quelque chose », je le fais toujours de manière radicale ; je m'y intéresse vraiment. Est-ce à dire que je m'y intéresse avec passion ? Non : le terme est ici particulièrement mal choisi car j'associe la passion à quelque chose de chaud, d'impulsif et de corporel. Or, nulle passion ne me traverse pour l'instant : je suis en plein dans le froid, dans l'analyse et (sans doute trop) dans l'intellectuel ; dans une période faste donc. Faste mais froide. — Et voilà que je recommence : je digresse à coup de tirets cadratins ! — La focalisation idiote du moment* se nomme Fatecraft. C'est un jeu en ligne auquel je joue en compagnie d'amis (anciens et actuels) de la glorieuse alliance MonLégionnaire. Il se déroule dans un monde imaginaire et fantastique de style médiéval (vu l'utilisation de la pierre dans les constructions et le développement des villes, du commerce et des corporations, l'action, si elle se situait en Europe, se déroulerait à n'en pas douter à la fin du Moyen Âge). Réalisé avec un certain perfectionnisme et un sens du travail bien fait par une équipe indépendante originaire de Québec, ce jeu possède un aspect addictif tout en n'étant curieusement pas chronophage : on se balade sur une carte, on remplit des quêtes, on se spécialise dans un ou plusieurs métiers, mais on n'est pas obligé d'être tout le temps en ligne ; on programme sa journée de jeu puis on vaque à ses occupations quotidiennes. L'addiction est donc totalement différente de celle d'un World of Warcraft ; elle est en grande partie intériorisée : dans la rue, dans le tram, dans le train ou dans mon lit, je réfléchis, sans être connecté, aux prochaines actions que je vais accomplir, à la meilleure manière d'optimiser ma journée de jeu... Et tout bien réfléchi, c'est peut-être encore pire ! (À suivre.)

________________________________________
* Non pas que je renonce à la philosophie car, en parallèle, je continue à lire. Je dévore en ce moment (entre autres) la Généalogie de la morale et je suis désespérément à la recherche de l'édition complète des Parerga et Paralipomena.

mardi 28 mai 2013

Ender

Train de retour vers Bruxelles en compagnie de Yama. — Oui, j'irai certainement voir Ender's Game au cinéma à la fin de l'année, mais je serai forcément déçu. J'imagine presque déjà la musique grandiloquente et les batailles spatiales épiques, qui mettront de côté tout ce qui fait de ce court roman d'Orson Scott Card (1985) un chef-d'œuvre inspiré : les réflexions stratégiques du petit Andrew « Ender » Wiggin, mais aussi sa psychologie et son incapacité, du fait qu'il a été choisi depuis sa plus tendre enfance comme seul espoir de l'humanité face à la menace des Doryphores, de vivre la moindre parcelle de naïveté enfantine. (Il est, de par son génie, sacrifié sur l'autel de l'utilité militaire.) — Comment rendre compte de tout cela dans un film à grand spectacle sans sombrer dans le harrypotterisme ? Comment rendre à leur juste valeur ces longues séances d'entraînement dans l'environnement très confiné d'une école spatiale ? Comment, encore, restituer le personnage légendaire de Mazer Rackham, le sauveur de l'humanité lors de la seconde invasion, le seul à avoir découvert le talon d'Achille des envahisseurs extraterrestres, c'est-à-dire leur esprit de ruche ?... Je me dis que le seul événement facile à filmer dans cette histoire, somme toute, c'est la chute renversante : ce moment incroyable où, après des semaines de simulation de combats spatiaux de plus en plus corsés, le jeune Ender se rend compte que son entraînement n'en était pas un et qu'il a annihilé toute une civilisation consciente, à l'exception d'un seul œuf, qu'il se chargera de protéger. (Un jour, je me ferai lyncher pour ma manie consistant à bafouer systématiquement la sacro-sainte règle du spoiler.)

lundi 27 mai 2013

Cueillette

Gare des Guillemins à Liège, de bon matin. Sur l'un des panneaux d'affichage, mon train en correspondance est annoncé à l'heure, sans aucun retard. « Ça alors ! » Je continue à marcher lentement tout en jetant un œil aux autres panneaux que je croise sur mon chemin. Plus loin, au moment de prendre l'escalator, un « +0H08 » écarlate s'affiche enfin : le train est en retard, rien ne change et me voilà rassuré.

Je vois des passagers qui pestent à cause d'un retard de train et remarque ceci : ces gens ne sont pas des habitués ; s'ils s'énervent, c'est parce qu'ils sont des néophytes du transport ferroviaire. De la part d'un navetteur journalier, le comportement face à un retard peut prendre toutes sortes de teintes, comme l'amusement, le rire nerveux, le cynisme désabusé ou encore la plus stricte neutralité, mais rarement l'énervement ou la colère. (Sauf, bien sûr, si la personne en question est un CADD).

« Tu me dis : "Qu'importe le cueilleur : un fruit reste un fruit !" — Je te réponds qu'un tel arbre n'existe pas ; que tu confonds "faits" et "interprétation des faits" ; que dans le verger des événements, la cueillette est déjà une transformation. » (Hans Winstub, Des faits et de leur interprétation, 1937.)

dimanche 26 mai 2013

Fungi

Ma fille déclare soudainement : « Quand on dit : "Il ne faut jamais dire jamais", en fait c'est faux car on le dit deux fois. » Je lui réponds qu'il faudrait privilégier l'expression : « Il faut toujours dire toujours » qui, elle au moins, est logiquement vraie.

Ce dimanche est plus morne que le plus morne des dimanches de novembre, parce que nous ne sommes pas en novembre mais en mai. Assez curieusement, pour passer le temps alors qu'il pleut dehors, ma mère propose à Gaëlle de regarder le film Amadeus (ma maman propose donc aussi cette occupation aux enfants de la seconde génération). — Miloš Forman prend de nombreuses libertés par rapport à la biographie de Mozart mais il met en avant un trait intéressant de sa personnalité, qu'il n'est pas le premier à souligner : son côté enfantin. Dans Le monde comme volonté et représentation (tome II, livre III, chapitre 31), Schopenhauer cite à ce sujet une courte phrase du biographe allemand Friedrich Schlichtegroll, contemporain du compositeur : « Dans son art, il est devenu très tôt un homme, mais dans tout le reste, il est toujours resté un enfant », tout en ajoutant son point de vue personnel sur la question : « La raison première pour laquelle chaque génie est un grand enfant, c'est qu'il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, et donc avec un intérêt purement objectif. Ainsi, pas plus que l'enfant, il n'a cet esprit de sérieux, cette sécheresse qui caractérise les gens ordinaires, lesquels, incapables d'aucun intérêt autre que subjectif, ne voient toujours dans les choses que des motifs pour leur action. » — Si l'on suit cet exposé, pour être génial, il faut être adulte très tôt ou bien enfant très tard : deux comportements qui se rejoignent très facilement.

Dans la taxinomie moderne, à côté des règnes végétal et animal, on retrouve entre autres celui des Fungi. Le lobby des pizzaïolos a encore frappé !

samedi 25 mai 2013

Artificiel

Malgré la Lex Leandrae, malgré la loi martiale, malgré l'idée d'un seul petit texte par jour, je suis toujours en retard dans la rédaction de mon journal. La plupart du temps, je convertis les trois ou quatre paragraphes quotidiens (ceux que j'aurais écrits habituellement) en morceaux que je sépare à l'aide d'un simple tiret cadratin, de manière à ne pas me compromettre dans une sale et sombre histoire de plusieurs paragraphes. Mais c'est évidemment ridicule et artificiel, et à chaque fois que j'essaye d'être artificiel, ça ne fonctionne pas !

Gaëlle, dans la conversation courante : « Haruna n'arrête pas de parler de sexe. » (Sa voix traîne sur le dernier mot, qui résonne bizarrement.) « Il m'a dit que lorsque je serai plus grande, il aimerait sexer avec moi ! » — Curieux sentiment que celui qui consiste à imaginer un petit garçon de l'âge de ma fille en train de lui faire des avances sexuelles (d'autant plus que ce n'est pas la première fois).

« (...) et le soir, alors qu'il n'avait jamais connu que les lumières de la métropole, il vit pour la première fois la Lune qui, haute dans le ciel, éclairait la petite ville de sa pâle lumière : "Quel est donc ce laid disque abîmé qui nous gâche la vue ?" demanda-t-il, "Pourquoi faut-il qu'il soit si difforme et parsemé de trous ?" "C'est la Lune", lui répondis-je le sourire aux lèvres, "et nous ne l'aimerions autant si elle n'était point percée !" » (Jacques-Denys Quentin, Hôtel des Pèlerins, 1822.)

vendredi 24 mai 2013

Caméléon

Je n'aime pas le corporatisme et j'ai toujours eu d'énormes difficultés ne fût-ce qu'à imaginer que je pouvais être proche (ou éloigné) d'un groupe de personnes simplement parce que je partageais (ou pas) l'appartenance à un même corps de métier. Aujourd'hui, je suis plus ou moins historien et archiviste, mais j'aurais pu choisir une tout autre voie : vendeur de crèmes glacées, mathématicien, jardinier, astronome, informaticien, ingénieur, cuisinier, philosophe, spéléologue, bibliothécaire, architecte ou encore libraire... Mais aurait-il fallu, si je m'étais dirigé vers ces métiers-là, que je me sente concerné par le destin des autres glaciers, mathématiciens, jardiniers, astronomes, etc. plus que par celui de n'importe qui d'autre ? Que je défende bec et ongles ma profession pour lui donner la place « qui lui revient » dans le merveilleux monde enchanté du labeur rémunéré ? — Que je sois médiéviste de formation tient presque du concours de circonstances : du fait que, enfant, j'étais émerveillé par les ruines des châteaux forts parsemant les hauts-plateaux ardennais de Belgique et du Luxembourg (mais j'étais aussi, de la même manière, à la même époque, émerveillé par les barrages, par les étoiles et par les grottes) ; du fait aussi que cette prof de français, en fin de secondaire, m'a gentiment rétorqué, sans plus d'explication : « Non. Toi, tu dois aller à l'université ! » (elle avait raison, mais pas pour les bonnes raisons) ; du fait enfin que, dans la mesure où je devais (du moins paraissait-il alors) étudier à ladite université, il a fallu que je choisisse quelque chose de léger mais pas trop, car j'étais, comme je le suis toujours aujourd'hui d'ailleurs, très fainéant. Par conséquent, j'ai choisi l'histoire dans l'idée de bifurquer, après seulement deux années d'études, vers la science du livre et des bibliothèques. Mais j'ai continué l'histoire jusqu'au bout avec, évidemment, le Moyen Âge comme objectif. (À quoi tout cela tenait-il et à quoi cela a-t-il servi ? À rien et à rien, si ce n'est, tout de même, à faire de belles rencontres amicales et amoureuse, à trouver une certaine forme de liberté et à m'amuser en travaillant sur l'histoire du jeu d'échecs en Occident.) — Aujourd'hui, je participe à une assemblée parce que c'est mon métier de participer à ces assemblées. Après la séance, je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas quoi faire, je suis constamment gêné, mais je m'accroche pour paraître normal. Mes pairs trouvent naturel que je sois là et que je parle de tout et de rien avec eux. Ils me connaissent. C'est pourtant, je le sais, une imposture de tous les instants. J'aurais pu être marchand de crèmes glacées ou architecte tout en restant un imposteur quand même. J'aurais pu participer à un congrès de botanistes consacré dans son entièreté à la thigmonastie que je me serais comporté exactement de la même façon ! Manière compliquée, s'il en est, d'expliquer que je n'ai pas vraiment de métier, que je n'en aurai jamais vraiment et que je suis un imposteur quand j'essaye de m'en fabriquer un, socialement du moins.

jeudi 23 mai 2013

Bon Samaritain

Jerry Seinfeld, George Costanza, Elaine Benes et Cosmo Kramer vont-ils mourir dans un crash, piégés à l'intérieur du jet privé qui est censé les emmener à Paris mais qui subit un méchant décrochage alors qu'il survole la côte Est des États-Unis (première partie du double-épisode final de Seinfeld, 1998) ? « Is this it? Is this how it ends? », crie Jerry. « It can't. It can't end like this! » Non, la série ne se terminera pas avec la mort des quatre principaux protagonistes. Dommage : ç'aurait pu être une belle fin malheureuse et bien abrupte, comme je les aime ! — Après quelques longues secondes de panique, les pilotes redressent l'appareil et le posent en douceur dans la localité imaginaire de Latham (Massachusetts) pour une courte escale. Se promenant dans les rues de la petite ville en attendant le redécollage de leur avion, les quatre amis assistent, sans jamais intervenir, à un carjacking à main armée : ils regardent, passifs, un obèse se faire dépouiller de sa voiture et se contentent de lancer de temps à autre des plaisanteries douteuses concernant son poids... Mais l'homme les remarque et signale leur conduite (ou plutôt leur non-conduite) à un agent de police, qui les arrête pour avoir enfreint une loi récemment votée dans le comté, du nom de « Good Samaritan law », selon laquelle le fait d'ignorer une personne en danger est un crime passible d'amende, voire d'emprisonnement. (Ironie de ce show à propos de rien : ils sont arrêtés pour... n'avoir rien fait !) — Alors vient le procès, ce drôle de procès qui clôt les neuf saisons hilarantes d'une des plus célèbres sitcoms de l'histoire des sitcoms américaines... L'idée derrière ce curieux final est facile à comprendre : il s'agit de transformer la toute dernière histoire en un immense et unique retour de flamme : pendant neuf saisons, ces quatre-là se sont souvent comportés comme des salauds sans nullement se faire inquiéter ; ils ont toujours fuit d'une manière ou d'une autre leurs responsabilités ; ils n'ont pas arrêté de mentir, tricher, voler et écraser les autres ; ils se sont comportés en parfaits égoïstes et, à aucun moment, ils n'ont fait preuve de la moindre empathie... Aujourd'hui, ils sont jugés pour un fait qui, en quelque sorte, résume l'ensemble de leur comportement passé. Nombreux sont ceux qui se pressent à leur procès et, dans l'assistance, certains sont là pour les voir tomber. À la barre, les témoins convoqués par l'accusation se succèdent à vive allure : la vieille Mabel Choate, à qui Jerry a volé un pain à l'arraché ; Robin, ancienne petite amie de George, qui a vu ce dernier bousculer et piétiner femmes et enfants pour sortir en premier d'un immeuble en feu ; etc. Finalement, au terme de tous ces témoignages, les quatre seront reconnus coupables par le jury et écoperont d'un an de prison ferme. — Est-ce une bonne sortie pour une série de cette qualité ? Il faudrait, pour répondre à cette question en toute connaissance de cause, que je regarde l'ensemble du show une seconde fois. Une chose est certaine : j'ai détesté ce procédé, hélas par trop fréquent dans les séries à succès, consistant à ressasser d'anciennes scènes tournées des années auparavant en les intercalant dans le fil de l'intrigue sous forme de flashbacks... Un bon scénario ne devrait jamais avoir recours à de pareilles redites ! (Voilà qui est exprimé même si tout le monde, à commencer par moi, s'en balance ! Maintenant, exit Seinfeld !)

mercredi 22 mai 2013

Zone pluvieuse

Me plaindre du temps qu'il fait dehors ne sert à rien. C'est un peu comme si je me plaignais que le chêne perd ses feuilles en hiver : je n'ai aucune prise sur l'événement donc pourquoi me lamenter ? Le fait de me plaindre du temps, de la météo est quelque chose que je ne pratique qu'en société, et non pour moi-même : c'est une activité qui se déroule en compagnie d'autres humains qui acquiescent avec tristesse en lançant des « Eh oui ! » ou bien des « Pfff ! » de circonstance. Seul, il ne m'arriverait jamais de regarder par la fenêtre de mon appartement le soir et de soupirer en constatant que le ciel est couvert et qu'une ridicule petite bruine maussade tombe par intermittence sur la ville. Les conditions météorologiques n'ont aucune prise sur mon moral, mais lorsque je parle du temps avec des amis ou des collègues, il m'arrive pourtant parfois de lancer des phrases bateau comme : « C'est déprimant ! » — En Wallonie, un mot de trois lettres permet de décrire avec une assez bonne précision le temps qu'il fait en ce moment en Belgique : il fait cru. « Cru » est une belgicisme qui signifie à la fois froid et humide. Il fait cru lorsque, même emmitouflé dans un imperméable, l'humidité arrive à se frayer un chemin à l'intérieur des vêtements, jusqu'à la peau, et à donner au corps une sensation désagréable de froid mouillé. On entend parfois dire que les Inuits ont au moins douze mots différents pour décrire la neige, parce que cette dernière est de circonstance là où ils habitent, mais cette croyance est au mieux un beau raccourci sans trop de sens, au pire une information complètement fausse (voir ce lien ; le reste du site vaut la peine d'être lu ou, au moins, survolé). En Belgique, on pourrait croire, de la même manière, que nous avons de nombreux mots pour décrire le froid et l'humidité, mais il n'en est rien : nous avons seulement le mot « cru » en plus dans notre vocabulaire, et ce n'est déjà pas si mal. — Je sais à quoi me fait penser le ciel bruxellois depuis quelques jours : à l'album Astérix chez les Belges ! Dès que les trois Gaulois pénètrent dans la partie septentrionale de la Gaule, le ciel devient d'un gris uniforme et pesant, hommage à peine voilé de Goscinny et Uderzo au grand Jacques et à son ciel « si bas » et « si gris ».

mardi 21 mai 2013

Sacrée discipline

Il fait tellement froid et humide ce soir que seuls quelques téméraires fumeurs restent en terrasse de la Maison du Peuple, sous les parasols qui, pour le moment, font plutôt office de parapluies. J'opte pour l'intérieur du café. Au comptoir, après m'avoir servi, un des serveurs m'interpelle : « Tu travailles à Liège ? Je t'ai vu dans le train dernièrement... » En effet. Je lui explique tant bien que mal mon boulot : historien ; centre d'archives ; depuis sept ans ; bla-bla-bla ; voilà, voilà ! « Tu te rends à Liège tous les jours de la semaine depuis sept ans ? », me demande-t-il avant d'ajouter : « Tu dois avoir une sacrée discipline... Tu vas te coucher très tôt pour survivre, n'est-ce pas ? » (Petit comique, va !) Il m'explique que s'il prend ce train de temps en temps, c'est parce que quelques-uns de ses cours universitaires sont externalisés et se donnent à l'Université de Liège. Et que fait-il comme études ? Réponse : la philosophie ! « La philosophie ? », m'exclamé-je, étonné, « J'adore la philosophie ! » (Sans blague ?) Mais il repart déjà pour servir quelqu'un d'autre. Surpris, je n'ai même pas pensé à lui demander s'il avait un sujet ou un philosophe de prédilection. Ce sera pour une prochaine fois, sans doute.

lundi 20 mai 2013

Traumatisme félin

« On peut s'imaginer un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé. Mais un animal qui espère ? Et pourquoi pas ?
Le chien croit que son maître est à la porte. Mais peut-il aussi croire que son maître viendra après-demain ? — Que ne peut-il donc pas faire ? — Comment est-ce que je le fais, moi ? — Que devrais-je répondre à cette question ?
Seul peut espérer celui qui sait parler ? Seul le peut qui maîtrise l'emploi du langage. Ce qui veut dire que les manifestations de l'espoir sont des modifications de cette forme de vie complexe. (Si un concept fait référence à un caractère de l'écriture humaine, il n'est pas applicable à des êtres qui n'écrivent pas.) »

(Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, II-i.)

Début d'après-midi, sous un ciel gris, presque menaçant, en terrasse de la Maison du Peuple de Saint-GillesJe tente, avec énormément de difficulté, de rédiger un paragraphe sur Zweig. Un homme et une femme, la trentaine, s'installent en périphérie de ma table. « N'est-ce pas trop compliqué de travailler ici ? », me demande l'homme. « Non, pas du tout », lui réponds-je, « j'ai au contraire beaucoup de mal à me concentrer lorsque le monde autour de moi est silencieux. Je préfère un brouhaha permanent à un silence pesant ! » Il me dit : « Nous allons essayer de parler de choses intéressantes, tout de même ! ». Lui, au moins, se rend compte que les murs ont des oreilles. Lors de la conversation, ils aborderont les sujets suivants : les pèlerins permanents de Saint-Jacques-de-Compostelle ; la véracité des équations de Sheldon Cooper sur les tableaux en arrière-plan dans The Big Bang Theory et la localisation corporelle des différents chakras. (Cherchez l'intrus.) — Début de soirée, toujours en terrasse de ladite Maison. Andrew revient de chez Léandra où, comme chaque jour depuis que celle-ci est partie en vacances, il a nourri Quid et lui a apporté un peu de chaleur humaine. L'adorable petit chaton a récemment été traumatisé par des travaux dans l'immeuble qui ont fait trembler les murs de l'appartement. Il semble par ailleurs tester l'autorité en ce moment, par exemple en montant sur la table alors qu'il sait qu'il ne peut pas monter sur la table. D'où cette question : comment un animal dépourvu de langage a-t-il conscience de ce qu'il peut et ne peut pas faire ? Comment sait-il quelque chose ? Peut-il se souvenir ? Peut-il projeter ? Peut-il se représenter autre chose que ce que son cerveau lui dicte ici et maintenant ? Vite, vite, il faut se replonger dans l'œuvre de Wittgenstein !

dimanche 19 mai 2013

Bizarro

Le fait que je sois une larve dépourvue de toute vigueur évoluant dans un monde de pyrales (voir article d'hier) ne m'empêche pas de « faire quelque chose » de ma vie : je continue donc à regarder, de manière méthodique et systématique, épisode par épisode, la célèbre sitcom Seinfeld dont j'ai commencé le visionnage au début du mois d'avril. Les épisodes qui me font le plus rire sont souvent liés au renversement complet des valeurs et des comportements. C'était déjà la cas avec « The Opposite » (finale de la cinquième saison) et ça l'est toujours, pour prendre un exemple particulièrement réussi, avec « The Bizarro Jerry » (troisième épisode de la huitième saison), référence explicite au Monde Bizarro de l'Univers DC, une planète cubique dont les habitants se comportent toujours à l'opposé des Terriens et sur laquelle il existe des versions « Bizarro » de nombreux personnages de DC Comics : Bizarro, version miroir de Superman, Bizarro-Lois Lane, etc. — Au cours de cet épisode de Seinfeld, Elaine Benes se met à fréquenter un groupe de trois amis qui s'avèrent être l'exact opposé de ses trois autres amis : Kevin (Bizarro-Jerry) est quelqu'un en qui l'on peut avoir confiance, sur qui l'on peut compter, doux, gentil et à l'écoute des autres ; Gene (Bizarro-George) est un homme poli, honnête, bien habillé et charitable ; quant à Feldman (Bizarro-Kramer), contrairement à son antagoniste, il frappe toujours à la porte avant d'entrer et offre de la nourriture plutôt que d'en récupérer dans le frigo de son voisin. Même l'appartement de Kevin est le reflet de l'appartement de Jerry : tout y est inversé, jusqu'au vélo pendu à l'un des murs qui devient... un monocycle dans la version « Bizarro ». — Une véritable source d'inspiration pour mon journal que ce monde à l'envers, même si... bah... d'une certaine manière, je l'ai déjà utilisé sans le savoir.

Jerry Seinfeld et ses amis rencontrent
brièvement leurs homologues Bizarro.

samedi 18 mai 2013

Désenchaîné

Gaëlle passe le week-end de la Pentecôte chez sa maman ; Mary s'en est allée à Barcelone, pour une semaine, afin d'assister avec des amis au grand festival musical alternatif Primavera Sound ; Léandra, elle aussi, est partie en vacances aujourd'hui (sur l'île d'Oléron), laissant à Andrew le soin de s'occuper de Quid, l'adorable chaton aux coussinets moelleux et à la petite langue râpeuse. Quant à moi, je n'ai rien de prévu... Strictement rien : je peux faire ce que je veux, comme je veux, où je veux, et ce pendant trois jours, seul dans mon appartement en compagnie de mes amies les pyrales au « petit vol mal assuré » (l'expression n'est pas de moi). — Las ! Sans aucune structure (travail, soirées entre amis, entourage familial, gouvernement dictatorial, présence d'une femme dans ma vie, abduction par des Zéta-réticuliens...*) pour me dicter un tant soit peu ma conduite, je suis une véritable larve et il me faut donc quatre fois plus de temps pour tout faire : pour me lever, pour prendre un bain, pour écrire, pour avoir l'idée de m'habiller dans l'éventualité de sortir et de faire quelques provisions de nourriture... — Ces journées durant lesquelles je n'ai rien à faire (et, par conséquent, je peux tout faire) pourraient devenir un véritable enchantement, mais ce n'est pas comme cela que je fonctionne : pour que je sois libre, il faut que je sois un minimum enchaîné. (Voilà un véritable paradoxe !)

________________________________________
* Classement par ordre de vraisemblance.

vendredi 17 mai 2013

Evenvel-Delarose

En ce moment, par la force des choses, je passe une partie de mon temps libre à réfléchir sur ma famille proche. Il y a matière à réflexion : mon père ne cache même plus sa nouvelle idylle et ma mère doit entièrement revoir le schéma de son existence alors qu'elle est à un an et un mois de la soixantaine. — Parmi les réflexions périphériques, celle-ci : comment sont réparties, au sein même de ma personnalité, les différentes influences parentales ? Hier, dans le train de retour vers Bruxelles, alors que je regardais le paysage coutumier défiler, la réflexion, à peine commencée, a très vite abouti à toute une théorie... Une théorie échafaudée bien trop rapidement pour être autre chose qu'une construction mythique, voire mythologique, de mes racines. — De mon père, et plus certainement encore de mon grand-père paternel, Hildebrand Evenvel, j'ai hérité du radicalisme et de cette pointe d'autoritarisme et de colère qui est à l'origine de certains comportements cruels dont il a pu faire preuve au cours de sa vie. Une anecdote racontée par mon père, il y a longtemps : Mamy, Papy et leurs sept enfants, tous sapés en tenue du dimanche, sont fin prêts pour se rendre à une fête familiale. Au moment de partir, papy Hildebrand s'assied dans son fauteuil et déclare, péremptoire, sans aucune explication : « On n'y va pas ! » La question est directement réglée : malgré la matinée prise par ma grand-mère pour habiller, avec une patience d'ange, ses sept enfants, personne n'est sorti ce jour-là. — De ma mère, et surtout de la famille de ma grand-mère maternelle (la famille Delarose), j'ai hérité de tout autre chose. Cette branche-là est plus littéraire et intellectuelle bien que, tout comme la famille de mon père, d'extraction ouvrière. Un des frères de ma grand-mère a donné naissance à deux débiles mentaux et... à Bertrand, un génie timide et asocial qui a fini sa vie tristement, obèse, dans son petit appartement délabré de la banlieue carolorégienne. Il écrivait des poèmes, faisait des jeux de mots et inventait des objets, dont un piège à souris d'un genre nouveau. Ma mère est d'une honnêteté sans faille ; elle est aussi une maniaque qui traque la moindre poussière, qui déteste tout changement de plan dans sa journée et compte les carrelages ou les lettres d'un mot dès qu'elle en a l'occasion. Ma tante dévore un livre par jour, écrit et récite des contes. Quant à la petite dernière, ma cousine Chelsea qui s'apprête à entrer à l'université, elle s'est toujours posé beaucoup de questions originales... — Tous ces traits que je retrouve au sein de la famille de ma mère, je ne les observe jamais dans la famille de mon père, où les livres sont terriblement absents, de même d'ailleurs que les pensées singulières. Deux mondes donc : du côté maternel, une certaine forme de romantisme littéraire et une tendance à l'idéalisme ; de l'autre, un matérialisme radical et pragmatique, un « C'est comme ça et pas autrement ! » qui peut s'avérer déroutant de prime abord. Et au carrefour de ces deux mondes : H.L.E.

jeudi 16 mai 2013

Le train qui arrive toujours en retard

Le train en correspondance de 8 heures 25 que je prends tous les jours à la gare de Liège-Guillemins pour rejoindre mon travail possède une caractéristique assez singulière : au cours des trois derniers mois, je ne l'ai jamais vu à l'heure. Ce n'est pas qu'il est souvent en retard lorsque je dois le prendre, non : il est toujours en retard. Quelquefois, je me dis que la situation pourrait facilement être résolue : étant donné que le train accuse systématiquement un retard de cinq à dix minutes, pourquoi ne pas décaler symétriquement (c'est-à-dire de dix minutes pour être parfaitement à l'aise) son heure d'arrivée sur les panneaux horaires, de manière à ce qu'il soit perçu, la plupart du temps, comme parfaitement à l'heure, voire même en avance ? Évidemment, je ne crois pas une seule seconde qu'une telle rectification soit possible : je me doute bien que la gestion des grilles horaires de l'ensemble d'un réseau ferroviaire s'avère de loin beaucoup plus complexe que l'application d'un simple rectificatif spécifique. — Autre chose : je remarque que ces retards n'ont strictement aucun effet sur mon moral. Tout au plus sont-ils embêtants le matin, socialement parlant du moins, car ils se répercutent à chaque fois sur mon heure d'arrivée au bureau. Quant au train de retour, dans la mesure où je passe la plupart de mes soirées en solitaire à lire, écrire ou (en ce moment, mais c'est bientôt fini) regarder Seinfeld, le fait que je sois chez moi une heure ou deux plus tard n'a aucune conséquence dans la mesure où je peux vivre exactement de la même façon autre part. Le train peut donc être retardé, détourné, supprimé que je n'en ai vraiment, mais alors vraiment rien à battre ! Aux yeux de la SNCB, je suis donc en passe de devenir le navetteur idéal : je ne me plains jamais de ces retards, ces derniers ne me mettent jamais de mauvaise humeur et, mieux encore, ils peuvent même s'avérer très utiles pour, de temps à autre, combler les vides du présent journal. 

mercredi 15 mai 2013

Temps long

Ce matin, je travaille à l'un des dépôts d'archives. — Si je prends pour référentiel un temps très long (un millier d'années est sans doute suffisant ici, bien que, pourtant, ce ne soit pas à proprement parler un temps très long ; mais qu'est-ce qu'un temps très long ?), à quoi cela sert-il de dépoussiérer des archives, de les reconditionner, de les cataloguer, de les inventorier ? Tous ces papiers sont, tout comme nous tous, à plus ou moins court terme, voués à la destruction. Même numérisés, ces documents seront détruits et oubliés un jour prochain. — Plongés dans notre quotidien, nous ne pensons que très rarement, voire jamais, au long terme (comme, par exemple, un million d'années dans le futur) et encore moins au très long terme (comme plusieurs milliards d'années, ou plus loin encore : la mort du soleil ; l'univers proche du zéro absolu et l'impossibilité de toute vie). Quand bien même tous ces documents seraient correctement numérisés, bien catalogués et par conséquent peut-être préservés pendant des siècles ou des millénaires, les informations qu'ils contiennent finiront tout de même un jour par ne plus exister du tout. — « Tout cela est vain ! », dis-je à Lodewijk ce mercredi matin en montant une étagère, après lui avoir brièvement résumé cette pensée fugace. L'exclamation prend la forme d'une boutade et nous en rions à plusieurs moments de la matinée, mais elle est tout de même terriblement réaliste. Ce qui a de l'importance aujourd'hui en aura beaucoup moins demain et, plus tard encore, à un moment beaucoup plus rapproché qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord, ce qui a de l'importance aujourd'hui n'en aura plus du tout. Souvent, pour me convaincre de cette pensée, je réfléchis à autre chose qu'à des simples papiers inertes : je pense à mes huit arrière-grands-parents... Que sais-je de leur vie à l'exception de quelques informations disparates : un prénom, un nom, quelques rares anecdotes ? Leur existence toute entière est oubliée ; ils ont presque déjà disparu ; dans deux ou trois générations, ils n'existeront tout simplement plus du tout. Je pourrais néanmoins retrouver leur trace, faire une généalogie, reconstruire une parcelle de leur vie au prix de nombreux efforts (ce qui pourrait être passionnant, soit dit en passant), mais dans mille ans (et si pas dans mille ans, dans dix mille ans !), cette recherche sera de toute façon perdue. — Mais alors pourquoi, pourquoi est-ce que je continue à donner de l'importance à tout ce que je réalise ? Pourquoi est-ce que je me relis sans cesse, traquant la faute ? (Parce que je ne peux m'empêcher d'être humain et de combler l'ennui du mieux que je peux, voilà pourquoi !)

mardi 14 mai 2013

Éloge du couteau suisse

J'ai toujours adoré ces petites merveilles d'inventivité et de densité que sont les couteaux suisses. (Cette information est-elle en contradiction avec ce que l'on sait de moi, à savoir, entre autres, que je déteste l'armée et que j'ai les plus grandes difficultés à me frayer un chemin en compagnie de scouts ? Peut-être l'information est-elle « en contradiction », mais je m'en tamponne le coquillard !) — Enfant, je ne me promenais jamais dans les bois entourant la maison de famille sans mon fidèle Victorinox multifonctions comprenant, parmi des dizaines d'autres outils, un stylo à bille, une loupe et un mini-tournevis inséré à l'intérieur du tire-bouchon (la présence de ces trois outils-là constituait un véritable émerveillement pour le gamin que j'étais). Ce canif haut de gamme m'avait été offert par mes parents lors d'un de nos nombreux périples au Grand-Duché de Luxembourg. (Était-ce à Esch-sur-Sûre ou à Vianden ? Je pense que c'était à Esch, mais je n'en suis plus sûr.) — Ce que j'aime dans ce concept de couteau suisse, c'est que celui-ci n'a pas pour vocation d'être spécialisé, c'est-à-dire dédié à une tâche unique (comme pourrait l'être un simple couteau à cran d'arrêt, par exemple) mais au contraire d'être généralisé afin de répondre à un très grand échantillon de situations différentes. Avec un couteau suisse, je peux couper de la viande, écailler un poisson, scier une branche, coudre, mais aussi ouvrir une bouteille de vin, décapsuler une bouteille de bière, me curer les dents ou encore me limer les ongles... — Cet objet s'adapte à tout et c'est pour cela que je l'aime, presque par principe ! Si je devais me réincarner dans un objet, ce serait à coup sûr dans un couteau suisse... Car, après plus de trente ans d'existence aléatoire, j'ai fait une belle grande croix sur l'idée même de spécialisation, qui ne me convient absolument pas : à l'instar du couteau suisse, je veux être un putain de généraliste. Je veux pouvoir m'intéresser un jour à Wagner et un autre à la façon dont se forment les cyclones ; un jour à la philosophie allemande et un autre aux quasars ! Je veux être en mesure de tout comprendre. Ce ne sera jamais qu'une compréhension très superficielle, mais cette superficialité-là, si je la compare à ce que j'appelle, depuis la petite cabane de mon propre entendement, « la superficialité », me convient parfaitement.

lundi 13 mai 2013

Hermine

Les beautés féminines immortalisées dans les peintures de la Renaissance — ces jeunes femmes à la peau diaphane, à la fermeté tranquille et à la timide assurance qui ont servi de modèles à Filippo Lippi, Léonard de Vinci ou encore Raphaël, pour ne citer que ces trois-là — ne sont plus que poussière aujourd'hui. Compte tenu de l'intervalle de temps qui me sépare de leur jeunesse, elles auraient pu vivre et mourir dix fois d'affilée sans que j'aie la moindre chance de croiser un jour leur regard. C'est un constat évident et banal, qui me vient néanmoins très souvent à l'esprit lorsque je contemple une peinture de cette époque-là, et ce d'autant plus facilement que la femme qui sert de modèle au maître est un archétype de beauté, de grâce et de jeunesse. — Lorsqu'on est sensible à ce genre de pensée (une pensée qui appartient beaucoup plus au domaine de l'émotion brute et incontrôlable qu'à celui de la raison), il n'y a seulement, à mon sens, que deux façons de réagir : soit en pleurant à chaudes larmes, mais sans réelle tristesse (ces lignes sont très personnelles et je ne sais pas si j'arriverai à me faire comprendre de qui que ce soit, mais qu'importe !) ; soit à la manière d'un Goethe ou d'un Schopenhauer, ce dernier étant d'une grande aide en la matière. Plutôt que de se lamenter sur le côté fugace, éphémère et périssable de toute beauté humaine et de toute vie (j'ai pris pour exemple la beauté féminine tout comme j'aurais pu mettre en avant l'entendement d'un génie, tout aussi périssable), un autre point de vue est possible : ce qui a disparu avec la mort d'une modèle, ce n'est pas la beauté en général, mais sa beauté à elle. La beauté, en tant que forme, en tant qu'idéal, n'a en rien disparu : elle se répète de génération en génération depuis très longtemps ; elle change seulement d'enveloppe, au sens purement matériel du terme (aucun mysticisme dans ce que j'écris). — Ce genre de raisonnement peut s'avérer intéressant lorsqu'on l'applique à soi-même, au-delà de ce concept de beauté qui est, somme toute, très annexe. C'est, je pense, une des plus belles répliques à la peur que nous développons envers l'idée de notre propre mort. Il est particulièrement difficile d'imaginer que la seule parcelle d'existence dont nous disposons sera un jour réduite à néant, parce que nous n'avons jamais connu que cette parcelle d'existence-là ; parce que ce que nous percevons est tout ce que nous avons. Et pourtant, notre mort ne sera qu'un des phénomènes les plus périphériques et les plus insignifiants de ce monde, qui parviendra très bien à exister sans notre présence. Cette pensée peut paraître insupportable parce que nous ne pouvons faire autrement que d'imaginer, parfois avec un véritable effroi, notre propre néant ; mais elle devient presque acceptable si nous retournons le paradigme : l'individu (notre individu) meurt, mais la forme humaine générale persiste, au sein de l'humanité. (Mais... Mais... Dans plusieurs milliards d'années, voire sans doute bien avant, l'humanité toute entière ne sera plus que poussière et, par conséquent, son essence même sera définitivement morte ! — En ce qui concerne cette pensée-, il n'existe pas de solution aussi facile que l'idée de « sauvegarde éphémère de la forme » : si je pense l'humanité sur le très long terme, je me rends compte que nous sommes complètement perdus et, dès lors, aussi, que tout est vain, pensée très étrange si je la compare avec l'importance que je peux donner à certaines manifestations très précises de la beauté dans l'art.)

dimanche 12 mai 2013

Le Devinoscope II

J'avais de bons espoirs quant à ce « Devinoscope II » sur Facebook : j'avais l'impression d'avoir découvert un filon, de tenir une idée pas trop mal foutue de sport cérébral... Cependant, il semblerait qu'à de rares exceptions près, personne ne daigne jouer. Je me suis donc rapidement demandé : est-ce trop compliqué ? Est-ce que la plupart des gens s'en fichent ? Ou bien encore : mes « amis » voient-ils ce que je poste sur ce réseau social ? — Je me dis que si d'autres personnes proposaient des énigmes originales (comme Mister H en son temps avec ses sympathiques « Dingbats »), je me précipiterais pour les résoudre au plus vite... D'ailleurs, je me rends compte que les quelques rares joueurs qui participent assidûment en ce moment à ce Devinoscope II sont grosso modo dans le même état d'esprit que moi : pour dormir en paix, ils doivent absolument trouver la solution ; le problème doit être derrière eux. Mais il faut croire que j'ai grandement surestimé le nombre d'individus qui, au sein de mon réseau social, sont prêts à consacrer un temps certain à la résolution d'énigmes de ce genre. — En parallèle, je me pose de plus en plus la question de l'intérêt de ma présence sur ce réseau, tant les interactions sont faibles et médiocres. À quoi cela sert-il d'être sur un réseau social si la majorité des interventions, même après filtrage, consistent en des opinions à l'emporte-pièce ; des vidéos publicitaires ; des citations apocryphes ; des statuts personnels sans trop d'intérêt ? À chaque fois, la même réponse : cela permet de se tenir informé. D'accord, mais informé de quoi ?

L'énigme #29 du Devinoscope II, inédite à ce jour.
(D'autres, précédemment postées sur Facebook,
se trouvent désormais sur ce compte Flickr.)

samedi 11 mai 2013

Riches heures

« (...) Le miracle d'hier est devenu aujourd'hui une évidence, et à partir de cet instant la terre entière bat, si l'on peut dire, d'un seul cœur. Les hommes, qui s'entendent, se voient, se comprennent, vivent à présent au même rythme d'une extrémité à l'autre de la terre, devenus, à l'image de Dieu, omniprésents grâce à leur propre force créatrice. Et l'humanité serait merveilleusement unie à jamais, grâce à sa victoire sur l'espace et le temps, si elle ne se laissait troubler sans cesse par l'idée folle et funeste de détruire cette unité grandiose et d'utiliser précisément les moyens qui lui confèrent la puissance sur les éléments pour s'anéantir elle-même. »

(Stefan Zweig, « Le premier mot qui traversa l'océan »,
Les Très Riches Heures de l'humanité, 1927 pour l'édition originale.)

Une idée traverse de part en part ce recueil de douze récits historiques : les nombreux événements qui ponctuent l'histoire de l'humanité ne sont pas d'une importance égale ; l'histoire progresse par bonds, par paliers ; certaines heures, certaines minutes, voire certaines secondes se détachent de la contingence du temps pour marquer durablement les siècles à venir... De la chute de Byzance le 29 mai 1453 à l'épisode du « wagon plombé » marquant le retour de Lénine en Russie en avril 1917, en passant par d'autres événements a priori légèrement plus anodins comme cette minute d'hésitation de Grouchy qui aurait précipité la défaite de Napoléon à Waterloo (18 juin 1815), ou bien la première liaison câblée transatlantique (été 1858), ou bien encore l'exploration de l'Antarctique par le Capitaine Robert Falcon Scott (1912), Zweig propose une vision où l'homme, à certains moments-clés de l'histoire à tout le moins, dispose pleinement de son libre arbitre. Pour Zweig, le monde peut être, à de rares moments décisifs, radicalement transformé par la marque du génie, d'un seul génie (Goethe, Haendel et Tolstoï ont droit à leur propre chapitre, ce qui montre, soit dit en passant, le bon goût de l'auteur), mais également par la mauvaise décision d'un « médiocre » incapable d'appréhender le sens de l'histoire, incapable de comprendre le sens du destin dont il n'est qu'un engrenage (les mots sont durs envers Grouchy, « homme brave, dévoué et sûr, mais sans génie »). — Zweig raconte l'histoire du monde à la manière d'un enfant. Je veux dire par là (et c'est en grande partie un compliment) qu'il est optimiste, naïf et utopiste jusqu'à l'extrême ; qu'il observe chaque événement, même ancien, avec un regard neuf et émerveillé, tout en étant, bien sûr, parfaitement documenté. Il n'est pas question ici de montrer l'histoire dans tous ses entrelacs mais plutôt d'en faire ressortir les faits les plus saillants, de les interpréter à nouveau comme s'il s'agissait d'axes historiques autour desquels le destin du monde pivotait réellement. (Que cette interprétation de l'histoire soit vraie ou fausse est un tout autre débat.) — Et puis, il y a le style. Zweig ne noie jamais la narration dans la boursouflure : il écrit bien, il est clair, il a les bonnes expressions, il a le bon rythme, mais il n'est jamais alambiqué ni ampoulé, et, surtout, il n'en fait jamais trop. C'est un jeu terriblement difficile que d'écrire avec style sans que ce style ne se remarque, sans qu'il ne soit omniprésent au point d'en faire oublier le fond de l'affaire !

vendredi 10 mai 2013

Copier-coller

Si j'étais fainéant au point de renâcler à réécrire autrement ce que j'ai déjà écrit auparavant, je pourrais rédiger quelques-unes de mes journées à l'aide de simples copier-coller d'articles antérieurs, auxquels j'ajouterais simplement un ou deux compléments d'information sur ce qui a changé au regard de la dernière fois. — Par exemple, voici le copier-coller du jour : comme chaque vendredi (ou presque), Gaëlle et moi nous reposons à notre table habituelle, à la brasserie « Le Flandre » ; Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS devant un verre de grenadine et un paquet de chips ; elle rejoint rapidement son amie Colombine, avec qui elle échange ses derniers exploits Pokémon. Et voici le complément d'information : la maman de Colombine se dirige vers ma table, échange quelques mots avec moi et me rend le baladeur que j'avais oublié la semaine dernière. (Et voilà, c'est tout !) — Si je devais consulter un psychologue (chose qui n'est pas du tout à l'ordre du jour), je lui parlerais de toutes mes routines, dont le présent journal est sans nul doute un des reflets les plus criants... Car non seulement je traite de mes routines dans mon blog mais, en plus, ce dernier est lui-même une routine ! (Il serait d'ailleurs peut-être plus intéressant pour ledit psychologue de me lire plutôt que de m'écouter.)

jeudi 9 mai 2013

Anti-assertivité

« Tu devrais te renseigner sur l'assertivité », m'avait conseillé Mary, il y a trois semaines, après cette soirée durant laquelle j'étais, comme souvent, incapable d'exprimer mon point de vue de façon calme et posée. Le terme, apparemment à la mode dans les écoles de management et de gestion du personnel, désigne la capacité d'un individu de donner son avis et de défendre son point de vue sans être ni passif, ni agressif, ni manipulateur ; d'affirmer quelque chose auquel il croit en évitant à tout prix d'entrer dans un rapport de soumission ou, à l'inverse, de domination/manipulation. Il s'agit, somme toute, de dire que l'on n'est pas d'accord, mais en adoptant une attitude particulière, qui n'empiète pas sur ce que développe l'autre interlocuteur. — À l'oral, si l'on se base sur cette définition, je suis ce que l'on pourrait appeler un « anti-assertif » de première catégorie : je suis incapable d'amener la contradiction sans m'exciter, sans hausser la voix ou bien, au contraire, sans me couper de toute forme de dialogue en me retirant, parfois même physiquement, du champ de bataille (un renoncement que l'on pourrait considérer comme la partie « soumission » du concept). — J'ai toujours eu le plus grand mal avec la communication verbale. Quant à l'argumentation en temps réel, n'en parlons même pas ! Très souvent, je me dis que telle ou telle personne n'a pas un bon raisonnement, qu'elle est partiale dans ce qu'elle énonce, mais je suis bien incapable de mettre des mots sur ce que j'observe... et encore moins de contre-argumenter ! Alors, tristement, au mieux je me tais et continue à observer la scène ; au pire j'ouvre la bouche et je passe définitivement pour un idiot.

mercredi 8 mai 2013

Lex Leandrae

Il semble de plus en plus évident que je suis incapable pour l'instant de tenir un blog journalier, du moins en procédant de la « manière habituelle » (pour autant qu'il y en ait une). Je postpose sans cesse le moment de la journée qui consiste à m'asseoir, chez moi ou dans un café, pour rédiger quelque chose. Je postpose ce moment non pas par manque d'idées, ni par manque de temps, ni par lassitude. Pour tout dire, je ne sais même pas pourquoi je le postpose... Quoi qu'il en soit, le retard s'accumule sans que j'y fasse réellement attention, ni que je me réfère, en me rongeant les ongles jusqu'au sang, à ma nouvelle échelle de retard qui stipule qu'aujourd'hui, à J-7, je me dirige inéluctablement vers l'Apocalypse et que, par conséquent, je devrais être en train de me suicider ou, à tout le moins, d'abandonner tout espoir de retour à la normale. — Si le retard ne me tracasse ni ne m'émeut curieusement pas, c'est parce que j'ai trouvé une solution, que j'ai appelée (en latin pour me la péter) la Lex Leandrae. Mon amie Léandra ne m'a-t-elle pas déclaré un jour : « Si jamais tu ne t'en sors plus ou si tu trouves le format de ton blog beaucoup trop lourd, plutôt que d'écrire sur trois ou quatre sujets par jour, tu pourras toujours n'écrire que sur un seul ; limiter ton journal à un paragraphe ! » ? J'ai toujours été réticent à utiliser ce procédé, le considérant comme une forme de tricherie. Aujourd'hui, mes principes se sont assouplis et j'ai fini par considérer qu'il s'agissait d'une solution honorable au problème actuel : après tout, c'est mon journal et j'en fais ce que je veux. — Par le présent article, j'instaure donc au sein de cet Hamilton's Diary en perdition, et ce jusqu'à nouvel ordre, la loi martiale ! Les mots n'y sortiront quotidiennement que par petits groupes accompagnés : un unique paragraphe, voire un simple aphorisme décriront l'observation ou la pensée du jour. Amen !

mardi 7 mai 2013

Nerfs

Objet trouvé. — Début de soirée, sur le chemin de la salle de badminton, je reçois un coup de téléphone de ma fille : « Dis Papa, est-ce que tu as retrouvé tes écouteurs ?
— Tu veux parler de mon baladeur ? Non, je pense l'avoir oublié à la brasserie vendredi dernier.
— Ton baladeur, oui. Colombine l'a vu et l'a repris avec elle en partant. Elle te le redonnera vendredi prochain.
— Mais c'est fantastique, ça !
(Long silence.)
— Bon ben... à vendredi alors ?
— À vendredi Gaëlle ! », mais elle a déjà raccroché.

Crise. — Ce dont j'ai le plus peur, c'est que personne, absolument personne, ne comprenne pourquoi j'ai réagi de façon si énervée, impulsive et radicale ; que personne ne comprenne pourquoi je l'ai complètement supprimée de mon existence à ce moment précis. J'ai vraiment peur de me retrouver seul sur ce coup-là, seul à comprendre mon comportement ; de passer pour le fou psychorigide de l'histoire, pour le gamin qui fait une tempête dans un verre d'eau. — Puis je me ravise : NON, on ne gueule pas sur les gens, on ne rentre pas de manière désinvolte sur un terrain pendant un échange et surtout, surtout, on ne confisque pas un volant de manière autoritaire, quelle que soit la raison invoquée (en l'occurrence le fait qu'Amy et Zapata nous attendaient pour manger)... Si je laisse passer un comportement pareil, alors plus rien n'a d'importance et autant tout laisser passer. — Donc je m'énerve, je range mes affaires en marmonnant un « Je rentre chez moi », je quitte la salle de sport en poussant violemment la porte et je me dirige rapidement vers les vestiaires pour prendre une douche et changer de vêtements. Je suis vraiment remonté : quelle autorité a-t-elle pour nous confisquer ce volant ? Est-elle notre mère ? Sommes-nous de petits enfants irresponsables ? Puis je me souviens qu'elle est arrivée en retard à la séance de ce soir ; qu'elle arrive tout le temps en retard, en fait... et ça m'énerve encore plus ! J'ai le cœur qui bat très, très vite ; j'ai l'estomac noué et je suis incapable de penser à autre chose. — Je sors du bâtiment en compagnie de Pietro et de Don Camillo. Elle attend dehors. Je dis au revoir aux deux copains et je la nie complètement. Je ne veux plus la voir et il est évidemment hors de question que j'aille manger, comme prévu, chez Amy et Zapata. C'est con (et triste), mais c'est impossible ; c'est au-dessus de mes forces !

Au Corto. — Ce soir, le Corto est un désert. Au bar, une jeune serveuse que je n'ai jamais vue* discute avec deux copines. Je m'installe à l'une des tables de l'arrière-salle, commande une Westmalle Triple, sors mon ordinateur, m'en vais demander s'il y a le Wi-Fi dans le bar, reviens à ma table, m'en vais à nouveau demander quel est le code du Wi-Fi, reviens à ma table et bois ma Westmalle par à-coup, ressassant ce moment où elle a pris le volant de façon autoritaire : « Maintenant c'est fini ! » Quelle drôle de soirée ! Et pour couronner le tout, je pense que les deux copines du comptoir se foutent de ma poire... — Plus d'une heure plus tard, de retour à l'appartement après de nombreux détours en bus, je lâcherai à Mary, du fond du cœur : « J'ai vraiment perdu ma journée ! »

________________________________________
* Faut dire que je n'y ai plus mis les pieds depuis (si l'on en croit ce journal) le 15 avril 2012.

lundi 6 mai 2013

Quid novi? Leandra cattum habet!

« Petit chat,
Gentil petit chat,
Auras-tu la gentillesse de ne pas me croquer ?
Auras-tu la sagesse de ne pas me manger ?
Pourrai-je vivre en paix dans ma petite cage,
Sans craindre les assauts de ton instinct sauvage ?

Petit canari,
Gentil petit canari,
Le lion s'interroge-t-il lorsqu'il chasse la gazelle ?
Un félin se soucie-t-il du contenu de sa gamelle ?
Prie pour que chaque jour soit synonyme de croquettes ;
Prie pour éviter, de mes griffes, la mortelle pichenette ! »

(Hector-Antonin Serin, Les canaris :
mille et un poèmes pour enfants
, 1918.)

Quid. — Léandra a désormais un petit chat chez elle et je dois absolument le voir, sous peine d'excommunication. Mon entourage commence d'ailleurs à se poser des questions : « Comment ? Tu n'as pas encore vu Quid ? » ; « Tu n'as toujours pas caressé son jeune poil soyeux ? » ; « Tu ne l'as jamais vu se démener sur son arbre à chat ? » ; « Te rends-tu compte, Hamilton, que ce chat est très intelligent ? Il est intrigué par son reflet ! Par son reflet, bordel ! Te rends-tu compte de ce que cela signifie, Hamilton ? Par son reflet, nom de dieu ! » — Aujourd'hui, le grand jour est enfin arrivé : Léandra m'a invité chez elle afin que je puisse rendre hommage à Sa Majesté des Chatons. Je ne me suis pas gavé d'antihistaminique, mais il paraît que l'allergie est moins forte au contact d'un jeune chat... Puisse la rumeur s'avérer exacte ! — Arrivé chez Léandra, c'est le choc : je tombe immédiatement sous le charme du félin et je ne peux plus détacher mes yeux de son petit corps plein de vie et de grâce. Je passe mon temps à jouer avec lui, à me faire gentiment griffer et mordre... Gentiment, oui, car ce chat est tellement sympathique qu'il rentre ses griffes lorsqu'il tente d'attraper ma main et ne resserre pas ses mâchoires lorsqu'il place l'un de mes doigts entre ses crocs. « Ce chat est un génie ! », s'exclame Léandra qui, pourtant, ne croit pas au génie. — (En me relisant, je suis bien content que Quid ne soit pas une femelle, auquel cas mon article aurait presque pu paraître obscène auprès de certains esprits particulièrement mal tournés.)

dimanche 5 mai 2013

Train en folie

Absence d'humour. — Cette vieille grand-tante (une des sœurs de feu mon grand-père) ne possède aucun second degré, ni même, maintenant que j'y pense, aucun sens de l'humour. Elle accepte chaque information avec un sérieux frôlant le ridicule : tout ce que je lui raconte, y compris les choses les plus incongrues, loufoques, surréalistes, est directement ingurgité comme étant la vérité et ne lui arrache pas le moindre sourire. La situation me fatigue et m'amuse à la fois.

Le train s'immobilisera trois fois. — Arrivé en périphérie de la capitale, le train Charleroi-Bruxelles s'immobilise complètement. À partir de ce moment, et ce pendant presque une heure, la contrôleuse nous informe de l'évolution de la situation. (Je prends note des phrases au fur et à mesure : la retranscription est donc beaucoup plus fidèle que d'habitude.)
Premier message : « Mesdames et messieurs, en raison d'une personne couchée sur les voies, notre train est immobilisé pour le moment. »
Deuxième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La personne est toujours sur les voies. Nous attendons qu'elle s'en aille pour repartir. »
De petits rires nerveux se font entendre dans la voiture.
Troisième message : « Nous attendons l'intervention des secours. La personne est couchée sur les voies. Merci de votre patience. »
Quatrième message : « Mesdames et messieurs, la police est arrivée sur place. Elle est occupée à libérer la voie. Merci de votre compréhension. »
Cinquième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît. La police est maintenant sur place. Nous attendons l'autorisation d'Infrabel pour repartir. »
Une alarme stridente retentit juste avant que la contrôleuse ne reprenne la parole pour délivrer un sixième message : « Avis à la personne qui a utilisé l'Help Assistance dans la quatrième, cinquième ou sixième voiture : je ne peux hélas pas accéder à cette voiture pour l'instant ! »
Regard intrigué des passagers et, à nouveau, rires nerveux.
Septième message : « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît, nous allons bientôt redémarrer, merci pour votre patience ! »
Le train redémarre. Les gens crient quelques « Ouais ! » enthousiastes, mais le train s'arrête à nouveau, puis redémarre, puis s'arrête une nouvelle fois. Huitième message : « Mesdames et messieurs, nous sommes à l'arrêt car quelqu'un a ouvert la porte du train. Nous remercions cette personne ! »
Toute la voiture éclate de rire et, à travers la fenêtre, j'observe la contrôleuse, suivie de deux techniciens, courir vers l'arrière du véhicule. (Voilà une situation dans l'ensemble très comique, mais je suis certain que ma grand-tante n'aurait pas rigolé une seule fois !)

Les lépidoptères. — Coup de téléphone de Mary alors que je suis au Parvis de Saint-Gilles : elle a trouvé par hasard, en rangeant en profondeur les armoires de la cuisine, plusieurs nids de « mites »* à l'intérieur de verres à Champagne retournés (!). Elle m'explique que ces petits lépidoptères avaient eu le temps d'y produire de la soie et d'y pondre des larves en abondance. Elle les a annihilés, non sans un haut-le-cœur. — On a donc fini par le dénicher, ce foyer dont je parlais déjà dans cet article... en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres.

Consultations de neurologie. — Andrew et Nanash me rejoignent en seconde partie de soirée. « Alors, comment ça va, en neurologie ? » Nanash me répond qu'il passe sa journée à traiter des cas inintéressants au possible : « Non mais parfois, c'est surréaliste quoi ! J'ai eu un patient dernièrement qui m'a expliqué avoir mal à la tête à chaque fois qu'il brûlait de l'encens dans son appartement. Je lui ai posé la question : "Vous avez déjà essayé d'arrêter l'encens ?" Et il m'a répondu : "Ha bon ? Vous croyez que c'est lié ?" »

Trullemans, Trullemans... — Nanash déclare suivre de près l'affaire « Trullemans » (pour en savoir plus, taper ce nom dans un moteur de recherche) qui prend en ce moment une place totalement disproportionnée dans le paysage médiatique belge francophone, au point de donner lieu à de nombreux débats sur... du vide. Nanash scrute sans relâche la presse et s'indigne de la bassesse de certains chroniqueurs de journaux. Il a été particulièrement choqué par la récente « opinion » de Dorian de Meeûs dans Lalibre.be, intitulée « Ce que Luc Trullemans et Véronique Genest révèlent sur notre société... » Nanash veut absolument que j'en prenne connaissance. Il commente le texte en direct : « C'est vraiment n'importe quoi cet article, n'importe quoi ! J'étais tellement choqué que je leur ai écrit un courrier d'indignation. Ce type mélange tout ! Mais qu'est-ce que le mariage pour tous vient faire dans cette histoire ? Et puis, cette phrase : "En s’empêchant d’aborder des sujets sensibles tels que l’islamisme radical..." : mais on ne parle que de ça, justement ! On n'arrête pas de parler de l'islamisme radical ! L'islamisme radical fait tout le temps la une des journaux ! » — Voilà qui est bien dit ; pas besoin d'en dire plus. Au revoir donc, stupide affaire « Trullemans » !

Le chat. — Je n'ai toujours pas vu Quid, le nouveau chaton de Léandra, et c'est très grave. Si ce chat est là, me disent-ils, c'est pour qu'on aille le voir. Il faut donc que j'aille dire bonjour à Quid au plus vite, sinon Léandra pensera que je n'aime pas son chat, que je l'évite... (Quelle idée !)
  
________________________________________
* Après plusieurs observations attentives et recherches sur Internet, je gagne en précision : il s'agit sans aucun doute de « teignes des grains ».

samedi 4 mai 2013

Barbecue printanier

Le périple autoroutier. — Gaëlle et moi sommes invités, en fin d'après-midi, chez Donna et Fred Jr, à trente-cinq kilomètres environ de la maison familiale. Malgré ce que l'on pourrait appeler au bas mot les « péripéties parentales » (dont il faudra absolument que j'écrive l'histoire noir sur blanc un jour prochain), rien ne change : ma mère refuse que Gaëlle et moi prenions le train ; pour elle, il est évident qu'elle va nous y conduire en voiture, accompagnée par mon père qui, assis à la place du mort, lui servira de copilote.

L'arrivée. — À peine sommes-nous arrivés chez Fred que Gaëlle, Anouchka et Mado se précipitent sur le trampoline pour enfants installé dans le jardin. Elles se mettent à bondir en rigolant ; elles font des cumulets* ; elles se tiennent par la main pour faire une ronde ; etc. Pendant qu'elles s'amusent tranquillement, je discute avec Fred, qui tente avec succès d'allumer le barbecue. On parle du cas « Derrick » et de l'affaire « Trullemans ». — Car y a-t-il en ce moment dans le monde, mon cher Monsieur, des sujets plus sérieux, plus importants, plus graves que le cas « Derrick » ou que l'affaire « Trullemans » ? Pauvre Allemagne, pauvre Belgique ! Mais où va-t-on ?

Le technique de cuisson. — Fred a une façon très particulière de cuire la viande au barbecue. Il pose cinq saucisses ou brochettes sur le grill et, dès qu'apparaissent les premières hautes flammes provoquées par la graisse chaude tombant sur les braises rougeoyantes, il réserve les morceaux de viande dans un saladier et les remplace par cinq autres morceaux. Cela demande une concentration et une dextérité de tous les instants. Je m'inquiète : cette activité ne risque-t-elle pas de perturber notre fabuleuse discussion sur le cas « Derrick » et sur l'affaire « Trullemans » ? Le suspense est insoutenable.

L'éducation. — J'ai déjà remarqué, et ce sans poser le moindre jugement de valeur, qu'Anouchka et Mado n'étaient pas du tout éduquées de la même manière que Gaëlle. Sans doute dois-je souvent passer, aux yeux de Donna, pour un père dangereusement permissif, voire complètement inconscient ! — Exemples : il ne me viendrait pas à l'idée d'imposer à ma fille de terminer à tout prix son assiette lors d'un repas, ni de mettre en place des horaires rigides de jeu, de télévision, etc. — Ma façon de concevoir l'éducation est en fait directement héritée de celle que j'ai reçue au sein d'une famille qui, globalement, considérait très tôt les enfants comme des interlocuteurs dignes d'intérêt, sur un pied d'égalité avec les adultes, sans imposition d'une hiérarchie et d'une règle comportementale stricte. 

Le juron.  Gaëlle se fait mal en tombant d'un vélo et lâche, sans réfléchir : « Aïe ! Putain ! » Un peu plus tard, alors qu'elle joue à nouveau, seule cette fois-ci, sur le trampoline, je lui explique que ce n'est pas bien de prononcer ce genre de juron. Si je lui dis cela, ce n'est pas parce que je trouve que c'est mal de jurer dans l'absolu, mais plutôt parce que je trouve que c'est mal de jurer dans cet environnement-ci. Elle ne comprend pas, évidemment, et se perd dans des justifications sans fin alors que ce n'est nullement nécessaire : « Si j'ai dit cela, Papa, c'est parce que j'ai vraiment eu très mal ! »

Le jeu. — Donna aime la compétition et les jeux de stratégie, contrairement à Fred, qui n'est pas particulièrement intéressé par ce monde-là. Avec elle, je joue à Okiya, un nouveau petit jeu d'alignement de tuiles japonaises signé Bruno Cathala. C'est à la fois simple et subtil. Donna gagne quatre parties sur les six que nous jouons et, si je remporte la dernière manche, c'est simplement parce qu'elle est trop pressée de gagner.

________________________________________
* Je viens d'apprendre à l'instant que le terme « cumulet » n'est pas utilisé dans toute la francophonie : c'est un belgicisme, synonyme de culbute ou de roulade. « Cumulet » est tellement courant en Belgique qu'il ne m'était même pas venu à l'esprit qu'il pouvait s'agir d'un régionalisme. (Un doute s'installe : tout ce que j'écris ne fleure-t-il pas le régionalisme pimpant ?)

vendredi 3 mai 2013

Métajournal

Écrire sans le savoir. — Je consulte mon blog en milieu de matinée et découvre un texte (l'article du samedi 27 avril consacré à l'excursion dinantaise) que je ne me souviens absolument pas d'avoir écrit, à l'exception du premier paragraphe consacré à mes souvenirs d'enfance. Il n'y a qu'une seule possibilité : j'ai rédigé la majeure partie de ces quelques lignes et les ai publiées cette nuit même, entre mon retour du Pantin (voir hier) et mon endormissement, mais j'étais apparemment trop saoul pour m'en rappeler. — Détail amusant : le texte n'est pas du tout illisible ; il reste « logique » et sans faute, un peu comme si, malgré la brume alcoolique, j'étais resté alerte et vigilant ; comme si je m'étais relu plusieurs fois, avais corrigé l'orthographe, fais attention à la forme, etc. De par ce simple constat, un échantillon ahurissant de possibilités nouvelles s'offre à moi.

Métajournal. — Mon journal tend parfois à devenir, du moins partiellement, un journal à propos de mon journal ; un journal en circuit fermé, autoréférent ; un métajournal qui ne fait somme toute que consigner l'épineux problème consistant à écrire un journal. — Puis-je m'enfoncer à ce point, sans paraître ridicule ou prétentieux, dans la description de la description ? Écrire, à l'intérieur de mon blog, que j'ai du mal à écrire mon blog ? Auto-alimenter le récit de ma vie sans rien créer de neuf ? — Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait d'écrire, dans un journal quotidien, que l'on a du mal à écrire ce même journal quotidien : c'est un peu comme si la seule mention d'un problème permettait illico presto d'en apporter la solution.

Observation enfantine. — Brasserie « Le Flandre », en début d'après-midi.
« Tu écoutes une chanson sur une petite chatte ? me demande Gaëlle.
— Pardon ?
— Ton baladeur est resté allumé sur la table et il y a le mot "Kitty" dans le titre de la chanson...
— Ha...
— Kitty, ça veut bien dire "petite chatte" en anglais, non ?
— Euh... Oui, ça veut bien dire "petite chatte"... »
Il s'agissait de la chanson « Kitty Empire » de l'album Songs About Fucking (1987) de Big Black, groupe de rock indépendant mené par Steve Albini à la fin des années 1980. (Je devrais faire un tantinet plus attention à ce que je laisse traîner négligemment sur les tables, car ma fille est en passe de devenir une observatrice hors pair.)

Mauvaise perdante. — Colombine est à nouveau présente avec sa maman, à la table adjacente. Elle aussi a apporté sa console portable. Afin qu'elles puissent s'affronter en temps réel, je me suis procuré cet après-midi, avant de récupérer ma fille à l'école, le jeu New Super Mario Bros. Cependant, Colombine, qui est plus âgée (j'apprends qu'elle va bientôt avoir douze ans) remporte toutes les parties, au grand dam de ma fille. « Tu gagnes tout le temps ! Ça ne m'amuse plus ! », déclare cette dernière, qui décide d'abandonner le Royaume Champignon pour retourner, seule, en terrain connu, c'est-à-dire dans la région d'Unys, où croissent et prospèrent des troupeaux entiers de Pokémon.

Négligence. — Le soir, de retour chez mes parents, je ne retrouve plus mon baladeur numérique. L'aurais-je laissé traîner négligemment sur la table de la brasserie ? Je suis maudit ! (Ou peut-être seulement distrait, tout simplement.)