« (...) Le miracle d'hier est devenu aujourd'hui une évidence, et à partir de cet instant la terre entière bat, si l'on peut dire, d'un seul cœur. Les hommes, qui s'entendent, se voient, se comprennent, vivent à présent au même rythme d'une extrémité à l'autre de la terre, devenus, à l'image de Dieu, omniprésents grâce à leur propre force créatrice. Et l'humanité serait merveilleusement unie à jamais, grâce à sa victoire sur l'espace et le temps, si elle ne se laissait troubler sans cesse par l'idée folle et funeste de détruire cette unité grandiose et d'utiliser précisément les moyens qui lui confèrent la puissance sur les éléments pour s'anéantir elle-même. »
(Stefan Zweig, « Le premier mot qui traversa l'océan »,
Les Très Riches Heures de l'humanité, 1927 pour l'édition originale.)
Une idée traverse de part en part ce recueil de douze récits historiques : les nombreux événements qui ponctuent l'histoire de l'humanité ne sont pas d'une importance égale ; l'histoire progresse par bonds, par paliers ; certaines heures, certaines minutes, voire certaines secondes se détachent de la contingence du temps pour marquer durablement les siècles à venir... De la chute de Byzance le 29 mai 1453 à l'épisode du « wagon plombé » marquant le retour de Lénine en Russie en avril 1917, en passant par d'autres événements a priori légèrement plus anodins comme cette minute d'hésitation de Grouchy qui aurait précipité la défaite de Napoléon à Waterloo (18 juin 1815), ou bien la première liaison câblée transatlantique (été 1858), ou bien encore l'exploration de l'Antarctique par le Capitaine Robert Falcon Scott (1912), Zweig propose une vision où l'homme, à certains moments-clés de l'histoire à tout le moins, dispose pleinement de son libre arbitre. Pour Zweig, le monde peut être, à de rares moments décisifs, radicalement transformé par la marque du génie, d'un seul génie (Goethe, Haendel et Tolstoï ont droit à leur propre chapitre, ce qui montre, soit dit en passant, le bon goût de l'auteur), mais également par la mauvaise décision d'un « médiocre » incapable d'appréhender le sens de l'histoire, incapable de comprendre le sens du destin dont il n'est qu'un engrenage (les mots sont durs envers Grouchy, « homme brave, dévoué et sûr, mais sans génie »). — Zweig raconte l'histoire du monde à la manière d'un enfant. Je veux dire par là (et c'est en grande partie un compliment) qu'il est optimiste, naïf et utopiste jusqu'à l'extrême ; qu'il observe chaque événement, même ancien, avec un regard neuf et émerveillé, tout en étant, bien sûr, parfaitement documenté. Il n'est pas question ici de montrer l'histoire dans tous ses entrelacs mais plutôt d'en faire ressortir les faits les plus saillants, de les interpréter à nouveau comme s'il s'agissait d'axes historiques autour desquels le destin du monde pivotait réellement. (Que cette interprétation de l'histoire soit vraie ou fausse est un tout autre débat.) — Et puis, il y a le style. Zweig ne noie jamais la narration dans la boursouflure : il écrit bien, il est clair, il a les bonnes expressions, il a le bon rythme, mais il n'est jamais alambiqué ni ampoulé, et, surtout, il n'en fait jamais trop. C'est un jeu terriblement difficile que d'écrire avec style sans que ce style ne se remarque, sans qu'il ne soit omniprésent au point d'en faire oublier le fond de l'affaire !
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