mercredi 6 juin 2012

Adieu tellurique

Carnets de notes. — Au boulot, je parle avec Wynka des interviews historiques que Charlotte et moi avons réalisées hier. Le problème se présente toujours de la même manière : qu'est-ce que nous allons pouvoir en faire, de ces souvenirs disparates, de cet énorme puzzle mémoriel ? La mémoire n'est jamais fiable, même vingt minutes après un fait ; alors comment pourrait-elle l'être vingt ou quarante ans plus tard ? Il faudrait que les témoins consignent au fur et à mesure les événements auxquels ils assistent ou contribuent... 

Wynka se rappelle : « Lorsque je faisais ma thèse, j'ai interviewé un gars qui, pendant seize ans, a pris note quotidiennement de tout ce qu'il faisait. Il écrivait dans deux séries de carnets de couleurs différentes : l'une pour son travail et l'autre pour sa vie privée. L'interview s'est déroulée en plusieurs jours car ce monsieur reprenait toutes ses notes et s'en servait pour me raconter sa vie, avec beaucoup de détails... » — Alors là, je dis : respect !

Adieu tellurique. — Ray Bradbury est mort hier. Dans mon système, il était le dernier survivant du groupe des trois grands auteurs de science-fiction nés en 1920. Frank Herbert (le plus grand à mes yeux on l'aura compris) est mort en 1986 ; Isaac Asimov (le plus grand selon Jonas) en 1992...

Bradbury refusait l'étiquette « science-fiction » que beaucoup lui accolaient et se considérait avant tout comme un auteur de romans fantastiques, dans la veine d'Edgar Allan Poe (lire par exemple, dans les Chroniques martiennes, la nouvelle « Usher II », évident hommage à l'auteur du Corbeau)... Il n'empêche que c'est un des premiers, avec Theodore Sturgeon et Cordwainer Smith, m'ayant fait comprendre que la S.-F. (ou ce que je considérais comme de la S.-F.) pouvait aussi être poétique et humaniste.

Par un hasard du calendrier astronomique, la mort du vieux Ray coïncide presque exactement avec le passage de la planète Vénus devant le soleil (en prenant pour référentiel la Terre, évidemment)... Un phénomène assez rare à l'échelle humaine, dans la mesure où le prochain transit aura lieu le 11 décembre 2117*... C'est un peu comme si le système solaire saluait le départ de l'écrivain. L'histoire me rappelle par ailleurs une épigraphe d'un des chapitres de Dune : « Une légende dit que, à l'instant où le duc Leto mourut, un météore traversa le ciel au-dessus du castel ancestral de Caladan. » De l'art de donner un sens romantique à cette implacable mécanique d'horloger qu'est l'Univers.

 Le transit de Vénus superbement photographié 
par la sonde japonaise Hinode. (Crédit : JAXA/NASA.)
(Plus de photos ICI et une belle vidéo — si on coupe le son — .)

Panne électrique. — Maison du Peuple, en soirée. Les lumières s'éteignent, puis se rallument aussitôt. Cinq minutes plus tard, à nouveau, c'est la panne de courant... Une des serveuses au bar est inquiète : « Il doit y avoir de l'eau qui coule sur les fils, à la cave... » Des serveurs font des allers-retours au sous-sol pour tenter de comprendre et résoudre le problème.

Je suis de retour à ma table située à deux pas de la porte de la cave. La panne de courant perdure et le café est alors simplement éclairé par la lumière du crépuscule. Depuis quelques minutes, il y a désormais un petit attroupement autour de la fameuse porte, que le vigile attitré (un homme qui passe sa vie au bar à attendre qu'il se passe quelque chose) vient de fermer à clé. Assez curieusement, il y a quelqu'un à l'intérieur qui tente de sortir et qui, n'y arrivant pas, tambourine... Bom ! Bom ! Bom ! La situation me fait penser aux nouvelles de Lovecraft : ce sont les Grands Anciens, en provenance des profondeurs de la Terre, qui viennent frapper à la porte des vivants ! Un des serveurs (celui qui ne sourit jamais) lance au vigile : « Hé, vous ne pouvez pas l'enfermer ! C'est interdit, c'est interdit... On risque d'avoir des ennuis ! »

J'essaie pendant un moment de comprendre la situation, ainsi que le rapport avec la panne. Pour ce que j'en ai compris : un gars a essayé de voler un sac mais s'est fait repérer, alors il a profité du fait que la porte de la cave était ouverte pour s'y réfugier. Je ne saurai jamais la fin de l'histoire car, après un moment, j'ai décidé de rentrer chez moi. Sur le coup, ça me semblait une bonne idée mais par la suite, je me suis dit que j'aurais vraiment dû rester jusqu'au bout de l'événement afin de le raconter au complet.

En tout cas, cette anecdote tend à prouver qu'il se passe vraiment de drôles de choses dans cette cave...
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* Une journée qui, à mon humble avis, ne sera pas décrite dans le présent journal. Je vois loin, mais faut pas déconner, non plus... 

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