dimanche 25 mars 2012

Observateur/Acteur

En début d'après-midi, j'emmène Gaëlle à la plaine de jeux située à quelques minutes de marche de la Porte de Hal. Cette grande plaine, clôturée et ouverte sur une seule grille d'entrée, est en majeure partie composée d'un long château de bois dans lequel les enfants — et les adultes, au prix de multiples contorsions — peuvent s'engouffrer. On y trouve de nombreux bacs à sable, jeux de cordes, toboggans... Gaëlle court dans tous les sens. Difficile de la suivre. Parfois, je la perds de vue. Surtout ne pas paniquer, ne pas paniquer... 

Depuis un poste d'observation situé en hauteur à l'intérieur du château, je la regarde de loin entrer dans une des tours. Quelques minutes plus tard, elle en ressort, fâchée, se retourne et regarde méchamment un petit garçon avant de lui lâcher un "Ta gueule !" bien senti, qui me paraît très vulgaire, surtout dans la bouche d'une petite fille la plupart du temps très sage... Je me rappelle ensuite les ambiances de cour de récréation et les horreurs qui pouvaient sortir de notre bouche lorsque nous étions en dehors de la juridiction des adultes, sans même parfois connaître la signification des insultes que nous utilisions... Lorsque Gaëlle revient auprès de moi, je lui demande néanmoins :

« Que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu été grossière avec le petit garçon ?
— Ils étaient plusieurs et m'ont ennuyée.
— Ha ?
— Oui, ils ont enlevé mes chaussures et ne voulaient plus me les rendre. 
— Ha oui, ce n'est pas gentil. Mais pourquoi le "Ta gueule" ?
— Ils me prenaient pour un petit enfant. Il fallait leur montrer que je pouvais me défendre. C'est comme ça que ça marche, tu sais, papa...
Mouais...
— Si je m'étais laissée marcher sur les pieds, ils m'auraient ennuyée beaucoup plus encore. C'est vrai ! »

Gaëlle est souvent très sensible. Elle déteste ce qu'elle considère au plus profond d'elle-même comme de l'injustice. 

Un peu plus tard, elle n'arrive plus à bouger d'un jeu de cordes en hauteur. Elle est piégée, littéralement : ses pieds reposent sur des cordes et ses mains agrippent également des cordes mais elle est trop petite pour se mouvoir ailleurs. Elle commence à s'affoler de peur de tomber deux mètres plus bas. J'ai un mal fou à la récupérer. 

Plus tard encore, elle se fait piquer sa place à un bête jeu constitué d'un seau suspendu que l'on peut remplir de sable. Elle s'énerve sur le garçon, plus grand que lui, qui l'envoie bouler. Elle va s'asseoir sur le banc tout proche, se calant la tête entre les genoux. Lorsque j'essaie de la consoler, elle pleure à chaudes larmes : "Ce n'est pas juste ! C'est moi qui devais jouer avec le seau. Pourquoi les autres ne comprennent pas que ce n'est pas juste ?" Je lui ai expliqué que certains enfants (et adultes, d'ailleurs) sont très mal éduqués. C'est la vie ! Pour la consoler, je lui propose d'aller boire un chocolat chaud au Starbucks de la Gare centrale avant l'arrivée de sa maman en train et son retour à Namur.

* * *

Maison du Peuple, début de soirée. Coup de fil de Léandra. Elle revient de la mer. Elle n'a pas l'intention de me rejoindre. Elle téléphone à la place d'Andrew, qui l'accompagne et dont le smartphone est indisponible. "Andrew te rejoindra dans une grosse demi-heure", me dit-elle.

Au programme de la discussion (en terrasse), cet éternel débat sur le fait d'être observateur ou au contraire acteur de sa vie. Il est patent que, malgré nos efforts pour "nous en sortir", Andrew et moi nous situons actuellement dans la catégorie "observateur". Je suppose que nous tentons tous les deux, chacun à notre façon, d'effectuer un travail sur nous-mêmes pour sortir de cette situation de simple spectateur.

Mais je suis presque intimement persuadé désormais que sortir de ce statut forcé de relative froideur par rapport à l'environnement, à la vie, au Monde — je parle ici seulement de moi et non plus d'Andrew — ne peut se faire sans la perte de quelque chose qui m'est fondamental, à savoir une certaine forme de solitude et d'imperméabilité aux banalités ambiantes, aux jeux télévisés abrutissants et aux modes d'expression du moment... (Pourquoi écris-je encore un blog ? Pourquoi suis-je encore sur Facebook ?) Devenir "acteur de ma vie" (terme bateau s'il en est), c'est me rendre perméable à quelque chose que je n'aimerai certainement pas. Si je deviens acteur, je me formate. 

Mais je me rends compte en même temps — ou je crois ? — que tout ce que j'écris ici est une explication a posteriori : je me suis forgé un bouclier de solitude, d'indépendance et de réserve parce que je n'arrive pas en ce moment à devenir acteur de quoi que ce soit, et non l'inverse. — Hé bien c'est joyeux, dis donc, aujourd'hui ! 

J'ai pourtant réussi à construire quelque chose de sérieux et de bien, dans le passé !

Je croyais que mes lectures me métamorphoseraient. C'est le cas. Peut-être même plus que je ne l'espérais. Mais je ne savais en quel lieu intérieur elles allaient me mener. — Ce que je découvre avec effroi, c'est qu'il existe des humains encore beaucoup plus seuls, isolés, qui vivent de cette manière parce qu'ils ne peuvent faire autrement, parce qu'ils considèrent que faire autre chose que d'observer le Monde de très, très loin est pure vilenie... Le genre de personne à vouloir aller au Front durant la Première Guerre mondiale et y occuper le poste le plus dangereux pour voir la mort en face. En lisant L.W. (et sa biographie), je croyais trouver une solution, et je tombe sur un psychorigide de compétition qui conçoit toute son existence de manière radicale. C'est bien ma veine !

Prochaine tentative : Schopenhauer !
(Mes lecteurs vont morfler !)

* * *

Toujours avec Andrew, un autre sujet de discussion, qui rejoint le précédent, dans une certaine mesure : le fait de ne rien comprendre aux femmes. Pourquoi se comportent-elles de cette manière ? Que cherchent-elles dans leurs relations ? Encore un domaine dans lequel les observateurs timorés sont des champions : arriver sans problème à créer un rapport très particulier, parfois très ambigu (ou considéré comme tel au moins par un des deux protagonistes) avec un autre être humain (homme ou femme, peu importe en fait) mais ne jamais arriver à la relation amoureuse en tant que telle. Rectification : la relation amoureuse (dans un sens platonique) ne pose aucun problème — c'est arriver à la relation charnelle qui en pose un.

Car il y a dans la relation sexuelle quelque chose qui tient de l'action, qui va forcément au-delà de la simple observation. (Ben tiens...)

Andrew repart chez lui assez tôt : il tombe de fatigue.
De mon côté, je retourne à l'intérieur du café et recommande un verre.
Je reste encore un peu... juste pour observer...

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