Pausé café...
« Tiens, j'ai pensé à toi récemment, me dit Charlotte.
— Ha bon ?
— Oui, par rapport aux chevaux dans Melancholia...
— Ah oui ! Les chevaux psychopompes...
— Ça n'a peut-être aucun rapport mais j'ai lu dans Philosophie Magazine un article sur Kierkegaard, qui traitait de chevaux.
— Ha ?
— Un petit article sur l'angoisse chez Kierkegaard et sur deux chevaux conduits par un cocher. Un cheval blanc obéissant et un cheval noir que le cocher doit maîtriser. Le cocher tient plus ou moins fermement les rênes... C'est une métaphore de la liberté humaine ou de quelque chose d'approchant... Faudrait relire l'article.
— Ha, ça a l'air intéressant !
— Je t'enverrai une copie par e-mail.
— Merci.
— Mais ça n'a peut-être rien à voir avec Melancholia.
— Je me demande de quelles couleurs sont les chevaux dans le film, tiens... Je ne m'en souviens plus... Je vérifierai. »
Charlotte m'a envoyé dans l'après-midi un scan de l'article, signé Victorine de Oliveira qui, en une page, traite brièvement du concept de l'angoisse chez Søren Kierkegaard (1844) et rappelle qu'il arrivait au philosophe danois de "promener sa mélancolie dans les fiacres de Copenhague et de se laisser guider par les mains expertes d'un cocher". Ha !
L'auteur de l'article évoque Phèdre de Platon, dans lequel il est question du mythe de l'Attelage ailé, constitué de trois éléments, trois parties de "l'âme humaine" : le cocher (le noûs, la plus haute et la plus noble des trois parties, symbolisant le cerveau, l'esprit, l'intelligence), qui doit constamment contrôler le cheval blanc (le thumos/thymos, le sang, le souffle, le cœur, la colère, attiré par le ciel) et le cheval noir (l'epithumia, la partie la plus basse, symbolisant le ventre, l'appétit, les envies terrestres). L'attelage des dieux n'a pas ce problème : il n'est tiré que par des chevaux blancs, au mouvement ascendant. Mais celui des hommes est en lutte constante, tiraillé entre le cheval blanc, obéissant, se dirigeant vers le ciel (le monde des idées) et le cheval noir, indomptable, au mouvement descendant, terrestre (le monde matériel)*.
Kierkegaard utilise la métaphore des deux chevaux pour exprimer l'angoisse de l'humain face à la conscience de son existence et à la vision vertigineuse de sa propre liberté. En réaction à cette angoisse, l'existant, à l'instar du cocher, peut agir de différentes manières : il peut tenter, grâce à sa volonté, de donner aux chevaux une direction particulière mais il peut aussi les laisser courir comme bon leur semble et abandonner toute volonté, tout désir de maîtrise. Un passage marquant :
Et Melancholia dans tout ça ? Deux chevaux noirs, terrestres, fougueux, difficiles à dompter, refusant de passer un pont... Un cheval noir que Justine la mélancolique n'arrive pas à diriger, même en usant de la pire violence... Un cheval noir qui refuse d'avancer... Est-ce une métaphore du manque de volonté de Justine, de son incapacité à faire autre chose que de se coucher et de s'endormir en lâchant complètement la bride ? Von Trier le Danois, lecteur attentif de Kierkegaard le Danois ? Cela semble tellement évident que ça me fait de la peine de ne pas m'en être rendu compte plus tôt.
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* C'est le cheval noir qui semble le plus sympathique. Normal que l'attelage soit difficilement contrôlable.
L'auteur de l'article évoque Phèdre de Platon, dans lequel il est question du mythe de l'Attelage ailé, constitué de trois éléments, trois parties de "l'âme humaine" : le cocher (le noûs, la plus haute et la plus noble des trois parties, symbolisant le cerveau, l'esprit, l'intelligence), qui doit constamment contrôler le cheval blanc (le thumos/thymos, le sang, le souffle, le cœur, la colère, attiré par le ciel) et le cheval noir (l'epithumia, la partie la plus basse, symbolisant le ventre, l'appétit, les envies terrestres). L'attelage des dieux n'a pas ce problème : il n'est tiré que par des chevaux blancs, au mouvement ascendant. Mais celui des hommes est en lutte constante, tiraillé entre le cheval blanc, obéissant, se dirigeant vers le ciel (le monde des idées) et le cheval noir, indomptable, au mouvement descendant, terrestre (le monde matériel)*.
Kierkegaard utilise la métaphore des deux chevaux pour exprimer l'angoisse de l'humain face à la conscience de son existence et à la vision vertigineuse de sa propre liberté. En réaction à cette angoisse, l'existant, à l'instar du cocher, peut agir de différentes manières : il peut tenter, grâce à sa volonté, de donner aux chevaux une direction particulière mais il peut aussi les laisser courir comme bon leur semble et abandonner toute volonté, tout désir de maîtrise. Un passage marquant :
« Comme le coursier ailé, l'éternité a une vitesse infinie ; la temporalité est une rosse [cheval sans vigueur], et l'existant est le cocher, bien entendu quand on ne prend pas le terme d'exister au sens banal ; car, dans ce cas, l'existant n'est pas un cocher, mais un paysan ivre qui se couche et s'endort dans la voiture en laissant les chevaux se tirer d'affaire. Lui aussi conduit, cela va de soit ; lui aussi est cocher ; et beaucoup peut-être existent ainsi. »Pourquoi ai-je l'impression que ce passage sur le paysan ivre est particulièrement à propos ? Et pourquoi ai-je commencé à (re)lire de la philosophie dans un sens antichronologique ? Pourquoi ai-je commencé à lire Wittgenstein avant Kierkegaard ? Et pourquoi me procurerais-je Le concept de l'angoisse avant d'avoir lu Phèdre de Platon ? Si ça continue, je vais finir par m'intéresser à la grotte Chauvet.
Et Melancholia dans tout ça ? Deux chevaux noirs, terrestres, fougueux, difficiles à dompter, refusant de passer un pont... Un cheval noir que Justine la mélancolique n'arrive pas à diriger, même en usant de la pire violence... Un cheval noir qui refuse d'avancer... Est-ce une métaphore du manque de volonté de Justine, de son incapacité à faire autre chose que de se coucher et de s'endormir en lâchant complètement la bride ? Von Trier le Danois, lecteur attentif de Kierkegaard le Danois ? Cela semble tellement évident que ça me fait de la peine de ne pas m'en être rendu compte plus tôt.
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* C'est le cheval noir qui semble le plus sympathique. Normal que l'attelage soit difficilement contrôlable.
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