lundi 20 février 2012

La réalité qui fuit

Ce lundi, mon train effectue un arrêt exceptionnel à Leuven et, pour cette raison (entre autres), arrive en retard à Liège. Comme d'habitude, je fais la file à l'accueil de la gare des Guillemins pour recevoir une attestation de retard. La petite navetteuse ronchonne, que je commence à connaître à force de faire la file avec elle pour recevoir ce bête papier, se trouve devant moi. Elle se retourne, me fait un clin d'œil et demande une deuxième attestation à mon intention. Puis elle me dit, avec un grand sourire sardonique :

« Tiens, vous savez pourquoi le train est en retard aujourd'hui ?
— Oui, parce qu'on a fait un arrêt à Leuven...
— En effet, mais pourquoi a-t-on fait un arrêt à Leuven ? Vous ne le devinerez jamais !
— Ha non, je ne sais pas.
— C'est à cause de trois gugusses qui ne sont pas foutus de savoir que leur train ne s'arrête pas à Leuven.
— Mais pourtant le contrôleur l'a clairement dit à Bruxelles-Nord, comme d'habitude !
— Hé oui, mais voilà : ces messieurs devaient aller à l'aéroport et n'écoutaient pas les annonces. Le train a donc fait un arrêt exceptionnel simplement pour qu'ils puissent prendre une correspondance vers Zaventem et ne ratent pas leur avion !
Woaw, ça c'est du service ! »
(La SNCB, une longueur d'avance... et des arrêts en plus.)

* * *

Ce soir, je suis invité à un souper chez Léandra. J'arrive à 19 heures pile, avec quatre Orval dans mon sac (ben voyons !). Jonas et Andrew sont également invités et arriveront un peu plus tard. Léandra nous prépare un repas japonais ou à tout le moins asiatique à base d'émincés de bœuf, de courgette, de gingembre, d'ail, d'oignons nouveaux, de tomates cerises, de champignons, de saké et de nouilles. Je l'aide d'abord à couper la courgette en de fines lamelles. L'exercice est périlleux : malgré le fait que j'adore cuisiner, je n'ai jamais été fichu d'éplucher un légume ou un fruit correctement (c'est-à-dire sans en perdre la moitié de la chair au cours de l'épluchage). Plus tard, j'aide également Léandra en tranchant ses tomates en deux parts égales. Je me sens d'une utilité monstre.

Jonas débarque alors que je coupe les tomates. Il me parle d'une émission radiophonique, sur France Culture, intitulée "Mauvais genres". Andrew l'a déjà évoquée à plusieurs reprises ("Il faut vraiment que tu écoutes cette émission ! Tu adorerais !" m'a-t-il déjà dit). Les sujets abordés sont en effet des plus intéressants ("deux heures de polars, mangas, comics, et autre littérature érotique et fantastique").

La dernière émission en date est consacrée à Philip K. Dick, un de mes auteurs de science-fiction favoris, maître de l'idéalisme
terme à prendre ici dans son sens purement philosophique appliqué à ce genre littéraire. Tout (ou presque) dans l'œuvre de Dick est lié à la perception de la réalité et à son détournement — "Et si notre monde n'était qu'un simulacre ?", "Et si la réalité n'était qu'un décor ?" : ce genre de questions... La plupart de ses romans mettent en scène un héros ordinaire qui voit le monde de prime abord normalement mais qui, après un événement déclencheur, commence à se poser de sérieuses questions par rapport à ce qu'il perçoit, jusqu'à ce que sa réalité s'écroule et qu'il se rende compte de ce qui se trouve derrière la barrière de l'illusion Dick applique là une version moderne de la caverne de Platon ; c'est le George Berkeley de l'anticipation — son œuvre, c'est un Matrix ou un Truman Show avant l'heure (en beaucoup plus complexe)...

Jonas adore la science-fiction. Moi aussi. Pour une fois que je peux échanger des vues et des idées sur ce sujet, je ne m'en prive pas. Plusieurs romans de Philip K. Dick sont ainsi évoqués dans le courant de la soirée : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? [1968] (à l'origine du film Blade Runner) ; Le Maître du Haut Château [1962] (une uchronie dans laquelle l'Axe a gagné la Seconde Guerre mondiale et se partage le Monde ; les Japonais contrôlent la côte Ouest des États-Unis mais un écrivain, retranché dans sa résidence, raconte une tout autre histoire : celle de la victoire des Alliés) ; Ubik [1969] (dont est tirée la célèbre maxime : "Je suis vivant et vous êtes morts", qui est également le titre d'une biographie de Dick par Emmanuel Carrère)... Par ailleurs, je conseille à Jonas Le temps désarticulé [1959], car ce roman traite de manière oblique d'un sujet qu'il semble apprécier (c'est le moins qu'on puisse dire), à savoir la cryptanalyse.

Un autre point abordé est la similitude entre une partie du Bateau ivre d'Arthur Rimbaud et la réplique finale du réplicant Roy Batty dans Blade Runner, réplique qu'il lance à Deckard juste avant de mourir. Apparemment, je ne suis (évidemment) pas le seul à avoir fait cette comparaison. Cette influence du Bateau ivre sur une œuvre de science-fiction n'a rien d'étonnant, ni même d'original : Cordwainer Smith avait déjà utilisé ce poème dans une de ses nouvelles du cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité, nouvelle dans laquelle un certain Artyr Rambo haha ! traverse ce curieux médium qu'est l'Espace3 dans le simple but de retrouver son amoureuse. À son retour, il ne peut déclamer que des parties du célèbre poème... (Un superbe hommage, qui devrait être lu par tous ceux qui considèrent — à tort la science-fiction comme une sous-littérature).
Le Bateau ivre de Rimbaud (extrait)

« J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! »

Blade Runner de Ridley Scott, dernière tirade de Roy Batty


« J'ai vu tant de choses que vous, humains, Ne pourriez pas croire. 
De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion ! 
J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, 
Briller dans l'ombre de la Porte de Tannhäuser !
Tous ces moments se perdront dans l'oubli,
Comme les larmes dans la pluie. (...) »
* * *

Andrew revient sur notre passé de cow-boys. Il explique à Jonas qu'à chaque fois que nous conduisions un troupeau dans l'Ouest sauvage — et nous en avons conduits, des troupeaux ! —, un animal ressortait toujours du lot, une bête avec qui nous nouions des liens particuliers. (Hé ! Le pervers qui rigole, là, au fond : t'es repéré, hein !) Ainsi en est-il d'une vache dont le souvenir vibrant résonne encore dans ma mémoire de manière vivace, même après les vicissitudes bigarrées de l'espace et du temps : un brave bovidé qui portait le doux nom de Bertha et que nous appelions affectueusement "la grosse Bertha" (elle était d'origine allemande).

Léandra (ou Andrew — je ne sais plus) utilise à un moment dans une phrase l'expression "avoir un tropisme". C'est Igor qui, apparemment, use et abuse de ce terme, au point d'avoir initié un effet de mode dans son entourage. "Tropisme" est ici utilisé dans le sens de : "attirance irrésistible pour [quelqu'un ou quelque chose]". Exemple : "J'ai un tropisme pour les Suédoises" ou : "J'ai un tropisme pour le café". C'est sympa à placer dans une discussion de salon mais, la plupart du temps, je trouve que ça fait pédant, sans plus... D'autant que ce mot (qui désigne à l'origine un processus de croissance à la fois physique et chimique touchant les végétaux) possède une définition assez précise : au sens figuré, un tropisme est une force inconsciente et irrésistible qui pousse quelqu'un à agir d'une certaine façon (André Gide). Peut-on dès lors dire que l'on "a un tropisme pour" ? Peu importe !

Après cette chouette soirée et ce repas délicieux, Andrew et moi laissons Léandra et Jonas vaquer à leurs occupations. Andrew est exténué et a commandé un taxi pour rentrer chez lui. Je comptais prendre un tram, pour me dire à la dernière minute que c'est somme toute un peu con... Je profite donc de la présence du taxi pour revenir chez moi en triple vitesse...

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