vendredi 4 janvier 2013

Chiny, septième jour

Ce jeudi, seul dans l'obscurité, je m'apprête à monter jusqu'à ce palier qui me sert de chambre lorsqu'un bruit de cloche retentit dans le salon. J'ai besoin de quelques longues secondes pour comprendre qu'il s'agit de la sonnette de la porte d'entrée. Je rallume toutes les lampes et regarde la pendule de la salle à manger : quatre heures du matin. Une question glaciale me traverse l'esprit : « Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ? », mais je sais pertinemment que la phrase n'est pas de moi — je suis incapable d'inventer de si belles formules.

Je me dirige vers le corridor.
« Qui est là ? crié-je en me rapprochant prudemment de l'huis fermé à clé.
— Laissez-moi entrer ! se lamente une voix rauque de l'autre côté de la porte en bois.
— Qui est là ? lancé-je à nouveau un ton plus bas.
— Je suis le dernier survivant. La tempête... les a tous emportés.
— Qui... commencé-je, puis je m'arrête : à quoi bon ? Je suis las de toutes ces sottises.
S'il vous plaît... Il fait froid... »
Un visage battu par la pluie, aux traits fatigués, apparaît finalement sur le rebord de la petite fenêtre à droite de la porte d'entrée. Même dans le noir relatif de la nuit, je reconnais ses cheveux blancs et le haut de son costume cistercien : c'est l'homme qui nous a « accueillis » sur le pont Saint-Nicolas dimanche dernier, celui qui nous a remis la photographie de la chapelle Notre-Dame... « Frère Xavier », selon Monsieur Cailloutard. Il semble profondément découragé. Il se met à genoux. Va-t-il prier ? Non : il ne tient plus sur ses jambes, tout simplement.
« Aidez-moi !
 », pleure-t-il en se remettant lentement debout. Il souffle ses mots plus qu'il ne les prononce, mais je comprends distinctement chaque syllabe.
Je me dirige vers la fenêtre et tire consciencieusement les deux rideaux. Je m'assure avec calme que la porte est bel et bien fermée à double tour. J'entends l'homme se lamenter, à l'extérieur de la maison : « Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné À MANGER ! J'ai eu soif, et vous m'avez donné À BOIRE ! J'étais un étranger, et vous m'avez ACCUEILLI ! »
Silence, hoquets, à nouveau silence... Puis il reprend sa litanie :
« J'essaie de retrouver le chemin de la maison... Je suis désolé... Je suis le capitaine d'un navire en plein naufrage... Ne m'abandonnez pas ! »
J'éteins la lumière et monte me coucher. Sur le court trajet vers mon lit, je me contente de murmurer, pour mon propre plaisir, un sourire sadique aux lèvres : « Bon matin, "capitaine" ! »

* * *

Je dors comme un bébé et me réveille aux alentours de midi. Quand je débarque dans le salon du gîte, Léandra et Andrew sont déjà levés, évidemment. C'est Andrew qui m'apprend la nouvelle du jour : « La ville est sens dessus dessous depuis ce matin. Tu te souviens de la photographie d'hier soir ? Celle que t'a tendue la serveuse et que tu as refusé de prendre ?
— Oui.
— Celle qui représentait une vieille grange désaffectée couverte de lierre, avec la petite statue de saint Martin dans une niche...
— Oui, je m'en souviens très bien.
— Cette grange existe vraiment. Ce matin, quelqu'un y a été retrouvé pendu, juste devant la porte à deux battants.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Tu ne devineras jamais qui...
— Frère Xavier, le moine cistercien. 
— Euh... En effet.
— Hamilton ? Ça va ? Tu as l'air bizarre, me demande Léandra.
— Léandra, mon amie, te souviens-tu de ce que j'ai écrit sur Tolstoï ? Sur le concept de non-résistance au mal qu'il a tiré de sa lecture très personnelle des évangiles, après avoir traversé une grave crise existentielle ?
— Euh... Oui... Enfin, vaguement.
— J'ai découvert l'exact inverse... Et cela s'appelle également — quelle ironie ! — la non-résistance au mal. Mais il faut prendre l'idée dans un sens différent : je ne résiste pas au mal, je me laisse gagner par lui. »

* * *

Nous nous promenons le long de la Semois avant d'explorer un sentier boueux et pentu serpentant à travers bois. Nous sommes à la recherche du barrage de la Vierre. En fin de compte, peu importe que nous le trouvions, ce barrage : seule importe en ce moment la présence de ces roches millénaires inextirpables ; de ces arbres allongeant toujours plus haut leurs branches à la recherche du rare soleil blanc de janvier ; de ce petit ruisseau dévalant les roches sans discontinuer, comme s'il avait l'éternité devant lui. — « C'est tout de même quelque chose de se dire que l'eau continue de couler pendant que nous dormons ! », avait constaté Léandra samedi dernier, lors de notre premier jour à Chiny.

Mais c'est un leurre que de croire que le petit ruisseau a l'éternité devant lui : un jour, il cessera de couler lui aussi. Et ces arbres presque enlacés sur le chemin du barrage : l'amour semble éternel mais ne durera jamais qu'un moment (un simple point dans l'infini), même pour ces paisibles troncs au rythme tellement ralenti ! Et cette roche gaumaise d'apparence immuable, qu'est-elle donc à côté de l'effacement de ces milliards de soleils dans le firmament ? — Lever, zénith, coucher : ainsi va le monde. La mort avant l'heure : ainsi va ma vie.
Jour de colère que ce jour-là
Qui verra les siècles réduits en cendres
La roche s'effrite lorsque je la franchis.
Le ruisseau frémit lorsque je le toise.
Les arbres tremblent lorsque je les caresse de mes mains.
Les eaux de la Vierre se soulèveront-elles à mon arrivée au barrage ?
Je suis la mort tranquille qui comprend la vie mais sème la déroute.

Ce pêcheur et son petit-fils au crépuscule savent-ils seulement qui je suis ?
Ont-ils la moindre idée de l'habit noir qui soudain me ceint de toute part ?
Comme ils sont lents et pénibles !
Ils ne comprennent rien à rien !
Cesseront-ils réellement d'exister si je les tue ?

* * *

De retour en ville, au Foyer IX, mangeant une pièce de bœuf grillée. C'est le dernier repas à Chiny avant le retour — leur retour. Léandra et Andrew parlent, parlent, parlent... Ils me jettent de temps à autre de furtifs regards inquiets. Je sais qu'ils sont troublés par mon comportement neuf et hardi. Qu'importent leurs jugements ! J'ai des projets pour eux aussi.

Avant le repas, le papa de Poulain Perspicace passe en coup de vent. Il s'assied à notre table. Nous lui offrons un verre de vin rouge : « Une piquette ! », peste-t-il en le goûtant. Avant de partir, il émet cette ultime invitation : « Et si demain, avant de reprendre votre train vers Bruxelles, vous veniez goûter le café en notre nouvelle demeure ? » — Léandra et Andrew acceptent. Je ne dis rien mais je sais d'ores et déjà que je ne viendrai pas. 

Demain, je fête mon avènement.

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