« À droite, à gauche, en amont, en aval, les roches s'étagent, s'escarpent, dressent de prodigieux escaliers, le rocher du Négé, le rocher de la Goffe Louis, le rocher de la Goffette, le rocher Pinco, les grands rochers du Hat, plus loin le Rebat et le rocher Fendu, énormes masses en surplomb, à pic, de guingois, dont les profils écornés et grimaçants évoquent l'horreur des animalités fabuleuses et qui se lustrent de merveilleuses chasubles d'or, de pourpre et de vermillon sous les mousses, les camomilles, les eupatoires, les digitales et les mille-pertuis moutonnant à l'infini comme une toison. » (Camille Lemonnier)
Fin de matinée, Monsieur Cailloutard, le propriétaire du gîte, nous rend visite. À peine lui avons-nous ouvert la porte qu'il s'engouffre dans le corridor. « Fermez donc cette porte et suivez-moi ! », nous ordonne-t-il, l'air inquiet. Il déboule dans la grande pièce du rez-de-chaussée, inspecte rapidement les lieux, ferme les tentures de la salle à manger, nous installe tous les trois dans le canapé croulant du salon et éteint toutes les lumières à l'exception de la petite lampe d'appoint. Il s'empare d'une chaise qu'il utilise pour s'asseoir à cinq centimètres de nos têtes. Il commence à parler très bas et très lentement, comme s'il s'apprêtait à nous confier ses pensées les plus secrètes...
« Je vous dois des explications pour cette nuit, commence-t-il.
— Oh, mais vous savez...
— Non. Je vous dois des explications. Si je vous ai renvoyés chez vous, c'était pour votre sécurité.
— Ha.
— Je vais être franc. Vous, les gens de la ville, vous ne comprenez strictement rien à notre vie au fil de la Semois. Vous débarquez ici sans rien connaître des choses qui se font et des choses qui ne se font pas à l'ombre des cuestas. À force de voir de la lumière à chaque coin de rue, même au plus profond de votre nuit de citadins, vous en êtes arrivés à l'idée complètement loufoque que toute chose se devait forcément d'être éclairée... Mais il y a un temps pour le jour et un temps pour la nuit, voyez-vous ? Et vous ne bouleverserez pas les coutumes de la région, qu'elles soient bonnes ou mauvaises...
— Mais ce n'est pas du tout dans notre intention de...
— Combien de photographies avez-vous reçues jusqu'à présent ? Oh, laissez-moi deviner ! D'abord celle des Comtes de Chiny. Une fois là-bas, le serveur vous a remis la deuxième photo, celle de l'église Sainte-Walburge... Ou bien alors celle du pont Saint-Nicolas ? Puis, dans l'église ou sur le pont, frère Xavier vous a fait son grand numéro : "Les Omonoks ! Les Omonoks !" Et évidemment, il voudrait que vous enquêtiez sur ce qui se passe à la chapelle Notre-Dame... Je me trompe ?
— Comment savez-vous tout cela ?
— Vous n'êtes pas les premiers.
— Pardon ?
— Vous n'êtes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies.
— C'est une blague courante dans la région que de faire peur aux touristes ?
— Oh, ce n'est pas une blague. C'est du sérieux. Avez-vous déjà été visiter le cimetière ?
— Comme c'est curieux : vous êtes la deuxième personne à nous parler de ce cimetière. Il paraît que les trois mêmes familles s'y partagent la plupart des tombes.
— Ce n'est pas ces tombes-là qu'il faut regarder mais les quelques autres... Et ce n'est pas les noms qu'il faut y chercher mais plutôt les lieux de naissance.
— Que...
— Par pitié, restez en dehors de tout cela ! Ne suivez pas les indications des photographies, ne lancez pas de lumières dans la nuit, ne tournez pas autour de la chapelle... Bref, passez un séjour normal et tout se passera pour le mieux.
— Ma foi, d'accord, dis-je.
— Nous ne sommes pas à la recherche d'aventure, renchérit Léandra.
— Connaissez-vous de bons itinéraires de promenade ? demande Andrew.
— Des promenades ? En voilà une bonne idée ! Êtes-vous déjà allés jusqu'au rocher du Hat ? La vue sur la Semois y est magnifique, surtout au coucher du soleil ! Sinon, il y a d'autres randonnées, comme le chemin des Neuf Hêtres ou celui du barrage de la Vierre...
— Le rocher du Hat, les Neuf Hêtres, le barrage de la Vierre... C'est noté !
— Des promenades ! Ha ! En voilà une saine occupation... »
Sur ce, il se lève et nous laisse seuls avec nos interrogations.
* * *
C'est pourtant vrai que nous ne sommes pas fondamentalement intéressés par l'aventure. Nous sommes venus à Chiny pour nous reposer, pour passer une semaine tranquille au rythme de l'hiver gaumais. Ces énigmes et ces photographies nous ont été imposées. Qu'importe après tout si nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire ! Nous suivons donc avec plaisir les judicieuses recommandations de Monsieur Cailloutard et consacrons notre après-midi aux balades en forêt, laissant de côté la partie à laquelle certains voudraient que nous jouions.
Nous marchons à flanc de colline, longeant d'abord les méandres de la Semois avant de nous en écarter et de poursuivre notre route sur un chemin forestier sinueux. Le soleil est bas sur l'horizon lorsque nous sortons des bois à hauteur de la passerelle près de l'hôtel des Comtes de Chiny. L'heure est idéale pour monter jusqu'au rocher du Hat, qui se situe à peine à un kilomètre à vol d'oiseau.
Nous arpentons le sentier qui mène au fameux rocher. Je suis tellement impatient d'apercevoir le panorama que, par moment, je cours de roche en roche. J'ai donc une petite longueur d'avance sur mes deux amis quand j'atteins le sommet. Mazette, quelle vue ! La Semois encercle de son méandre un des premiers contreforts ardennais tandis qu'à l'horizon, le soleil du soir joue à cache-cache avec de majestueux nuages. Je jette un rapide coup d'œil en contrebas : la falaise est à-pic ; une simple maladresse et c'en est fini des aventures d'Hamilton ! J'entends Léandra et Andrew se rapprocher et, tournant lentement la tête, je leur crie, enthousiaste : « Hé ! Venez donc voir cette falaise ! »
Mais ce n'est ni Léandra ni Andrew.
À leur place, j'observe horrifié une silhouette vêtue d'une longue robe noire de moine, la capuche rabattue sur le visage, me foncer dessus. Elle tente de me pousser dans le vide mais je me retourne et esquive sa trajectoire de justesse. Des morceaux du tissu noir de son vêtement me frôlent et une main tente rageusement d'agripper ma veste afin de me faire basculer. En vain. Mon agresseur perd l'équilibre. J'en profite pour courir vers le sol rassurant de la forêt toute proche et je me retourne juste à temps pour voir la silhouette plonger dans le vide et disparaître sous le rebord du rocher, sans un cri.
Lorsque Léandra et Andrew arrivent sur place, j'essaie de proférer le pire des jurons qui me passe par la tête mais aucun son — absolument aucun son — ne sort de ma bouche.
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