« On se croirait vraiment dans un album de Bob et Bobette ! » s'exclame tout à coup Léandra. Nous sommes tous les trois confortablement installés dans le salon du gîte. Eux sont assis dans leur fauteuil habituel pendant que je suis affalé sur mon canapé fétiche (un horrible divan en fin de vie, mais que j'aime quand même).
« Quoi "un album de Bob et Bobette" ?
— Ce qui nous arrive... Ce qui t'est arrivé hier soir au rocher du Hat, Hamilton... Toutes nos péripéties...
— Je ne trouve pas ça drôle, dis-je en me remettant en position assise.
— Hamil ! Réfléchis ! Ça n'a aucun sens !
— Qu'est-ce qui n'a aucun sens ?
— Tout ! Toute cette histoire ! On se croirait dans une bande dessinée. Moi-même, je me trouve bizarre : je ne suis absolument pas préoccupée par ces événements insolites qui se succèdent à grande vitesse... Et toi, ne trouves-tu pas ton comportement étrange en ce moment ? Quelqu'un a essayé de te pousser dans le vide hier, tu as passé une partie de la soirée au commissariat de Florenville et tu parles de manière décontractée, alors que tu devrais au contraire être en état de choc ! Nous sommes dans un album de Bob et Bobette !
— Ouais, eh bien j'emmerde Bob et Bobette ! À la tombée de la nuit, j'irai enquêter à la chapelle Notre-Dame !
— Tu vois ? Tu recommences !
— Quoi "je recommence" ?
— Tu ne te comportes pas comme d'habitude, Hamil. Tu parles de mener l'enquête dans une chapelle une fois la nuit tombée !
— Léandra, on a essayé de m'assassiner ! Et la photographie, tu t'en souviens ? "Jésus sur sa butte observe" euh...
— "Le Rédempteur sur son surplomb observe la messe noire, mais c'est de ses yeux de poupon que renaîtra l'espoir", rectifie Andrew.
— Voilà ! Tout converge vers la chapelle Notre-Dame. Avec ou sans vous, je m'y rendrai ce soir. »
* * *
L'après-midi, nous sommes repartis pour une balade bucolique : celle de la roche du Corbeau et des Neuf Hêtres. Sur le chemin boisé, de temps en temps, Léandra grommèle : « Aucun sens, tout cela n'a absolument aucun sens... Nous sommes à nouveau en train de nous promener alors que quelqu'un a essayé de tuer Hamilton hier... » ; plus tard, elle conteste une nouvelle fois la réalité de notre condition actuelle : « Si nous étions des personnages de roman, personne ne croirait une seule seconde à ce qui nous arrive. »
La roche du Corbeau domine la boucle de la Semois au milieu de laquelle la ville de Chiny est partiellement enclavée. Il s'agit d'un promontoire rocheux formant une brèche dans la forêt et débouchant sur une vue panoramique assez saisissante comprenant le centre de Chiny ainsi que « la Noue », plaine alluviale située en bas de la ville et presque entièrement encerclée par la rivière. Selon une légende, le rocher du Corbeau est ainsi nommé parce qu'au Moyen Âge, les corvidés s'y réunissaient pour y faire une dernière halte avant de s'envoler en direction du cimetière... Les vieilles légendes valent ce qu'elles valent (tout comme les albums de Bob et Bobette).
Les Neuf Hêtres, quant à eux, sont une curiosité naturelle locale : neuf hêtres qui croissent à partir d'une grosse souche commune... Ou plutôt « croissaient » : aujourd'hui, seuls cinq hêtres sont encore en vie. Léandra soupire : « Et c'est maintenant que nous allons trouver une photographie à l'intérieur de cet arbre ! » Mais elle se trompe : nous ne trouvons aucun indice à l'intérieur des Neuf-Hêtres-qui-ne-sont-plus-que-cinq, ni sur le reste du parcours d'ailleurs. Le prochain indice — j'en suis intimement convaincu — se cache dans la chapelle Notre-Dame.
* * *
Au crépuscule, de retour de notre promenade, Andrew accepte de m'accompagner jusqu'à la fameuse chapelle pendant que Léandra visite le cimetière voisin pour prendre quelques photos. La chapelle Notre-Dame a été édifiée sur un versant tellement abrupt qu'elle est composée de deux étages : la « vraie » chapelle, bien entretenue et richement illuminée, est surélevée de huit marches tandis qu'une statue de Pietà de mauvaise facture habite la petite alcôve de l'étage inférieur.
Je me tourne vers Andrew, exalté : « Les "yeux de poupon" du poème !
— Oui, quoi ?
— "C'est de ses yeux de poupon que viendra l'espoir" !
— Que renaîtra l'espoir, oui et alors ?
— Ce sont les yeux de Jésus dans les bras de sa mère, ici, dans l'alcôve !
— Pourquoi donc ? Ça ne tient pas la route. Jésus est forcément adulte dans le thème de la Pietà...
— Peut-être notre mystérieux poète voulait-il absolument trouver une rime avec "surplomb" ? Ou peut-être s'est-il trompé, tout simplement ? Ou peut-être encore est-ce une métaphore ? Quoi qu'il en soit, je suis certain qu'il faut faire quelque chose, matériellement, avec les yeux du Christ mort dans les bras de la Vierge du rez-de-chaussée !
— Comme avec la statue dans Vol 714 pour Sydney ? »
Devant la Pietà, Andrew et moi trouvons la solution : en enfonçant un pouce dans l'œil droit du Christ, la statue se détache du mur et s'ouvre pour donner accès à un escalier plongeant dans le sol. Une forte odeur de cave se dégage de l'ouverture. Andrew allume la lampe de son smartphone et descend de quelques marches. « C'est curieux, me dit-il, j'ai l'impression qu'après environ un mètre de pente, ça donne sur une longue galerie... » Au même moment, j'entends un bruit de pas rapides derrière moi et me retourne, apeuré. Ce n'est que Léandra qui arrive vers nous en courant. « Qu'est-ce que vous faites ? Vous avez trouvé une porte ? nous demande-t-elle, essoufflée.
— Un véritable passage secret, oui !
— Ha bon. Quoi qu'il en soit, vous feriez mieux de venir au cimetière !
— Ça ne peut pas attendre ?
— Non.
— Pourquoi ? Tu as trouvé des tombes exceptionnelles ?
— Oui : les nôtres. »
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