Pause café du matin. Un monsieur frappe discrètement à la porte d'entrée de notre bureau. « Bonjour... Peut-être vous souvenez-vous de moi ? Je suis le frère de Louis-Antoine... Nous nous sommes croisés au crématorium... Je suis en train de débarrasser l'appartement de mon frère et j'ai pensé que certaines archives pourraient vous intéresser... » Il se confie : « Je dois vous avouer que notre famille en a appris beaucoup sur Louis-Antoine depuis qu'il est décédé... C'était quelqu'un de très secret... Ce que nous avons découvert dans son appartement... Hem... Enfin, que voulez-vous ? On est bien obligé de faire le ménage, c'est la vie ! » (Il en a assez dit pour susciter ma curiosité et beaucoup trop peu pour la rassasier.)
« Nous allons devoir nous rendre chez lui pour trier ses affaires, frissonne Sylvette.
— Oui, et alors ?
— Ben ça ne va pas être facile : c'est un peu comme violer son intimité. »
(Suis-je le seul malade à trouver une excursion de ce type particulièrement excitante ?)
« Drôle de sensation que de voir ce gars débouler dans le bureau, remarque Charlotte. Il ressemble tellement à son frère ! Pendant une seconde, j'ai vraiment cru que c'était Louis-Antoine qui revenait d'entre les morts ! »
À force de la remettre à plus tard, l'ouverture de cette ridicule bouteille de Porto s'est métamorphosée en fantasme dans ma petite caboche. Maintenant que l'alcool est versé et que je peux le boire, la dégustation n'a plus aucun intérêt : c'est du Porto, voilà tout !
Dans le train du retour, une dame au téléphone : « Oui, allo ! J'aurais besoin de ton aide pour terminer mes mots croisés... Alors, je te lis la définition, hein... Voilà : "Carré d'un
damier" en quatre lettres, et ça se termine par "S-E". Comment ? "Gase" ?
Ça ne veut rien dire, ça, "Gase" !... Ha, "Case" ! Bon, d'accord,
si tu le dis... Merci... Et ici, en cinq lettres, "Trophée" — avec "É" et "E" au bout — "de
l'Indien"... "Trophée de l'Indien", oui... Avec un "C" en deuxième position.
J'avais pensé à "Totem" mais ça ne rentre pas à cause du "C" en deuxième position... Comment ?
"Scalp", dis-tu ? Tu écris ça comment ? D'accord... » (Peut-être devrait-elle essayer le sudoku ?)
Le soir, en compagnie de Carmela, Alizé et Pat, une conférence de Jacques Sojcher au théâtre Marni autour d'un aphorisme de Nietzsche (« Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité »). « Comment en parler pendant une heure alors que le sujet en demanderait cinquante ? » : c'est approximativement de cette manière que le professeur de philosophie a introduit son exposé. (Effectivement, une heure, c'est très court : je n'ai pas appris grand-chose mais j'ai souvent acquiescé, mentalement du moins.)
« Je suis des cours de solfège avec un de tes potes... Un roux..., me lance Carmela.
— Un pote roux ?
— Oui, oui... Il est aussi dessinateur !
— Ha oui, Georges ! C'est amusant, ça ! »
(C'est Georges qui va être content : il apparaît dans ce blog, même quand je ne le rencontre pas en personne.)
« Donc, vous suivez tous les deux des cours de solfège dans l'ancienne école de ma fille !
— Ha bon ? Tu as une fille ?
— Eh bien ! Oui ! »
(Ah là là ! Si tout le monde lisait ce journal, ce genre de surprise ne pourrait plus exister.)
Ces gens qui prennent tout ce que je raconte au premier degré : je pourrais m'inventer une aventure au pôle Nord sans que ça ne les fasse tiquer !
« Ha-ha ! Vous avez vu Melancholia ! Et alors, comment l'avez-vous compris, ce film ? », leur demandé-je... Apparemment, ils ne l'ont pas du tout compris comme moi, alors je m'enflamme, heureux de pouvoir partager ma découverte : « La planète n'existe pas ! C'est simplement la dépression de Justine ! Et les chevaux qui s'arrêtent toujours avant de traverser le pont, qui ne peuvent sortir de cet univers clos... C'est limpide ! » Mais Alizé semble vexée : « Il n'y a pas qu'une seule vérité, tu sais, Hamilton ! » (Ça m'apprendra, tiens, à vouloir partager mes joyeuses prises de tête !)
De retour à l'appartement. Mary est là. Nous écoutons Grizzly Bear (« les plus belles harmonies pop depuis les Beatles ! ») ainsi que le sous-estimé Jason Lytle, ex-Grandaddy. Le dernier album solo de ce dernier, Dept. of Disappearance (octobre 2012), porte bien son nom : à peine est-il sorti qu'il a déjà disparu ! Peut-être, à l'instar de Mark Oliver Everett, Jason Lytle est-il l'homme d'une seule chanson, celle dans laquelle il explique merveilleusement bien qu'il n'est pas du tout à sa place dans ce monde ? — Encore un mélancolique !