Pour une raison inconnue, dimanche dernier, j'ai emprunté à ma mère un des plus célèbres romans de Stephen King : ÇA (IT, 1986)... L'histoire de sept enfants très soudés (la « Bande des ratés ») qui, au cours de l'été 1958, découvrent avec horreur que leur ville (Derry) est hantée par une « chose » effroyable (« Ça ») qui se nourrit de ses habitants, et particulièrement des plus vulnérables d'entre eux : les enfants. Vivant sous la ville, dans le dédale souterrain des égouts abandonnés, le monstre réapparaît depuis des siècles selon un cycle de plus ou moins vingt-sept ans en prenant souvent la forme assez ridicule d'un clown... Un clown aux dents longues, qui arrache le bras des petits gamins, découpe ironiquement des bûcherons en morceaux (en 1879) ou enlève des êtres humains pour les amener dans les profondeurs de la cité et les dévorer. Les enfants luttent contre la chose, la blessent, mais ne l'achèvent pas... Et vingt-sept ans plus tard,
« Ça » revient.
(J'ai toujours martelé qu'il ne fallait jamais faire confiance à un clown.)
Je connaissais l'histoire depuis longtemps. Dans ma jeunesse, j'avais en effet été assez marqué par l'adaptation de ce livre en téléfilm (« Il » est revenu, 1990). Les acteurs n'y sont pas toujours bons, les trucages sont souvent très grossiers, mais l'atmosphère qui s'en dégage laisse une certaine empreinte. Par contre, je n'avais jamais lu le roman, du moins pas en entier. J'ai toujours eu un certain mal à lire du Stephen King. D'une part parce que j'ai souvent tendance à le mesurer à l'aune de Dan Simmons, que je trouve bien meilleur et souvent plus profond (L'Échiquier du mal reste pour moi le plus grand livre d'épouvante tombé entre mes mains — celui du genre à faire vraiment peur, à laisser une marque bien des jours après l'avoir refermé). D'autre part parce que je me suis toujours un peu méfié des succès de librairie... Qu'un auteur soit trop bien vendu et mon alarme intérieure retentit à grand fracas : si un livre rencontre un énorme succès, sachant que la plupart des gens ont des goûts de chiottes, il y a beaucoup de chance pour que ce livre soit une daube. (Oui, je sais, c'est très con, mais je fonctionne comme ça.)
Avec un thème aussi éculé, voire grotesque (un monstre/clown/araignée venu des profondeurs du temps et de l'espace qui se nourrit des habitants d'une petite ville de province), Stephen King aurait pu se rétamer lamentablement la tronche, mais ce n'est pas le cas. Comme souvent dans ses longs romans (cette édition-ci fait 1121 pages), l'auteur développe avec aisance la biographie et la psychologie du moindre de ses personnages. La monstruosité de « Ça » n'est somme toute qu'un prétexte pour développer longuement d'autres thèmes, comme la déformation ou l'enfouissement des souvenirs, la mélancolie, la mémoire, la nostalgie de l'enfance, les terreurs récurrentes ou la répétition amoureuse (Beverly est mariée à un homme qui la bat et la rabaisse constamment, comme le faisait son père ; Eddie sort avec la copie conforme de sa mère)...
Autre constat : je ne m'étais jamais rendu compte — je suis très lent d'esprit — à quel point cette histoire (et l'œuvre de King en général, d'ailleurs) était tributaire de H.P. Lovecraft. C'est pourtant flagrant. Tout d'abord, la ville de Derry (dans le Maine) est la ville lovecraftienne par excellence : fictive et secrète, comme peut l'être Arkham ; pourrie et dégénérescente comme peut l'être Dunwich (Massachusetts) dans les nouvelles du reclus de Providence. Même constat pour l'opposition entre la ville du « haut », visible, proprette (trop proprette même), et la ville du bas, cachée, pourrie, souterraine, où « tout flotte ». Ensuite, il y a cette entité très ancienne, « Ça », qui ne vient pas de notre monde mais des confins de l'univers... Comment ne pas penser à La Couleur tombée du ciel, qui met en place une mythologie similaire (une abomination extraterrestre qui s'écrase sur Terre). Enfin, le vocabulaire du roman, dans lequel « Ça » n'est que très rarement décrit : King parle d'abomination, de pourriture, de décomposition ; il est une sorte de Lovecraft moderne. D'ailleurs, le début du roman contient une mise en abyme, avertissement de l'auteur au lecteur (si l'on prend pour acquis que Bill Denbrough, dont il est question dans ce paragraphe, est le reflet de King lui-même) :
« Bill Denbrough, entre-temps, a écrit une nouvelle policière (meurtre dans une pièce fermée de l'intérieur) et trois nouvelles de science-fiction, plus quelques histoires d'horreur qui doivent beaucoup à Edgar Poe, Lovecraft et Richard Matheson. (Il comparera plus tard ces "œuvres de jeunesse" à des corbillards XIXe équipés d'un moteur turbo et peints en couleurs phosphorescentes.) »
Pour terminer dans la bonne humeur, je ne peux m'empêcher de recopier ici l'opinion de Stephen King, du moins au travers de son narrateur, sur les notes de bas de page. C'est très bien vu. King, qui est passé par l'université, a l'air de pas mal s'y connaître ; en tout cas, je trouve l'avis qui suit extrêmement sensé... (Sus aux notes de bas de pages !)
« (...) les notes de bas de page sont une espèce étonnante, voyez-vous ; comme des sentiers serpentant dans un paysage sauvage et anarchique, elles se dédoublent, et se dédoublent encore ; à un moment donné, vous prenez la mauvaise direction et vous vous retrouvez dans un roncier inextricable ou dans un marécage aux sables mouvants. "Quand on en trouve une, avait dit un jour mon prof de bibliothéconomie, il faut l'écrabouiller avant qu'elle ne fasse des petits." »
(La suite au prochain épisode, car je n'ai pas encore tout lu...)
* * *
Que s'est-il passé ce jeudi dans ma vie ? (Après tout, il faut bien que j'alimente ce journal de détails inintéressants sur moi-même...) Après une longue journée de travail, je rejoins mon appartement où Mary est à nouveau en train de cuisiner le repas du soir : du poisson et du riz aux légumes (très bon). Après le repas, elle propose de regarder La Vie des autres (Das Leben der Anderen, 2006), ce long métrage allemand qui raconte la surveillance d'un couple d'artistes par la Stasi, en RDA. Un excellent film, mais nous n'en voyons que la première heure car Mary, fatiguée, s'en va dormir.
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