Le serrurier. — Lorsque le serrurier de la commune surgit dans notre bureau en ce début d'après-midi (voir l'article d'hier pour le commencement de l'histoire), Wynka, feutre fluo en main, a le nez plongé dans ce gros rapport sur lequel elle travaille d'arrache-pied depuis des semaines ; quant à moi,
je prépare un diaporama en vue d'une conférence que je donnerai demain à La Louvière. C'est moi qui m'occupe de la prise de contact avec le serrurier. Je lui donne mon trousseau de clés et il inspecte le mécanisme de la porte pendant quelques secondes avant de déclarer : « C'est juste un problème de huilage ! J'ai de l'huile dans ma camionnette. Je reviens dans un instant ! » Il s'apprête à quitter la pièce et à redescendre les escaliers, mais un ouvrage dans la bibliothèque attire son attention : « Tiens, c'est un livre sur Hitler que vous avez là ?
— Eh bien ! Oui... Nous étudions les phénomènes d'extrême droite, donc...
— Et sur Léon Degrelle, vous en avez, des livres sur Degrelle ?
— Oh oui, je pense... Christiane, on a des livres sur Degrelle ici, hein ?
— Oui, oui, bien sûr, me répond Christiane, qui range justement les rayons de la bibliothèque.
— Vous allez voir, me lance le serrurier, bientôt, on va le réhabiliter, celui-là !
— Réhabiliter Degrelle ?
— Pourquoi me regardez-vous avec des grands yeux ? C'est vous l'historien ici, non ?
— Euh...
— Pendant que Spaak et les socialistes fuyaient et laissaient tomber le peuple belge, Degrelle allait combattre les bolchéviques sur le front de l'Est ! Vous le savez, ça, au moins ?
(Ne pas s'énerver.)
(Wynka reste plongée dans ses feuilles.)
(Que répondre ?)
— Mais... euh... Degrelle était un collaborateur, proche du régime nazi !
— Oui, mais il n'a déporté personne, lui, à l'inverse des socialistes ! Il est allé courageusement combattre les rouges, à l'Est. Et je l'admire vraiment pour ça...
— Les socialistes ont déporté des gens ?
— Oui, Spaak et toute sa clique !
— Spaak ? Mais...
(Il était en exil, Spaak...)
(Christiane, qui se trouve dans le dos du serrurier, me regarde avec les sourcils froncés et un petit sourire.)
(Wynka ne bronche toujours pas.)
— Je n'invente rien, j'ai vérifié mes sources : j'ai lu ça sur le Web !
— Sur le Web ?
— Je suis prêt à changer d'avis, hein...
— Euh... Eh bien, si vous voulez, nous pouvons vous montrer des exemplaires de Rex, le journal de Degrelle. C'est un brûlot d'extrême droite, antisémite et pro-nazi...
— Oui, antisémite, d'accord, mais ça n'est pas du tout la même chose !
— Ha bon !
— Mais oui, l'antisémitisme, ça n'a rien avoir avec la déportation ! C'est comme pour les Musulmans aujourd'hui.
(Les Musulmans ? Quel rapport ?)
(Silence.)
— Et les petites voitures du peuple ! Et les autoroutes ! Hitler n'a pas fait que des conneries, vous savez... Bon, c'est vrai qu'il y a eu les camps de concentration, tout ça... Ça, je ne cautionne pas... Bon, allez, c'est pas tout ça, je vais chercher l'huile ! »
Il sort du bureau. Et moi, je reste devant la porte d'entrée, les bras ballants. Somme toute, je n'ai rien pu lui opposer, à ce type : sans doute y avait-il trop de discours à déconstruire en une seule discussion ? Ou bien ne suis-je pas du tout armé pour ce genre de débat, tout simplement ?
La cliente du supermarché. — À la caisse du supermarché, au soir. La femme qui me suit dans la file dépose sur le tapis roulant de la charcuterie, une bouteille de vin, une bouteille de Coca-Cola et un flacon de DesTop. Je lorgne ses achats. Elle me lance, pince-sans-rire : « J'ai grand-soif !
— Je vois ça...
— Le DesTop, rien de tel dans cette situation !
— Ha oui, c'est clair que ça débouche !
— Oui... Il ne me restera même plus d'estomac, après ça !
— Ça, c'est sûr... »
(Est-ce une sorte de conversation codée ?)
(Je me suis demandé après coup — c'est-à-dire quatre heures plus tard — si c'était de la drague ou une déclaration de suicide, ou autre chose encore, mais je pense que c'était peut-être plus de la drague car en définitive, elle m'a lancé un « Salut ! » très enthousiaste quand je suis reparti avec mes courses.)
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