« Plus je vois les hommes, moins je les aime ;
si je pouvais en dire autant des femmes,
tout serait pour le mieux. »
(Lord Byron)
Dès l'ouverture du tome II du Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, je me suis précipité, dépravé que je suis, au chapitre 44 du livre IV intitulé « Métaphysique de l'amour sexuel »... Qu'un philosophe allemand traite de métaphysique, c'est banal ; qu'il parle d'amour, ça l'est déjà moins ; qu'il s'intéresse à l'« amour sexuel », alors là c'est la cerise sur le gâteau (pour rester poli) ! D'un autre côté, quoi de plus normal pour une philosophie qui se veut totale que de prendre à bras-le-corps un sujet aussi central que le sexe ?
Schopenhauer ne nie pas la possibilité d'un amour fou et absolu : « (...) l'expérience confirme », écrit-il, « bien que ce ne soit pas l'expérience quotidienne, que ce qui en règle générale apparaît comme un simple penchant certes vif, mais encore maîtrisable, peut, dans certaines circonstances, devenir une passion qui dépasse en véhémence toutes les autres (...) ». Mais, continue-t-il un peu plus loin, cet état amoureux, « si éthéré qu'il puisse paraître, s'enracine dans la seule pulsion sexuelle ».
La question qui le préoccupe est la suivante : pourquoi cet « amour sexuel » est-il si présent dans la vie humaine ? Pourquoi cette envie de procréation est-elle à la source de tant d'aspirations, de confusion, de disputes, de chagrin, de poèmes enflammés, de grands textes littéraires, etc. ? « Pourquoi autant de bruit ? Pourquoi cette bousculade, cette fureur, cette angoisse, cette détresse ? Puisque au fond il s'agit seulement pour chaque Jeannot de trouver sa Jeanneton (...) ». En note, Schopenhauer (petit comique, va !) ajoute : « Je n'ai pas pu employer ici les termes directs ; que le cher lecteur veuille bien retraduire la phrase dans une langue aristophanesque. » — Traduction : pourquoi tant d'agitation pour une simple et éphémère pénétration ?
Il donne ensuite sa réponse : « ce n'est pas d'une broutille qu'il s'agit ; au contraire, le sérieux et l'ardeur de l'agitation sont à la mesure de l'importance de la chose. » Et Schopenhauer d'expliquer que ce qui se décide dans l'amour naissant entre deux êtres et dans la relation sexuelle qui s'ensuit (du moins normalement — hem), ce n'est rien de moins que la continuité de l'espèce et la création de la génération future, qui est déjà présente sous forme d'idée (au sens platonicien du terme) dans les premiers regards complices que s'échangent deux futurs amants. Ainsi deux amoureux, malgré ce qu'ils en pensent, ne poursuivent-ils jamais leur intérêt propre mais bien celui d'un troisième larron encore à naître.
Tout sublime et parfait que puisse paraître l'amour que l'on porte à une personne, il s'agit donc tout au plus, pour Schopenhauer, d'un superbe mirage dressé devant nous par la nature pour arriver à son objectif, qui est d'engendrer la génération suivante. Car dans le grand maillage de la vie humaine, l'individu mortel est insignifiant, seule compte en quelque sorte l'éternité de l'espèce ; peu importe donc les fins particulières, seules comptent les fins générales. L'humain étant par définition profondément égoïste, pour que survive l'espèce, il fallait nécessairement que se trouve ancrée en lui cette illusion « en vertu de laquelle ce qui est en vérité un bien pour l'espèce lui paraîtra un bien pour lui-même ».
Plus loin, dans la continuité de son argumentation, Schopenhauer développe tout un système pratique et moral dont lui seul a le secret, expliquant par exemple pourquoi tel type d'homme préfère tel type de femme, et inversement. J'y apprends notamment que, dans l'ensemble, les femmes « préfèrent les hommes entre trente et trente-cinq ans » (ha bon ?). Son système permet aussi de légitimer les pires bassesses. Par exemple, il excuse l'adultère de l'homme quand il condamne celui de la femme : « la fidélité conjugale est artificielle chez l'homme, naturelle chez la femme » car, alors que l'homme pourrait donner naissance à de nombreux rejetons en un an, la femme, elle, ne peut en mettre qu'un seul au monde. — Ben voyons ! Au foyer, Madame, pendant que je prends la clé des champs pour ensemencer moult matrices !
Mais il y a un « détail » qui ne colle pas : si c'est la nature qui tire les ficelles du grand jeu de l'amour sexuel, dans le seul but de perpétuer l'espèce, pourquoi donc certains êtres humains, toutes époques confondues, éprouvent-ils de l'amour pour des personnes du même sexe ? Autrement dit, quelle est la place de l'homosexualité dans le schéma exposé dans ce fameux chapitre 44 ? Eh bien Schopenhauer y répond aussi, dans une petite annexe propre à la troisième édition, s'intéressant au cas de la « pédérastie » ! Il y traite l'homosexualité avec mépris, la qualifiant d'« instinct égaré » voire de « monstruosité non seulement contraire à la nature mais encore répugnante au plus haut degré et suscitant l'horreur (...) » (sic !).
Cependant, Schopenhauer, voulant procéder avec probité, ne peut faire totale abstraction de l'expérience historique qui tend à montrer que l'homosexualité est présente dans tous les coins du monde et à toutes les époques. Dès lors, comment diantre faire entrer cette fâcheuse observation à l'intérieur de sa théorie bien cadenassée de l'amour sexuel ? — Vite, vite, ayons recours à la Politique d'Aristote ! Pour ce dernier, les enfants nés de personnes trop jeunes sont imparfaits tandis que ceux nés de personnes trop âgées sont débiles. D'un autre côté, nous explique Schopenhauer, l'homme, jeune comme vieux, continue à produire des sécrétions séminales et à éprouver des désirs sexuels, selon le principe que la nature « ne fait pas de saut »... Compte tenu de ces deux constats, cette dernière n'avait pour ainsi dire pas le choix : c'est pour préserver l'authenticité de l'espèce, qui ne peut être le fruit que de l'union d'une femme avec un homme d'âge moyen (genre un type de 32 ans), que la nature permet la « pédérastie », mais seulement pour les jeunes et les vieux, hein ! — Quelle explication ridicule ! Schopenhauer se donne beaucoup de mal pour faire entrer ses observations dans un schéma unifié, alors qu'il serait beaucoup plus simple d'abandonner toute théorie en la matière et d'accepter telle quelle la diversité de l'expérience humaine !
(J'ai failli à ma promesse, faite à moi-même ce lundi, d'écourter mes articles. — Qu'à cela ne tienne, ce sera le mot de la fin !)
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