mercredi 1 août 2012

4. L'anarchisme selon Léon

4.1. En ce moment, ma collègue Christiane parle fréquemment des comportements de son petit garçon de deux ans et demi, en les comparant à ceux d'Adrien Monk : « Dès qu'il voit un aspirateur, il veut l'utiliser pour enlever la poussière », ou bien : « Il a passé une demi-heure sur la pointe des pieds à essayer de remettre un DVD à la verticale dans l'étagère ». Par ailleurs, il est très perturbé quand les choses ou les gens ne sont pas à leur place : « Il est où, Hamilton ? Il est où ? »... Enfin, il pose des questions bizarres pour le moment, comme : « C'est quoi la peau ? », « Pourquoi est-ce qu'on a une peau ? » ou encore : « Pourquoi est-ce qu'on a besoin d'une peau ? »...

4.1.1. Moi : « Il est malin, ce petit gars. C'est vrai que quand on y réfléchit, toute cette histoire de peau est très bizarre. Bien lisse à l'extérieur ; une horreur grouillante de sang et d'organes à l'intérieur. » 

4.1.1.1. (Une bonne manière d'évoluer dans la vie est d'écouter les enfants, sans se moquer.)

4.1.2. Charlotte, se rappelant l'émission sur les surdoués : « Il est obsédé par le rangement ? C'est un génie ! » (Le pauvre...)
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4.2. C'est le 2 septembre 1914 que L.W. mentionne pour la première fois dans ses carnets de guerre (connus sous le nom de Carnets secrets) l'Abrégé de l'Évangile de Léon Tolstoï. Soldat autrichien durant la Première Guerre mondiale, L.W. se baladait partout en compagnie de ce petit livre, à tel point qu'il fut surnommé « l'homme à l'Évangile » par ses camarades. Dans ses courriers, il emmerdait conseillait ses amis : « Avez-vous lu l'Évangile de Tolstoï ? », « C'est un livre fabuleux », « Il faut absolument que vous le lisiez ! », etc. (Je cite ces extraits de mémoire car je n'ai pas la biographie du philosophe sous la main — je l'ai prêtée à Yama afin de la contaminer —, donc merci d'être indulgent.) Récemment, je me suis dit que toute cette histoire devait avoir un rapport avec l'idéal d'honnêteté qui caractérise tant la personnalité de L.W. que celle de Tolstoï. Du coup, je me suis un peu renseigné, tout d'abord en passant en revue le fameux Abrégé de l'Évangile (en version anglaise, car je n'ai pas trouvé la version française en ligne) ainsi qu'une petite biographie de l'auteur ; ensuite en lisant un article de Nicolas Weisbein consacré à ce texte ; enfin en compulsant un article faisant le lien entre l'Évangile de Tolstoï et le Tractatus de L.W.

4.2.1. Contexte : personnalité extrêmement sensible dès l'enfance — son père et sa mère sont morts avant qu'il n'atteigne l'âge de dix ans —, Léon Tolstoï (1828-1910) a très vite été touché par ce que l'on pourrait appeler, pour résumer, « l'absurdité de l'existence ». Il est tiraillé entre un désir de solitude et la volonté de fonder un foyer, chose qui n'est pas très évidente du fait de sa vision intransigeante de l'amour véritable. En 1862, il vit néanmoins une belle romance avec Sophie Behrs. Ils se marient, vivent heureux, jusqu'au moment où Tolstoï entre dans une nouvelle crise existentielle. Une nuit d'août 1869, de passage dans une auberge de la ville d'Arzamas (Russie), c'est la monumentale crise d'angoisse : « Brusquement, ma vie s'arrêta […] Je n'avais plus de désir ; je savais qu'il n'y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J'étais arrivé à l'abîme et je voyais que, devant moi, il n'y avait rien que la mort. Moi, l'homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. » S'ensuit une décennie faite de désarroi, traversée par des éclairs de créativité et de génie. C'est à cette époque qu'il lit Schopenhauer et qu'il rédige Anna Karénine (1877). — Faut-il être malheureux pour être intéressant ? (Non car, lorsque tout allait bien dans son couple, il a écrit Guerre et Paix.)

4.2.2. Pour sortir de cette crise amorcée en 1869 et essayer de trouver un sens à sa vie, Tolstoï décide de se plonger dans la religion chrétienne. Il lit dans son entièreté un manuel de théologie orthodoxe et n'y voit qu'un tissu de mensonges et de contradictions. Au fil des lectures, il est de plus en plus convaincu que s'il veut en quelque sorte s'abandonner corps et âme dans le christianisme, il ne doit pas passer par les écrits officiels de ses contemporains mais retourner aux sources : les quatre Évangiles (Matthieu, Marc, Luc et Jean). Problème : Tolstoï ne croit pas une seule seconde au surnaturel ; au contraire, il met en avant le pouvoir de la raison, autrement dit : comprendre pour croire. Il travaille donc assidûment sur les Évangiles, les corrige et les réinterprète selon ce qu'il pense être le message fondamental de Jésus. Ne croyant pas au miracle — n'y voyant qu'une volonté des évangélistes d'interpréter l'histoire dans un sens métaphysique, qui ne lui plaît guère —, il n'hésite pas à supprimer des passages entiers pour garder l'essentiel, à savoir une chronologie précise et commentée de la vie du Christ. De ce travail de synthèse, il écrit tout d'abord Réunion, traduction et examen des quatre Évangiles puis, face à la complexité de ce premier texte, en fera un condensé : son Abrégé de l'Évangile, plus connu comme l'Évangile de Tolstoï.

4.2.3. Pour Tolstoï, l'enseignement principal du Christ tourne autour de la non-résistance au mal. Étant un radical pur jus, l'écrivain russe va forcément appliquer ce concept — ne jamais rendre les coups — dans son sens le plus littéral, sur le plan de sa propre vie (il devient par exemple végétarien par acte de non-violence) mais aussi de la société en général. Il ira donc jusqu'à refuser de reconnaître des institutions étatiques comme la justice ou l'armée. Dans la même optique, il sera farouchement opposé au service militaire et à toute forme de sentiment patriotique. C'est là que se dessine, de manière évidente, la juxtaposition de deux concepts que tout semble opposer a priori, à savoir le christianisme et l'anarchisme. On retrouve ainsi, assez curieusement, des points communs entre Tolstoï (chrétien) et Bakounine (athée) : tous deux refusent l'autorité de l'État, mais là où Bakounine considère la religion chrétienne et l'appareil qui l'entoure comme une autre forme d'asservissement politique, Tolstoï y trouve son idéal de liberté, tout en refusant catégoriquement les Églises constituées. Enfin, Tolstoï met également de côté tous les éléments surnaturels pour se concentrer presque exclusivement sur la pratique : ce qui compte, c'est la manière de se comporter — quelle ressemblance avec L.W. ! — et ce comportement passe par cinq valeurs/commandements : l'humilité (ne pas se mettre en colère), la pureté (ne pas commettre l'adultère), la piété (ne pas prêter serment), la douceur (ne pas résister au mal) et la charité (ne pas faire la guerre).

4.2.4. Et moi dans tout ça ? Eh bien autant je suis fasciné par le personnage de Tolstoï (rien de nouveau), autant — et mes lecteurs réguliers, peut-être légèrement inquiets de me voir disserter pendant des paragraphes entiers sur les Évangiles, seront sans doute rassurés — je n'admets pas (même si je la comprends) cette volonté de donner absolument un sens à sa vie par la pratique fidèle et honnête d'une foi religieuse. Sans doute serais-je beaucoup plus heureux si j'arrivais à croire, comme Tolstoï, que pour arriver à la paix de l'esprit, il faut suivre dans la pratique « ce que nous a enseigné le Christ », mais je n'y arrive pas. Je n'arriverai jamais à changer mon comportement — car c'est bien de cela qu'il s'agit : de forcer un changement comportemental et non pas spécialement de croire en des éléments métaphysiques — pour me perdre dans la foi chrétienne (ou tout autre enseignement du même acabit).

4.2.4.1. Il est tout de même intéressant de relever les points communs entre ce type de pensée « chrétienne radicale » et celle — pourtant athée intransigeante — que je me suis forgée au fil des années, constituée, si ce n'est d'honnêteté, en tout cas d'une certaine forme de franchise : pour vivre en accord avec moi-même, il faut que je sois sincère avec les autres. Là s'arrête le point commun. Car quand le chrétien donne un sens à la vie par la mystique, je n'en donne strictement aucun. C'est peut-être bien là que réside le problème majeur de mon existence : le vide créé par cette absurdité débordante, je ne peux absolument pas le remplir à l'aide du moindre élément métaphysique, ni du moindre comportement religieux.

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