Sinologue ardennais. — Bruxelles, courant de l'après-midi. Après une réunion consacrée, dans les très grandes lignes, à la numérisation d'une partie du patrimoine sonore d'une institution de la Province de Luxembourg, je vais manger un toast cannibale à City 2 dans un restaurant du nom de Hollywood Canteen en compagnie d'un vieil Ardennais que je ne connaissais pas... Voilà pour la mise en contexte. — Quelque chose de frappant chez ce monsieur : il est extrêmement craintif en ce qui concerne les nouvelles technologies, et plus particulièrement les techniques qui consistent à numériser (donc à sauvegarder) de vieilles cassettes d'interviews, vouées à l'effacement à plus ou moins courte échéance... J'essaie d'appréhender son point de vue (car s'il y a bien quelque chose que j'adore en ce moment, c'est d'essayer, sans aucun jugement, de comprendre pourquoi les gens disent ceci ou cela, pourquoi ils agissent de telle ou telle manière, etc.).
Son argumentation est entièrement liée à la question des fuites : en acceptant la numérisation de documents dont il « a la garde », il a peur que la source numérisée (que ce soit un fichier sonore, une carte postale ou encore un simple document textuel) se retrouve quelque part sur la Toile, revendue par des professionnels de l'enchère en ligne qui n'ont aucune idée de la valeur patrimoniale de la chose. Sa définition du Web est à peu près celle-ci : un fourre-tout, un océan informe et grouillant où les informations sont noyées et monnayées. Même s'il l'exprime d'une manière différente, ce qu'il reproche au Web, c'est son relativisme postmoderne (tout est en relation avec tout, tout se vaut, donc la valeur de quelque chose se perd dans la totalité). — Oui mais, ai-je envie de lui dire, le Web est ce qu'on en fait ! Et en ne numérisant pas du tout ces vieux bidules à bande magnétique et à la durée de vie très limitée, le quelque chose en question ne se perdra même pas dans la totalité : il se perdra tout court.
Dans un tout autre domaine, ce monsieur me parle également des deux années qu'il a passées en Chine, juste avant la Révolution culturelle. « Ha, et vous savez parler le Chinois alors ? Et l'écrire ? » Réponse : « Oui, j'ai même travaillé sur des textes en mandarin pendant plusieurs années. Je voulais en faire un doctorat, mais il n'y avait pas vraiment de spécialiste de ce sujet en Belgique. Il aurait fallu que j'aille à Paris... » Plus tard, il me dit : « Si je retournais en Chine maintenant, il me faudrait quelques semaines, voire quelques mois, pour me réhabituer et comprendre ce que les gens disent, car la langue a suivi l'évolution idéologique du pays. » Enfin, il se souvient : « Evenvel... Evenvel... Il y a un sinologue qui porte le même nom de famille que toi... Mais je ne me rappelle plus de son prénom... » — Je savais qu'il y avait un journaliste dans la famille (branche éloignée), Edward Evenvel, ainsi qu'un homme d'église et chroniqueur des XIIIe et XIVe siècles, Lodewijck Evenvel. Par contre, je ne savais pas que nous comptions un sinologue « dans nos rangs ».
Rendez-vous annulé. — Je devais voir Fred Jr et FBsr ce soir, mais non ! Le rendez-vous est à nouveau annulé. Aperçu des excuses respectives : Fred Jr prépare en ce moment les 20 kilomètres de Bruxelles et, à cause d'un régime strict, s'est retrouvé à la limite du malaise et donc dans l'impossibilité de se déplacer (c'est malin, tiens, de se ruiner la santé pour un semi-marathon à la con) ; quant à FBsr, il devait se rendre chez le médecin aujourd'hui en fin d'après-midi et, étant donné que Fred a annulé, préfère postposer le rendez-vous lui aussi. « Maintenant si ça t'arrange mieux je peux très bien revenir sur Bruxelles bla-bla-bla... »
Je suis très déçu. Je m'attendais à passer une belle soirée tranquille et ensoleillée en compagnie de mes deux amis à la terrasse d'une brasserie bruxelloise... Que nenni : ce sera seul, à la Maison du Peuple, devant des verres d'Orval (ladite Maison vient d'être réapprovisionnée, c'est déjà ça). Aujourd'hui, je comprends mieux à quoi devait ressembler la déception de Léandra quand j'ai décidé de ne pas venir voir sa pièce de théâtre. — Les annulations, c'est très mauvais pour le moral et ça ne devrait même pas exister.
Jeux oculaires. — Au comptoir de la Maison du Peuple, une jeune femme à l'accent anglais : « Désolée, tu étais avant moi, peut-être ?
— C'est possible, oui... Je ne sais pas. Ça fait longtemps que j'attends qu'on me serve en tout cas...
— Il faut utiliser les yeux... Regarder les serveurs dans les yeux... Ça fonctionne bien !
— Ha... Regarder quelqu'un dans les yeux... Pas de bol, je suis très nul à ce petit jeu... »
(Et comme pour joindre le geste à la parole, en sortant cette dernière réplique, je ne la regarde pas : je fixe, droit devant moi, un point indéterminé du bar situé entre deux bouteilles de vin blanc.)
« Tonight we’ll drink the sewers dry. » — Une splendide découverte que ce Gravenhurst, groupe britannique mené par le multi-instrumentiste Nick Talbot, que je mentionne déjà brièvement dans ce post. Ayant été sérieusement soufflé par The Ghost in Daylight (2012), j'ai décidé de remonter le cours du temps et d'écouter Fires in Distant Buildings (2005), considéré par la plupart des chroniqueurs musicaux comme la perle rare au sein de la discographie du songwriter. (Non pas que je sois terriblement fan des avis de chroniqueurs musicaux, mais il est parfois nécessaire de faire un minimum confiance à ces derniers pour découvrir de nouvelles choses.)
De bout en bout, cet album est effectivement un pur et sombre joyau. Musicalement, Talbot maîtrise beaucoup de choses, et particulièrement l'évolution mélodique d'une chanson, entre les parties cristallines bâties sur de jolis arpèges folk et les soudaines envolées furieuses extrêmement bien maîtrisées. (Adeptes du shoegazing, courez vous procurer ce disque ! — Oui, mais courir où ? — Courez, c'est déjà mieux que rien !)
Écoutée des dizaines de fois : la très mélancolique « Animals », narrant l'ambiance de décrépitude dans laquelle est plongée l'Angleterre chaque samedi soir, lorsqu'une partie de la population descend sur les centres urbains avec pour seul et unique objectif de boire le plus possible et de faire n'importe quoi. Talbot se sent étranger à ce monde fait de bières et de senteurs d'urine : « I wish I could be like them and I try, but I find it more rewarding to walk along the river, picturing my body discarded in the water. » Oh, comme je le comprends... Sur son blog, dans un article intitulé « Booze Britain », il argue que les Espagnols, les Italiens et les Français (mais je suppose qu'il engloberait sans problème les Belges) n'ont pas ce problème de violence urbaine liée à l'alcool. Je ne connais pas l'ampleur de la situation en Albion, mais pour avoir déjà vu le centre-ville de Bruxelles un samedi soir ainsi que le comportement de certains amis d'anciens amis français, de passage en Belgique, j'aurais tendance à dire que nous ne sommes quand même plus très loin de cette culture-là...
De bout en bout, cet album est effectivement un pur et sombre joyau. Musicalement, Talbot maîtrise beaucoup de choses, et particulièrement l'évolution mélodique d'une chanson, entre les parties cristallines bâties sur de jolis arpèges folk et les soudaines envolées furieuses extrêmement bien maîtrisées. (Adeptes du shoegazing, courez vous procurer ce disque ! — Oui, mais courir où ? — Courez, c'est déjà mieux que rien !)
Écoutée des dizaines de fois : la très mélancolique « Animals », narrant l'ambiance de décrépitude dans laquelle est plongée l'Angleterre chaque samedi soir, lorsqu'une partie de la population descend sur les centres urbains avec pour seul et unique objectif de boire le plus possible et de faire n'importe quoi. Talbot se sent étranger à ce monde fait de bières et de senteurs d'urine : « I wish I could be like them and I try, but I find it more rewarding to walk along the river, picturing my body discarded in the water. » Oh, comme je le comprends... Sur son blog, dans un article intitulé « Booze Britain », il argue que les Espagnols, les Italiens et les Français (mais je suppose qu'il engloberait sans problème les Belges) n'ont pas ce problème de violence urbaine liée à l'alcool. Je ne connais pas l'ampleur de la situation en Albion, mais pour avoir déjà vu le centre-ville de Bruxelles un samedi soir ainsi que le comportement de certains amis d'anciens amis français, de passage en Belgique, j'aurais tendance à dire que nous ne sommes quand même plus très loin de cette culture-là...
« Song From Under The Arches » (qui fait de nouveau brièvement référence aux ambiances crasseuses de certains coins d'Angleterre) illustre à merveille l'idée d'évolution mélodique dont je parle un peu plus haut. La chanson, qui commence tout en douceur, est secouée à trois reprises de soubresauts bruitistes de guitares saturées et d'orgues grandiloquents. (Et c'est sur cette chanson que se terminera, abruptement, ma journée de jeudi.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.