lundi 5 septembre 2011

L'aventure intérieure

Ce midi, lors du dîner au boulot, nous avons une discussion passionnante sur les lapins. Tout commence lorsque Charlotte (la collègue qui d'habitude a toujours un fait divers bizarre à raconter) signale pour je ne sais quelle raison que les lapins et les lièvres ne sont pas de la même famille. Après vérification de ma collègue Sylvette sur le Web, il s'avèrera que Charlotte a tort. Les lapins et les lièvres font en effet tous les deux partie de la famille des Léporidés. Par contre, il est vrai que les différences sont nombreuses entre ces deux genres : par exemple, les lièvres sont plus grands à différents points de vue (taille générale, oreilles, poils) ; ils sont aussi beaucoup plus solitaires car beaucoup plus indépendants dès leur naissance que leurs "cousins" lapins. Sur Wikipédia, on trouve aussi cette très belle phrase : "[Les lapins] naissent aveugles et nus (...)", ce qui laisserait sous-entendre que les lièvres naissent habillés ?

Évidemment, il faut que je ramène ma fraise à un moment en parlant d'étymologie, d'autant plus que cette dernière est éminemment sexuelle dans le cas du lapin. Je rappelle donc le fait que le lapin possède une symbolique sexuelle très vivace. Tout le monde rigole mais qu'importe ! Le sujet est intéressant (on va encore dire que je fais dans le didactique). En latin, le lapin se prénomme cuniculus, en référence aux galeries que le petit animal creuse (cuniculus signifie également "conduit", "tuyau", "canal souterrain"). Le mot est très proche du latin cunnus, littéralement le con, le sexe féminin. Le rapprochement entre cuniculus-souterrain du lapin et le cunnus-vagin paraît évident, même pour les esprits bien tournés, mais est-il réellement probant ? (C'est soit dit en passant un peu le même principe pour vulva, dont le sens premier est celui d'enveloppe ; et vagina : le fourreau d'une épée.) En français, cunnus a donné "connil" ou "connin", l'ancien nom du lapin, qui, forcément, a permis d'évidentes associations débridées, voire vulgaires. Du coup, "on" (mais qui ça ?) l'a remplacé par "lapin". C'est très malheureux car le féminin donne "lapine", et un simple espace malencontreusement placé au bon endroit rétablit directement l'allusion scabreuse.

La symbolique sexuelle du lapin, on la retrouve dans les œuvres d'art. Toujours durant le dîner, je lance, sans aucune preuve, que la présence d'un lapin dans une œuvre médiévale ou moderne est très souvent un symbole sexuel caché. Oui, je n'en démords pas : tous ces artistes qui foutent des lapins en veux-tu en voilà expriment un désir de sexe débridé, sans pouvoir le dessiner crûment ! Ce sont des Hugh Hefner avant l'heure ! (Si mon ancienne professeur d'histoire de l'art médiéval m'entendait proférer de telles horreurs, elle me ferait sans doute repasser mon examen.) On en vient à parler de la superbe tapisserie médiévale de la Dame à la Licorne, conservée à l'Hôtel de Cluny, à Paris. Dans le décor, plein d'animaux, dont de nombreux lapins. Je lance, encore une fois sans aucune preuve, que c'est une symbolique sexuelle évidente (je dois commencer à emmerder tout le monde avec mes lapins et mes symboliques sexuelles à deux francs cinquante). Les cinq premières tapisseries de la Dame à la Licorne forment une allégorie des cinq sens (le goût, l'ouïe, la vue, l'odorat, le toucher). La dernière est intitulée "À mon seul désir". En bref : ça parle de cul tout le temps ! J'explique tout ça d'un air faussement docte durant le repas. Sur Wikipédia, Sylvette lit tout haut la description de la tapisserie consacrée au toucher : "La dame tient la corne de la licorne ainsi que le mât d'un étendard". Charlotte éclate de rire. Une chose est certaine : il y a beaucoup de boulot à abattre là où je travaille mais durant le temps de midi, on arrive à décompresser.

Et pendant ce temps, c'est le troisième jour de notre étudiante en sciences politiques. Pour son master, elle doit réaliser un "stage" de trois semaines dans une institution qui traite de politique (ou, en l'occurrence, d'histoire politique). Elle est d'un abord très timide. Je me considère comme timide, mais elle, c'est moi puissance 10, au bas mot. Elle ose à peine dire bonjour. L'objectif premier de ce stage : la faire rire en parlant de lapins ?

* * *

Durant l'après-midi, Lewis me contacte. Il voudrait que je lui envoie par la Poste un plan de Charleroi. Je ne lui demande même pas pourquoi. Lewis, une septantaine d'années au compteur, est très "rétro" dans sa manière de communiquer : il ne connaît que le téléphone et la Poste. Un ami lui a bien passé un vieux PC il y a des années (du genre Pentium I), mais le fier gaillard ne l'a jamais allumé ! Il fait tout à la main (il a d'ailleurs une minuscule écriture cursive d'une précision invraisemblable).

Lewis me parle également de sa nouvelle conquête : une Réunionnaise qui parcourt sans arrêt l'Europe pour son boulot. Je ne lui pose aucune question à ce sujet. Il m'explique juste qu'il revient d'un voyage en France avec elle et un autre couple. En tout cas, je sais maintenant pourquoi je n'avais plus de nouvelles de lui ces derniers temps (il est avec une femme il se sent forcément moins seul il a moins besoin des amis – j'ai piqué le concept des flèches à Léandra). Je le comprends parfaitement. Je suis même content pour lui.

* * *

Le soir, je me rends (enfin !) chez mon médecin traitant. J'ai depuis des semaines remis à plus tard la date de ce rendez-vous, non pas par peur de recevoir les résultats de mes analyses (je les connais déjà, dans les grandes lignes) mais simplement parce que je n'ai pas envie de poireauter pendant des heures dans la salle d’attente bondée de ce très bon médecin espagnol. 

Quatre personnes attendent avant moi. Une dame a des problèmes de coliques depuis cinq jours. Il faut évidemment qu'elle m'en parle, à moi et pas aux autres. Elle régurgite de manière bizarre. Elle se plaint de la longue attente. Elle a trouvé la bonne âme (poire ?) pour l'écouter. Les autres patients baissent les yeux ou font semblant de rien. Nous avons droit aux détails de sa coloscopie d'il y a un mois environ, détails dont je ne parlerai pas ici. Pour fuir la discussion, je cherche de quoi lire.

Comme Léandra la semaine dernière, je n'ai pas pensé à prendre un livre pour patienter. Je lis donc ce que j'ai sous la main : d'abord quelques Ciné Télé Revue. Je suis comme d'habitude consterné par le courrier des lecteurs. Ces gens écrivent tout et n'importe quoi sur le moindre détail de leur piètre existence (une voix intérieure me chuchote : "Un peu comme Hamilton dans son journal ?") : problèmes d'assurance, plainte sur la famille royale, éloge de la famille royale, problèmes d'argent, handicaps lourds, enseignants et/ou enfants idiots... Mais il y a pire encore : un magazine du nom de Nous deux. J'y découvre, entre deux romans-photos ridicules et sous forme de témoignage, les mésaventures de Bernard L., 41 ans, informaticien qui se découvre du jour au lendemain "électro-sensible" (comme la collègue végétalienne d'Emily !). Le pauvre monsieur dit ne plus savoir vivre dans les alentours d'ondes électro-magnétiques. D'après lui, dès qu'une antenne-relais de GSM, un portable ou un Wi-Fi se trouvent à proximité, il est troublé, ne peut plus réfléchir, a d'horribles maux de têtes. C'est embêtant (c'est le moins qu'on puisse dire) car ce genre de technologie est omniprésent... Le bougre a été obligé de quitter son boulot et d'aller habiter un hameau de neuf habitants (!). Il doit porter une casquette blindée (!!) et dormir dans un fourgon qui le protège des ondes (!!!). Les électro-sensibles ont même un site dédié. Quand je lis cet article, je me dis que ce n'est pas possible, que le gars se fait un film ou alors qu'il rigole. Mais non en fait : c'est très sérieux. Il y a même dans un encart "L'avis de l'expert" (un cancérologue). Je réprime un sourire sadique (ce n'est pas bien de rire du malheur des autres, Hamilton). Je referme ce magazine et décide de zieuter ce qu'il reste de "zieutable" : des dépliants médicaux (sur les antibiotiques, sur la méningite bactérienne, sur Télé-Secours et son célèbre slogan un peu débile : "Allo ? Madame Laurent ? Télé-Secours à l'appareil...").

Après une heure et demie d'attente, arrive enfin mon tour. Je vais chez le médecin pour un vague problème de vésicule biliaire. Retour en arrière : fin juin, je suis allé faire une prise de sang et une échographie de l'abdomen (j'en parle même dans ce journal, c'est magique !). Aujourd'hui, le docteur me dit ce que je sais déjà, à savoir que j'ai des pierres (des "lithiases") dans la vésicule. Ma prise de sang est normale. Mon échographie un peu moins. Il lit un papier qu'il me passera ensuite : "pas de problème à la rate, rapports normaux entre la loge splénique et le rein gauche, structurellement normal" (cool !), "foie de volume normal et se caractérisant par l'existence d'une stéatose diffuse d'expression échographique moyenne" (c'est l'abus d'alcool qui a fait ça à mon foie ? J'ai oublié de le demander sur le moment...), "pancréas normal", mais "présence de deux lithiases vésiculaires centimétriques mobiles"... Et il conclut, avec le sourire : "Vous avez deux pierres de la taille d'un petit pouce... Il va falloir passer sur la table d'opération !". En attendant, si j'ai mal, je dois prendre du Dafalgan® et du Buscopan®. Fin du diagnostic et de la médication.

* * *

Je termine la soirée, seul, à la Maison du Peuple. Léandra et les autres (je ne sais pas qui exactement) sont au cinéma. À deux tables devant moi, une navetteuse du train Bruxelles-Liège (la navetteuse au sac Quechua), avec un groupe d'amis. Je pense qu'elle m'a reconnu mais qu'elle fait semblant de rien. 

J'ai le temps de réaliser nos devinettes visuelles, dont je programme l'apparition sur le Devinoscope jusqu'à vendredi soir (haha !), et d'écrire le présent texte (ça me prend une bonne partie de la soirée, bordel !).

Et puis... Et puis c'est tout ! 
C'est déjà bien assez pour aujourd'hui.
Il est temps pour moi de dormir. 
Cette nuit, je rêverai de lapins, de vagins et de lithiases. Ou pas.

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