La troisième photographie, celle qu'Andrew a reçue hier soir des mains du mystérieux moine cistercien, a rejoint ses deux consœurs sur la table de la salle à manger. Il s'agit d'une ancienne vue panoramique prise depuis le haut de la ville de Chiny : un édifice religieux bâti sur une butte occupe l'extrême droite du cliché ; au loin, en contrebas, le pont Saint-Nicolas et la Semois se détachent d'un vallon boisé. « La photo est vieille mais il s'agit à coup sûr de la chapelle Notre-Dame que nous avons croisée à plusieurs reprises en descendant vers la vallée », note Andrew. Je retourne pour la dixième fois au moins la photographie et lis à voix haute l'habituel petit poème inscrit sur son verso :
« Le Rédempteur sur son surplomb
Observe la messe noire,
Mais c'est de ses yeux de poupon
Que renaîtra l'espoir. »
« C'est de plus en plus bateau, déploré-je, un peu comme si l'auteur de ces lignes avait le plus grand mal à trouver l'inspiration...
— Quoi qu'il en soit, l'indice pointe indubitablement vers la chapelle Notre-Dame, constate Andrew.
— Est-il possible que ces gens, peu importe qui ils sont, veuillent que nous réalisions quelque chose pour eux ? propose Léandra. Peut-être veulent-ils nous mettre en garde contre un danger ? Peut-être sont-ils des amis ?
— Peut-être...
— Mais pourquoi s'adresser à nous ? Et pourquoi tout ce mystère ?
— Ha ça !
— De toute façon, coupe Andrew, nous n'aurons pas trop le temps aujourd'hui de pousser plus avant l'investigation... »
Andrew a parfaitement raison car ce lundi, nous devons absolument nous rendre à Florenville pour acheter les victuailles du réveillon de la Saint-Sylvestre. Seuls deux bus par jour circulent durant les vacances scolaires : nous sommes donc obligés de prendre celui de 14 heures 38 qui passe devant l'église de Chiny et de repartir de Florenville à bord de celui de 16 heures 43. Dans la « grande » ville, nous avons aisément le temps de faire les courses au supermarché du coin, d'acheter un gâteau-tiramisu aux « Chocolats d'Édouard » (établissement archi-réputé de la région) et même d'aller manger une tartine dans l'une des nombreuses brasseries de la place Albert Ier.
* * *
Après les zakouskis, après la bisque de homard, après le rôti de biche (spécialité de la boucherie Quintin à Chiny), après les chicons, après les pommes de terre, après le gâteau-tiramisu et après le champagne de minuit, nous sortons observer le petit feu d'artifice lancé depuis l'église toute proche. Nous participons aux festivités en lançant dans la rue, à deux pas de notre porte, la lanterne volante offerte à Léandra par Walter il y a... longtemps ! L'allumage dans le vent et sous la fine pluie s'avère difficile, mais la lanterne finit par se gonfler d'un coup et à prendre son envol. Elle s'accroche un instant à un fil électrique, mais s'en dégage facilement et gagne rapidement de la hauteur.
Et puis, c'est le drame — pour les habitants du moins.
Regagnant leur maison après le feu d'artifice, les gens s'immobilisent et observent notre lanterne s'envoler dans les airs en direction de la forêt. Des voitures s'arrêtent. Plusieurs personnes en sortent en jurant, claquant leur portière. J'aperçois même Monsieur Cailloutard, notre propriétaire. Lui aussi est immobile mais reprend rapidement ses esprits. Il se dirige alors à toute vitesse vers nous, les poings serrés, vociférant : « Non, mais vous êtes fous ? Et si les... Ils... Ha ! Vous êtes complètement malades de lancer ce machin lumineux dans les airs, ici, à Chiny !
— Mais nous... C'est-à-dire que... Mais... Il y a eu ce feu d'artifice il y a un instant !
— Notre feu d'artifice ne risquait pas de survoler la chapelle Notre-Dame ! »
Ensuite il regarde en se rongeant les ongles la lanterne lumineuse suivre le vent et devenir un simple point rougeoyant dans la nuit nuageuse...
« Mon dieu, espérons qu'ils ne l'aient pas vue. Ils détestent les lumières dans le ciel...
— Qui ça, "ils" ?
— Bon sang, rentrez chez vous et ne posez pas de question ! Rentrez chez vous, rangez vos lanternes, fermez votre porte à double tour et ne ressortez pas avant l'aurore ! »
* * *
« Vous avez vu comme elle a merveilleusement bien décollé ? », annonce Léandra, fière, de retour au gîte. « À mon avis, ils sont jaloux, voilà ce qu'il y a ! »