(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)
Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?
Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?
D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !
À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.
Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Oh et puis non ! Tout compte fait, je continue de flâner.
En fin de matinée, j'arrive à hauteur de la centrale nucléaire de Tihange, aux abords de la ville de Huy.
Je décide de prendre le chemin de la centrale. Je ne sais pas trop pourquoi, si ce n'est que j'ai toujours voué une admiration quelque peu malsaine au tripotage des atomes. Sans doute est-ce le côté "apprenti-sorcier" qui a retenu mon attention, maintenant que – et c'est récent ! – j'ai succombé à la "magie Disney®".
J'arrive devant un grillage. Devant mes yeux, les hautes tours de refroidissement et les enceintes de confinement des réacteurs de la centrale. Pas moyen d'aller plus loin, évidemment. Qu'y ferais-je, de toute façon ? Quelle idée aussi d'aller à Tihange : ça n'a strictement aucun intérêt ! Je fais donc marche arrière et me dirige vers un petit bosquet jouxtant les tours, en bord de Meuse.
Je marche à travers les futaies et y aperçois un attroupement. Greenpeace ? Des activistes anti-nucléaire ? Je m'approche encore un peu plus et les observe depuis une cachette faite de buissons. Du haut d'un piédestal de fortune (une souche d'arbre), au milieu des arbustes, une femme harangue une foule composée d'une vingtaine de badauds. Ils sont tous habillés de la même manière : pour unique apparat, une longue toge mauve. Signe distinctif de celle qui parle : en plus de sa toge, elle porte un casque d'astronaute un peu vieillot (du genre de ceux que l'on rencontre dans 2001 : A Space Odyssey de Kubrick) et sa voix atteint la foule via un parlophone situé à l'extérieur de son casque. De ma cachette, j'écoute son discours :
– Lorsque nous avons affirmé que le Vortex existait, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
– Pourtant, il existe, répètent en cœur les acolytes dispersés devant elle.
– Lorsque nous avons affirmé que le système de Betelgeuse était à un jet de pierre de la Terre, ils nous ont dit : "Il n'est pas."
– Pourtant, il est.
– Lorsque nous avons affirmé qu'il existait un Monde au-delà du Monde, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
– Pourtant, il existe.
Dans la foule, un homme lève la main.
– Quand peut-on interrompre la Grande Oratrice ?
– Quand un danger se présente, répète la foule.
– Un danger se présente-t-il, ô Maarfan, toi qui m'as interrompue ?
– Grande Oratrice, un homme torse nu embusqué dans les buissons nous observe !
Je me rends compte qu'il parle de moi. Je suis beaucoup trop lent à la détente : alors que je me lève, quatre "acolytes" m'encerclent, m'agrippent fermement et m'emmènent devant celle qu'ils appellent la "Grande Oratrice".
– Qui es-tu et que veux-tu, Homme Extérieur ?
Le ridicule de la situation ne m'échappe pas : on est à Tihange, bordel ! En Belgique, à un pet d'oiseau de Huy ! Je réponds donc :
– Evenvel, Hamilton. 3e régiment d'infanterie, 6e bataillon, Madame !
– Très marrant. Bon, écoute... Malgré les apparences, nous ne sommes pas timbrés et nous ne te voulons aucun mal. Tu aurais simplement pu te présenter, voire remplir notre formulaire en ligne, plutôt que de nous épier depuis ton ridicule petit buisson sans feuillage.
– C'est que... je suis un peu perdu moi-même... Je suis ici sur un coup de tête et...
– Ha ! Viens, je vais t'expliquer !
La Grande Oratrice (qui se fait appeler B'werdwan, mais je doute que ce soit son vrai prénom) m'amène devant un éperon rocheux pas loin de la centrale. Elle m'explique :
– Cette roche est une porte vers un autre Monde !
– Pardon ?
– Quelques fois par jour, grâce à la proximité du réacteur nucléaire n°3, cette roche très spéciale s'active et donne accès à une autre Terre tournant autour de l'étoile Betelgeuse !
– Ha ?
– Oui. Notre mission – et nous sommes des milliers dans le monde dispersés autour des réacteurs nucléaires de type "PWR" – est de garder le Vortex et d'envoyer des êtres humains par-delà.
– OK. Si vous le dites... Ce n'est pas moi qui vais vous contredire, hein...
– Tu ne nous crois pas ! Saint Thomas !
– Non, en effet, je ne vous crois pas... Mais je suis ouvert d'esprit !
– C'est bien ! Mais ça ne suffit pas. Actuellement, nous cherchons des volontaires pour passer le Vortex rocheux.
– Et les gens qui vous écoutaient, là, tout à l'heure, ça ne les intéresse pas ?
– En fait, nombreux sont ceux qui y sont allés. Ceux que tu vois ici sont les plus réticents : ils hésitent encore à franchir le cap.
– Et ceux qui y sont allés, qu'ont-ils vu ?
– Euh... En fait, nous n'en savons rien. Aucun n'est revenu. C'est bien là le problème.
– Ha.
– Veux-tu tenter l'expérience, Evenvel Hamilton ?
– Ha non, hors de question !
– Veux-tu alors rester un temps parmi nous ?
– Est-ce que j'aurai droit moi aussi à une jolie toge mauve ?
– Bien sûr !
– Et je pourrai avoir un vieux casque d'astronaute ?
– Je crains que non. C'est là le privilège des grands orateurs ou de ceux qui partent dans les Confins.
– Ha. Zut.
– Mais si tu restes assez longtemps, tu pourras toi aussi devenir Grand Orateur de la semaine et porter le Casque !
– Haaaaa !
– Alors, quelle est ta réponse, Evenvel ?
– Je reste !
– Il reste !
* * *
Je suis content : j'ai enfin ma toge mauve et suis un des leurs. Il faut encore que je choisisse un nouveau prénom cosmique mais j'ai cinq jours pour décider.
Nous sommes installés en cercle sur le sol autour d'un feu de bois, à deux pas du campement. Pas loin, dans la nuit, les hautes tours de la centrale nucléaire se détachent du ciel. Gwudbuhl a pris sa guitare et, depuis une demi-heure, joue une longue série de chansons (en version acoustique) issues de l'album The Sophtware Slump de Grandaddy. Il est doué, ce Gwudbuhl. J'apprends que le vieil Hirscharr s'est enfin décidé et franchira le Vortex demain aux aurores et que c'est pour cela que Gwudbuhl chante ce soir : pour dire adieu à son ami.
Après un grand final dissonant du nom de "So You'll Aim Toward de Sky", le froid gagne le cercle et nous décidons, tel un seul homme, de rentrer dans nos tentes pour la nuit.
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