(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)
Mon réveil sonne bien avant
l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac
noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents,
de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de
prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement
rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le
magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque
fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de
novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera
aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si
elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?
Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de sortir de la gare. Oui, mais pour aller où ?
Une idée : je suis à deux pas du Parvis de Saint-Gilles. Je vais déjeuner à la Maison du Peuple (un espace qui m'est très familier) pour faire le point sur la situation et décider de ce que je vais faire de ma journée... J'y aperçois quelques personnes solitaires qui lisent un journal ou travaillent sur leur PC en sirotant un café, un lait russe ou encore un chocolat chaud... Au bar, un seul serveur est présent : il s'agit de Térence, un des patrons. Il me reconnaît et me lance un "salut" laconique. En préparant mon déjeuner (café, croissant et jus d'oranges pressées), Térence échange quelques mots avec moi :
– On te voit souvent pour le moment...
– Oui, j'ai arrêté le badminton pour l'instant, alors je passe mes soirées ici. J'aime bien être dans un endroit où je me sens à l'aise.
– Et aujourd'hui, tu es en congé ?
– En fait, c'est un peu plus compliqué... Je suis censé travailler mais... euh... j'ai décidé de ne pas y aller.
Je lui explique toute l'histoire : mon refus de prendre le train ce matin, ma volonté de faire quelque chose d'autre de ma journée, de ma vie... À la fin de mon explication, Térence me dit posément : "Si je comprends bien, tu veux que quelque chose de totalement nouveau t'arrive. Et tout ce que tu trouves à faire, c'est de venir t'installer ici !"
Je réfléchis un instant et finis par lui répondre : "Je me suis dit que ce serait différent aujourd'hui." Alors Térence me sourit et me dit : "Mange tranquillement ton déjeuner puis viens me retrouver au bar. Je te montrerai quelque chose..."
Mon déjeuner terminé, je retourne auprès de Térence, qui me fait signe de le suivre. Il ouvre une des portes réservées au personnel, celle amenant au sous-sol... Nous descendons un escalier en colimaçon qui donne sur une gigantesque cave à vin. Des milliers de bouteilles sont rangées par terroirs et par millésimes. Dans un coin sont alignés des Pétrus et des Château d'Yquem.
– Cette cave, me lance Térence, s'étend bien au-delà des limites du café. Elle couvre la moitié du sous-sol du Parvis.
– C'est incroyable, dis-je... Mais je n'ai jamais vu aucun de ces vins proposés à la carte.
– C'est parce qu'ils ne le seront jamais. Ils ne sont proposés que lors de nos soirées spéciales.
– Vos "soirées spéciales" ?
– Suis-moi.
Nous quittons la cave à vin et parcourons un dédale de couloirs débouchant sur un grand hall composé d'une vingtaine de tables et donnant sur 11 portes : cinq à gauche, cinq à droite et une grande ouverture centrale. Les cinq portes de gauche, munies de plusieurs judas, comportent la mention "Couples exhibitionnistes". À droite, deux portes estampillées "SM", les autres étant apparemment des vestiaires ou des douches... Quant à l'ouverture centrale, elle donne sur une grande salle richement décorée meublée essentiellement d'une dizaine de lits à baldaquin.
– Tu sais tout ou presque, maintenant, me dit Térence. Chaque soir à partir de 20 heures, nous organisons des orgies débridées ici-même. Il y en a pour tous les goûts. Certains se contentent de regarder, certains vont beaucoup plus loin, évidemment.
– C'est... assez... in... euh... incroyable, dis-je, totalement décontenancé.
– Si je te montre tout cela, c'est parce que je considère que tu peux y participer. Aucune obligation, évidemment, mais si jamais tu es intéressé, rends-toi au bar et commande un "café toscan". C'est le mot de passe pour accéder au sous-sol. Tous les serveurs le connaissent.
* * *
Le serveur, le grand sympa avec ses longs cheveux bouclés, me fait de grands yeux : "Un café toscan ?". J'opine du chef sans rien dire, l'air un peu gêné. Pendant un court instant, je me dis que Térence s'est royalement foutu de ma poire, puis je me rappelle que j'ai effectivement vu les fameux sous-sols du café. Les caves, au moins, sont bien réelles : elles ne sont pas un simple décor de Walt Disney Studios®...
Le serveur s'en va à l'arrière du bar, revient avec un registre et le parcourt rapidement : "Café toscan... Café toscan... Oui, c'est en effet un des codes de la semaine. Putain, t'as été invité par Térence, en plus ! Je vais te donner tout de suite ton entrée et appeler le passeur...". Il me donne un petit panneau en plastique portant un grand "2" rouge de chaque côté, puis décroche le téléphone du bar (ha bon ? Il y a un téléphone dans ce bar ?) : "IGOR ! Quelqu'un pour toi !", puis se tournant vers moi : "Igor va venir te chercher dans un instant. Quand tu seras en bas, assieds-toi à une table et pose le petit panneau que je t'ai donné. Tu peux aussi inviter une personne de ton choix. Si tu veux qu'elle te rejoigne à ta table, elle doit donner au bar un mot de passe particulier, différent du tiens... Euh... Un instant... Ah voilà : Rosebud. Elle doit dire : Rosebud". Je m'exclame :
– Ha ! Comme dans Columbo ?
– Pardon ?
– Oui, dans un Columbo, avec Peter Falk, là... "Rosebud" : C'est le code qui donne l'ordre aux chiens d'attaquer à mort quelqu'un que l'on désigne du doigt !
– Ha, je ne sais pas...
– Si, si... C'est même tiré de Citizen Kane !
– Ha, voilà Igor ! T'inquiète, il n'est pas méchant.
Je me retourne. Un grand type d'au moins deux mètres ressemblant à s'y méprendre à Frankenstein (mais sans le clou dans le crâne) me jette un regard vide et me dit simplement : "Suis-moi", avant de m'entraîner lentement vers la porte de la cave. À quelques tables, Emily est toujours très concentrée sur son travail. Je m'arrête un instant en haut de l'escalier.
Je pense que mon amie Léandra me serait d'une grande aide pour explorer ce genre d'endroit. Je n'aurai sans doute pas de réseau GSM dans les sous-sols et demande donc à Igor d'attendre un instant pendant que je saisis mon téléphone portable.
– Hamilton ! J'allais t'appeler, justement.
– Léandra, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Je vais à une "soirée spéciale" dans les caves de la Maison du Peuple.
– Une "soirée spéciale" ?
– Bon, écoute, tout semble indiquer qu'il s'agisse d'une sorte de partouze.
– M'enfin !
– Ouais, c'est Térence qui m'a invité ce matin. Je dois t'avouer que l'idée de me rendre seul là-dedans ne m'inspire pas plus que ça...
– Et tu voudrais que je t'accompagne ?
(Oh comme elle est perspicace.)
– Je ne compte rien faire, hein, je te rassure. Juste observer...
– Hmmmm...
– Bon, écoute, je dois y aller. Si tu veux me rejoindre, tu vas au bar et tu dis à l'un des serveurs : "Rosebud".
– "Rosebud" ? Comme dans Citizen Kane ?
– Oui, voilà... "Rosebud" comme dans Citizen Kane...
* * *
Igor me dépose dans le grand hall avant de retourner sur ses pas. En fond sonore, pas assez fort pour être excitant, j'entends "Venus in Furs" du Velvet Underground. Une putain de bonne chanson mais ils feraient bien d'augmenter le volume, bon sang !
Je m'installe à l'une des nombreuses tables et y dépose mon petit panneau ridicule. Je me demande à quoi il sert, ce panneau numéroté... Peut-être ne sert-il à rien ? Peut-être les patrons de la Maison du Peuple sont-ils simplement obnubilés ("obnibulés" comme dirait Maïté) par les petits panneaux ?
La pièce est actuellement déserte, à l'exception d'une vieille dame habillée chiquement et d'un jeune couple, assis dans un coin. La vieille dame sirote tranquillement un ballon de vin rouge. En me voyant arriver, elle me fait un petit sourire et un geste avenant de la main. Je lui renvoie un sourire crispé. Je ne suis pas très à l'aise. Plus loin, le couple se ronge les ongles devant un iPad, préoccupé par je ne sais quel travail ridicule.
Igor est de nouveau dans la salle, suivi de Léandra. Punaise, elle est déjà là ? Léandra s'assied à ma table, jette un regard à l'ensemble de la pièce et me lance, avec de grands yeux : "M'enfin, qu'est-ce que c'est que ce truc de malade ?" Je ne sais pas quoi répondre.
Quelqu'un me touche l'épaule. Je me retourne... C'est Clémentine, une des serveuses.
– Vous deux ici ? Promettez-moi que vous n'allez pas recommencer à déchirer des petits morceaux de papier !
– Loin de nous cette idée en pareil lieu !
– Qu'est-ce que je vous sers ?
– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu proposes ?
– Tout ce que tu veux. Je suis sérieuse.
– Et ça coûte cher ?
– Normalement, oui, mais t'as été invité par Térence, donc c'est gratuit pour vous deux.
– Ha ? Je vais prendre un Pétrus alors.
– Quelle année ?
– 1976.
– Pas de problème. Et pour toi ?
– Un rhum brun, vingt ans d'âge, tu as ça en stock ?
– Bien sûr.
La salle commence à se remplir. Souvent des couples, parfois des personnes seules... Tous vont s'installer à une table avec leur ordinateur portable et restent dans leur petit cocon. Léandra et moi reconnaissons la vieille habituée, avec son petit chien. Elle est suivie de près d'un autre habitué, celui qui fait des croquis débiles pour faire le malin devant les jeunes femmes (une sorte de "Lewis-bis"). Ils s'installent tous les deux à une table et commandent un verre de vin. Le temps passe... Je reprends un Pétrus 1976. Léandra recommande un plus vieux rhum encore.
Il est 22 heures, la salle est maintenant remplie mais il ne se passe toujours strictement rien. Clémentine a fini par déposer une bouteille de Pétrus 1976 et une autre de rhum Clément 1952 sur notre table. Aucune des chambres n'est occupée par un couple salace, personne ne touche personne en dessous de l'épaule et aucun groupe ne s'emboîte avec panache dans les grands lits à baldaquin de la salle du fond. C'est un peu triste. En fait, ça ressemble vachement au café qui se trouve au rez-de-chaussée, avec sa clientèle geek, sauf qu'ici nous sommes en contact avec un univers fait d'érotisme sophistiqué. Tout le monde s'en fout apparemment. La vieille dame du début de la soirée est partie.
Il est 22h11 et Léandra, soudain, se lève. Mon dieu, je reconnais cet air sur son visage... Qu'est-ce qu'elle va nous faire ? J'ai peur. Je la regarde monter sur la table. Elle bouscule dangereusement les deux bouteilles millésimées, que je rattrape tel le capitaine Haddock dans L'Affaire Tournesol (tout comme Spielberg, je peux moi aussi faire des références stupides). Elle va chanter ? Mais non ! Elle prend sa voix la plus forte et crie : "Bande de moules apathiques ! Et alors quoi ? Ça va baiser un jour ici, oui ou merde ? Mon pote Hamilton, il demande de l'action !" Je ne sais plus où porter mon regard. Mes pieds ? Oui, regarder mes pieds est un bon compromis.
* * *
Il est 23h30. Léandra contemple son œuvre. Elle et moi sommes en retrait à l'entrée du hall. Nous sommes les seuls qui avons gardé nos vêtements, avec Térence qui vient d'arriver. Il porte un tee-shirt "Mono" (un groupe japonais de post-rock dont il est fan, apparemment) et complimente Léandra : "Je ne sais pas comment te remercier. J'ai lancé ce concept il y a un mois et depuis, rien ne se passait. Tout le monde arrivait avec son PC et se regardait en chiens de faïence... Tu as changé la donne !" Je regarde autour de moi et dis : "Ha bah oui, en effet, elle a tout changé, Léandra..." Nous laissons Térence à sa contemplation et remontons au rez-de-chaussée.
* * *
– Hé ben, si tu veux un rencard avec Térence, c'est bien parti.
– M'en fous. C'est Jonas que je veux. Dommage qu'il n'ait pas été là, d'ailleurs.
– Qu'est-ce qu'il aurait pu faire en pareil lieu ?
– Il...
– Oui ?
– Il aurait été avec moi, c'est tout.
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