lundi 1 juin 1970

Café toscan avec Léandra [#1.2.1.2.2.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de sortir de la gare. Oui, mais pour aller où ? 

Une idée : je suis à deux pas du Parvis de Saint-Gilles. Je vais déjeuner à la Maison du Peuple (un espace qui m'est très familier) pour faire le point sur la situation et décider de ce que je vais faire de ma journée... J'y aperçois quelques personnes solitaires qui lisent un journal ou travaillent sur leur PC en sirotant un café, un lait russe ou encore un chocolat chaud... Au bar, un seul serveur est présent : il s'agit de Térence, un des patrons. Il me reconnaît et me lance un "salut" laconique. En préparant mon déjeuner (café, croissant et jus d'oranges pressées), Térence échange quelques mots avec moi :

– On te voit souvent pour le moment...
– Oui, j'ai arrêté le badminton pour l'instant, alors je passe mes soirées ici. J'aime bien être dans un endroit où je me sens à l'aise.
– Et aujourd'hui, tu es en congé ?
– En fait, c'est un peu plus compliqué... Je suis censé travailler mais... euh... j'ai décidé de ne pas y aller.

Je lui explique toute l'histoire : mon refus de prendre le train ce matin, ma volonté de faire quelque chose d'autre de ma journée, de ma vie... À la fin de mon explication, Térence me dit posément : "Si je comprends bien, tu veux que quelque chose de totalement nouveau t'arrive. Et tout ce que tu trouves à faire, c'est de venir t'installer ici !"

Je réfléchis un instant et finis par lui répondre : "Je me suis dit que ce serait différent aujourd'hui." Alors Térence me sourit et me dit : "Mange tranquillement ton déjeuner puis viens me retrouver au bar. Je te montrerai quelque chose..."

Mon déjeuner terminé, je retourne auprès de Térence, qui me fait signe de le suivre. Il ouvre une des portes réservées au personnel, celle amenant au sous-sol... Nous descendons un escalier en colimaçon qui donne sur une gigantesque cave à vin. Des milliers de bouteilles sont rangées par terroirs et par millésimes. Dans un coin sont alignés des Pétrus et des Château d'Yquem.

– Cette cave, me lance Térence, s'étend bien au-delà des limites du café. Elle couvre la moitié du sous-sol du Parvis.
– C'est incroyable, dis-je... Mais je n'ai jamais vu aucun de ces vins proposés à la carte.
– C'est parce qu'ils ne le seront jamais. Ils ne sont proposés que lors de nos soirées spéciales.
– Vos "soirées spéciales" ?
– Suis-moi.

Nous quittons la cave à vin et parcourons un dédale de couloirs débouchant sur un grand hall composé d'une vingtaine de tables et donnant sur 11 portes : cinq à gauche, cinq à droite et une grande ouverture centrale. Les cinq portes de gauche, munies de plusieurs judas, comportent la mention "Couples exhibitionnistes". À droite, deux portes estampillées "SM", les autres étant apparemment des vestiaires ou des douches... Quant à l'ouverture centrale, elle donne sur une grande salle richement décorée meublée essentiellement d'une dizaine de lits à baldaquin.

– Tu sais tout ou presque, maintenant, me dit Térence. Chaque soir à partir de 20 heures, nous organisons des orgies débridées ici-même. Il y en a pour tous les goûts. Certains se contentent de regarder, certains vont beaucoup plus loin, évidemment.
– C'est... assez... in... euh... incroyable, dis-je, totalement décontenancé.
– Si je te montre tout cela, c'est parce que je considère que tu peux y participer. Aucune obligation, évidemment, mais si jamais tu es intéressé, rends-toi au bar et commande un "café toscan". C'est le mot de passe pour accéder au sous-sol. Tous les serveurs le connaissent.

* * *

Vers 20 heures, je retourne à la Maison du Peuple de Saint-Gilles. Emily est à la table du fond avec son PC portable, comme souvent. Elle travaille sans doute à l'une des formations qu'elle doit donner seule, en décembre. Elle est concentrée sur son travail et ne me voit pas. Je passe avant tout par le bar et commande un café toscan.

Le serveur, le grand sympa avec ses longs cheveux bouclés, me fait de grands yeux : "Un café toscan ?". J'opine du chef sans rien dire, l'air un peu gêné. Pendant un court instant, je me dis que Térence s'est royalement foutu de ma poire, puis je me rappelle que j'ai effectivement vu les fameux sous-sols du café. Les caves, au moins, sont bien réelles : elles ne sont pas un simple décor de Walt Disney Studios®...

Le serveur s'en va à l'arrière du bar, revient avec un registre et le parcourt rapidement : "Café toscan... Café toscan... Oui, c'est en effet un des codes de la semaine. Putain, t'as été invité par Térence, en plus ! Je vais te donner tout de suite ton entrée et appeler le passeur...". Il me donne un petit panneau en plastique portant un grand "2" rouge de chaque côté, puis décroche le téléphone du bar (ha bon ? Il y a un téléphone dans ce bar ?) : "IGOR ! Quelqu'un pour toi !", puis se tournant vers moi : "Igor va venir te chercher dans un instant. Quand tu seras en bas, assieds-toi à une table et pose le petit panneau que je t'ai donné. Tu peux aussi inviter une personne de ton choix. Si tu veux qu'elle te rejoigne à ta table, elle doit donner au bar un mot de passe particulier, différent du tiens... Euh... Un instant... Ah voilà : Rosebud. Elle doit dire : Rosebud". Je m'exclame :

– Ha ! Comme dans Columbo ?
– Pardon ?
– Oui, dans un Columbo, avec Peter Falk, là... "Rosebud" : C'est le code qui donne l'ordre aux chiens d'attaquer à mort quelqu'un que l'on désigne du doigt !
– Ha, je ne sais pas...
– Si, si... C'est même tiré de Citizen Kane !
– Ha, voilà Igor ! T'inquiète, il n'est pas méchant.

Je me retourne. Un grand type d'au moins deux mètres ressemblant à s'y méprendre à Frankenstein (mais sans le clou dans le crâne) me jette un regard vide et me dit simplement : "Suis-moi", avant de m'entraîner lentement vers la porte de la cave. À quelques tables, Emily est toujours très concentrée sur son travail. Je m'arrête un instant en haut de l'escalier.

Je pense que mon amie Léandra me serait d'une grande aide pour explorer ce genre d'endroit. Je n'aurai sans doute pas de réseau GSM dans les sous-sols et demande donc à Igor d'attendre un instant pendant que je saisis mon téléphone portable.

– Hamilton ! J'allais t'appeler, justement.
– Léandra, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Je vais à une "soirée spéciale" dans les caves de la Maison du Peuple.
– Une "soirée spéciale" ?
– Bon, écoute, tout semble indiquer qu'il s'agisse d'une sorte de partouze.
– M'enfin !
– Ouais, c'est Térence qui m'a invité ce matin. Je dois t'avouer que l'idée de me rendre seul là-dedans ne m'inspire pas plus que ça...
– Et tu voudrais que je t'accompagne ?
(Oh comme elle est perspicace.)
– Je ne compte rien faire, hein, je te rassure. Juste observer...
Hmmmm...
– Bon, écoute, je dois y aller. Si tu veux me rejoindre, tu vas au bar et tu dis à l'un des serveurs : "Rosebud".
– "Rosebud" ? Comme dans Citizen Kane ?
– Oui, voilà... "Rosebud" comme dans Citizen Kane...


* * *

Igor me dépose dans le grand hall avant de retourner sur ses pas. En fond sonore, pas assez fort pour être excitant, j'entends "Venus in Furs" du Velvet Underground. Une putain de bonne chanson mais ils feraient bien d'augmenter le volume, bon sang !

Venus in Furs by The Velvet Underground on Grooveshark

Je m'installe à l'une des nombreuses tables et y dépose mon petit panneau ridicule. Je me demande à quoi il sert, ce panneau numéroté... Peut-être ne sert-il à rien ? Peut-être les patrons de la Maison du Peuple sont-ils simplement obnubilés ("obnibulés" comme dirait Maïté) par les petits panneaux ? 


La pièce est actuellement déserte, à l'exception d'une vieille dame habillée chiquement et d'un jeune couple, assis dans un coin. La vieille dame sirote tranquillement un ballon de vin rouge. En me voyant arriver, elle me fait un petit sourire et un geste avenant de la main. Je lui renvoie un sourire crispé. Je ne suis pas très à l'aise. Plus loin, le couple se ronge les ongles devant un iPad, préoccupé par je ne sais quel travail ridicule.

Igor est de nouveau dans la salle, suivi de Léandra. Punaise, elle est déjà là ? Léandra s'assied à ma table, jette un regard à l'ensemble de la pièce et me lance, avec de grands yeux : "M'enfin, qu'est-ce que c'est que ce truc de malade ?" Je ne sais pas quoi répondre.

Quelqu'un me touche l'épaule. Je me retourne... C'est Clémentine, une des serveuses.

Vous deux ici ? Promettez-moi que vous n'allez pas recommencer à déchirer des petits morceaux de papier !
– Loin de nous cette idée en pareil lieu !
– Qu'est-ce que je vous sers ?
– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu proposes ?
– Tout ce que tu veux. Je suis sérieuse.
– Et ça coûte cher ?
– Normalement, oui, mais t'as été invité par Térence, donc c'est gratuit pour vous deux.
– Ha ? Je vais prendre un Pétrus alors.
– Quelle année ?
– 1976.
– Pas de problème. Et pour toi ?
– Un rhum brun, vingt ans d'âge, tu as ça en stock ?
– Bien sûr.

La salle commence à se remplir. Souvent des couples, parfois des personnes seules... Tous vont s'installer à une table avec leur ordinateur portable et restent dans leur petit cocon. Léandra et moi reconnaissons la vieille habituée, avec son petit chien. Elle est suivie de près d'un autre habitué, celui qui fait des croquis débiles pour faire le malin devant les jeunes femmes (une sorte de "Lewis-bis"). Ils s'installent tous les deux à une table et commandent un verre de vin. Le temps passe... Je reprends un Pétrus 1976. Léandra recommande un plus vieux rhum encore.

Il est 22 heures, la salle est maintenant remplie mais il ne se passe toujours strictement rien. Clémentine a fini par déposer une bouteille de Pétrus 1976 et une autre de rhum Clément 1952 sur notre table.
Aucune des chambres n'est occupée par un couple salace, personne ne touche personne en dessous de l'épaule et aucun groupe ne s'emboîte avec panache dans les grands lits à baldaquin de la salle du fond. C'est un peu triste. En fait, ça ressemble vachement au café qui se trouve au rez-de-chaussée, avec sa clientèle geek, sauf qu'ici nous sommes en contact avec un univers fait d'érotisme sophistiqué. Tout le monde s'en fout apparemment. La vieille dame du début de la soirée est partie.

Il est 22h11 et Léandra, soudain, se lève. Mon dieu, je reconnais cet air sur son visage... Qu'est-ce qu'elle va nous faire ? J'ai peur. Je la regarde monter sur la table. Elle bouscule dangereusement les deux bouteilles millésimées, que je rattrape tel le capitaine Haddock dans L'Affaire Tournesol (tout comme Spielberg, je peux moi aussi faire des références stupides). Elle va chanter ? Mais non ! Elle prend sa voix la plus forte et crie : "Bande de moules apathiques ! Et alors quoi ? Ça va baiser un jour ici, oui ou merde ? Mon pote Hamilton, il demande de l'action !" Je ne sais plus où porter mon regard. Mes pieds ? Oui, regarder mes pieds est un bon compromis. 

* * *

Il est 23h30. Léandra contemple son œuvre. Elle et moi sommes en retrait à l'entrée du hall. Nous sommes les seuls qui avons gardé nos vêtements, avec Térence qui vient d'arriver. Il porte un tee-shirt "Mono" (un groupe japonais de post-rock dont il est fan, apparemment) et complimente Léandra : "Je ne sais pas comment te remercier. J'ai lancé ce concept il y a un mois et depuis, rien ne se passait. Tout le monde arrivait avec son PC et se regardait en chiens de faïence... Tu as changé la donne !" Je regarde autour de moi et dis : "Ha bah oui, en effet, elle a tout changé, Léandra..." Nous laissons Térence à sa contemplation et remontons au rez-de-chaussée. 

* * *

– Hé ben, si tu veux un rencard avec Térence, c'est bien parti.
– M'en fous. C'est Jonas que je veux. Dommage qu'il n'ait pas été là, d'ailleurs.
– Qu'est-ce qu'il aurait pu faire en pareil lieu ?
Il...
– Oui ?
– Il aurait été avec moi, c'est tout.

Soirée chez les moines [#1.2.2.1.2.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de monter dans le train international à destination de Chur, en Suisse. Voir comme destination sur un panneau d'affichage électronique "Basel/Chur, Switzerland" me fait beaucoup plus rêver qu'un bête "Liège/Maastricht"... 

Pas de contrôleur en vue... J'improviserai une explication quand j'en croiserai un... Le train, relativement peu rempli pour un train international, est un InterCity qui passe par une quinzaine de gares belges avant de rejoindre la Suisse via le Luxembourg et la France. Je m'installe confortablement dans un wagon de seconde classe, en face d'une vieille dame qui tricote (!) ce qui ressemble à un pull en laine. J'essaie de dormir mais je n'y arrive pas. Je suis trop excité par ce brusque changement dans mon train-train quotidien.

Un peu avant d'arriver en gare de Namur, deux contrôleurs passent dans le wagon pour un contrôle des billets. Je leur montre ma carte "Réseau" (un abonnement de train qui est valable partout en Belgique). Ils l'acceptent sans tiquer mais l'un d'eux m'informe que mon voyage est limité à Arlon. J'acquiesce sans broncher bien qu'il soit hors de question que je m'arrête à Arlon. Les heures passent... Un peu après Thionville, en Moselle, les deux contrôleurs se représentent dans le wagon :

– Monsieur, vous n'avez pas le droit d'être ici, à moins bien sûr d'avoir un titre de transport valide.
– Désolé, je n'en ai pas.
– Je vais vous en faire un mais il sera 20% plus cher que si vous l'aviez pris en gare. Jusqu'où allez-vous ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Jusqu'en Suisse, je suppose...
– Où en Suisse ? Bâle ? Zürich ? Sargans ? Chur ?
– Je n'en sais foutre rien ! Et puis, de toute façon, je n'ai pas de quoi payer !

Les contrôleurs, très aimables au demeurant, m'expliquent qu'ils vont alors être obligés de verbaliser, de me dresser une amende en bonne et due forme pour non-paiement et d'appeler la police française, qui viendra me débarquer au prochain arrêt en gare... 

Je décide d'accepter le sort qui m'est réservé. J'ai joué et j'ai perdu. C'est la vie ! Que pourrais-je faire d'autre de toute façon ? Me mettre à courir et sauter du train, comme dans une aventure de Tintin ? Ha, la bonne blague !

À ce moment, la vieille dame, qui tricote depuis des heures devant moi sans dire un mot, s'interpose : "Messieurs les contrôleurs, je suis certain que nous n'aurons pas besoin de recourir à la police. Je descends à Ziegelbrücke et je propose de payer le voyage de ce jeune homme jusqu'à cet endroit." La dame sort de son porte-monnaie un billet de 200 euros, qu'elle tend à l'un des contrôleur, surpris tout autant que moi. Je la remercie et lui demande la raison de son geste. Elle me répond : "Je suis vieille et riche, plus que vous ne pouvez l'imaginer... Je suis très seule également. Descendez avec moi ce soir à Ziegelbrücke. Je vous logerai et vous me tiendrez compagnie."

Le reste du trajet se passe dans un long silence gêné. La vieille dame me fixe de temps en temps du regard avec un petit sourire espiègle, mais ne parle jamais. Arrivée à Ziegelbrücke, elle descend et je la suis hors du train.

Ziegelbrücke est un petit village paumé de la Suisse allemande dont la gare, moderne et pourvue de nombreux quais, semble disproportionnée en comparaison à la taille du bled. Devant la station, une limousine noire nous attend. Deux hommes en costume noir sont postés devant. L'un deux, sans doute le chauffeur, ouvre la porte avant à la vieille dame. Le second fait de même pour la porte arrière. La vieille dame me propose de monter à l'arrière.

Je trouve toutes ces manières très louches et décide de prendre mes jambes à mon cou en direction de ce qui ressemble au centre du village. Une centaine de mètres plus loin, je m'arrête un instant pour regarder derrière moi : les deux hommes en noir sont toujours à l'extérieur de la voiture mais ne me poursuivent pas. En me voyant les observer, ils retournent dans le véhicule.

Sauvé ? Par vraiment : la limousine démarre en trombe et fonce dans ma direction. Je recommence donc à courir. Oui, mais pour aller où ? J'entre dans une ruelle exclusivement piétonne pour tenter de semer mes poursuivants... La voiture s'arrête devant la rue et les deux hommes en sortent pour me courser. Il me faut trouver un refuge au plus vite... 

Dans une impasse, j'aperçois une imposante vieille bâtisse fermée par une porte en chêne massif à double vantail. Au-dessus de la porte, en toutes lettres : "Ordre bénédictin des Frères de l'Apocalypse". Je me rappelle soudain mes cours d'histoire médiévale : des moines de l'Ordre de saint Benoît ! Ils se doivent d'être hospitaliers ! On recevra comme le Christ lui-même tous les hôtes qui surviendront, car lui-même doit dire un jour : "J'ai demandé l'hospitalité et vous m'avez reçu." Au même moment, je m'étonne du terme "Apocalypse". Ça existe, ça, des bénédictins de l'Apocalypse ?

Je frappe vigoureusement à la porte. L'attente est interminable... Je regarde constamment derrière moi. Le pan gauche de l'entrée finit par s'entrouvrir lentement sur le visage d'un moine en robe de bure.

– Oui, mon frère ?
– Je suis poursuivi par une limousine noire... Je crois qu'ils en veulent à ma personne. Aidez-moi s'il vous plaît !
– Nous ne sommes pas un vulgaire guet de police. Nous ne pouvons vous assister contre de vils malandrins séculiers.
– Je demande asile en ces murs, au nom du fondateur de votre Ordre !
(Tu te crois dans un film hollywoodien, Hamilton ?)
– Soit ! Nous t'accueillerons tel le Christ Notre Seigneur en personne, mais tu devras te plier aux règles strictes de notre communauté durant la totalité de ton séjour.
– Peu importe, tant que vous me laissez entrer !

* * *

Après une petite heure d'attente dans une antichambre, un moine me fait pénétrer dans le bureau du père abbé :

– Sois le bienvenu, mon fils.
– Merci, Mons... euh... mon père.
– Tu as demandé l'hospitalité et nous ne pouvons te la refuser, mais je me dois de te dicter les obligations qui t'incombent en ces lieux.
– D'accord.
– Tu devras assister aux matines, tous les jours, à cinq heures du matin, ainsi qu'aux nones et aux complies.
– Aucun problème. Je me lèverai à peine plus tôt que d'habitude.
– Tu dois évidemment faire vœu de chasteté tant que tu resteras parmi nous.
– Ce ne sera pas un problème non plus.
– Vœu de pauvreté également, mon fils : rien d'ostentatoire en ces murs.
– Je n'ai sur moi que quelques euros, un vieux téléphone portable en fin de vie et un baladeur MP3 bon marché.
– Parfait. Frère Xavier va te montrer ta chambre maintenant. Va en paix, mon fils.

Ma chambre ressemble à une cellule du Couvent San Marco à Florence, mais sans la fresque de Fra Angelico : une pièce minuscule avec une petite fenêtre qui ne s'ouvre pas, un lit, une table, un évier, une bible et une croix au mur. Je déteste les croix. J'en viens ironiquement à me demander si je n'aurais pas mieux fait de me faire enlever par la vieille dame, tout à l'heure.

La nuit tombe. Dans deux heures, frère Xavier viendra me chercher pour les complies. Je suis dans un monastère suisse et je ne sais vraiment pas quoi faire.

Je reste dans ma chambre. À 20h30, peu de temps avant la venue de frère Xavier pour le dernier office, je reçois un coup de fil de Léandra.

– Hamilton ! Ça va ? T'es où ?
– Dans un monastère bénédictin à Ziegelbrücke, en Suisse.
Ha-ha-ha, très drôle !
– Non, c'est la vérité ! C'est bientôt l'heure des complies. Je vais devoir te laisser.
– Tu es à la Maison du Peuple ?
– Non, non ! Je suis vraiment dans un monastère suisse, je te jure !
Ha ! Mais qu'est-ce que tu f... Non, je suis certaine que tu te fous de ma gueule !
– Attends... Je vais te raconter toute l'histoire dans les grandes lignes, à défaut de pouvoir l'écrire dans mon blog pour le moment.

Je lui explique rapidement mon choix de ne pas me rendre au boulot ce matin, de prendre un train vers la Suisse, la rencontre de l'étrange vieille dame, la poursuite en voiture ainsi que le refuge in extremis dans un monastère de l'Ordre bénédictin des Frères de l'Apocalypse.

Léandra est résignée.
– Bon... Je comptais t'inviter chez moi ce soir mais si tu es vraiment en Suisse, ça va être un peu difficile.
– En effet.
– Tu comptes rester combien de temps là-bas ?
– Une nuit. Je repartirai demain matin.
– Où ?
– Je ne sais pas encore. Bruxelles, sans doute... L'aventure ne me réussit pas des masses.
– D'accord...
– Écoute... Je dois te laisser. Quelqu'un arrive. Sans doute frère Xavier. Je dois assister aux complies. C'est la règle !
– OK. Tu me raconteras tout cela en détails cette semaine.
Léandra raccroche. Elle semblait contrariée. Elle aurait sans doute voulu me parler de Jonas. Tant pis : ça attendra ! J'entends une clé tourner dans la serrure... Tiens ? Il avait verrouillé la porte de ma chambre ?

Frère Xavier entre dans la pièce en silence, son capuchon rabattu jusqu'au front. Il s'approche de moi et sort de sa robe un long couteau scintillant à la lame légèrement recourbée...

Qu'est-ce que...

... qu'il plante sans sourciller dans mon ventre. J'ai le temps de regarder, complètement tétanisé, la lame pénétrer ma chair sans aucune difficulté et remonter habilement vers le cœur.

Where is my mind? [#1.1.2.2.2.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.

Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Oh et puis non ! Tout compte fait, je continue de flâner.

Je m'éloigne de plus en plus... Je longe la Meuse en direction de l'Ouest. Si je marche encore pendant quelques heures, j'arriverai à Huy, voire à Namur. Je pose un pied devant l'autre, sans réfléchir. En fin de matinée, mon téléphone sonne : il s'agit de mon boulot, forcément. Je ne décroche pas. Mieux : je lance mon téléphone portable dans la Meuse. Fini d'être joignable à tout bout de champ, par mon travail, par mes amis, par Lewis... Il commence à pleuvoir. Cette pluie salvatrice me fait un bien fou. J'enlève mon manteau et mon pull, qui s'en vont rejoindre mon téléphone dans le fleuve. J'enlève mon tee-shirt et l'accroche à ma taille. Je cours torse nu à travers les gouttes d'eau. Quelques automobilistes klaxonnent mais je m'en contrebalance.

En fin de matinée, j'arrive à hauteur de la centrale nucléaire de Tihange, aux abords de la ville de Huy. Je continue ma route. Pourquoi m'arrêter près d'une centrale nucléaire ? Il n'y a rien là-bas, si ce n'est des fissions nucléaires contrôlées et hors d'accès... Un quart d'heure plus tard, j'arrive à Huy. Je déteste Huy et traverse cette ville sans m'y arrêter, non sans susciter quelques regards interrogateurs qui en disent long sur les pensées de ceux qui les portent : "Qui est ce mec qui parcourt la ville torse nu au mois de novembre ?". 

Les heures passent... Je continue ma route... Je passe par Andenne... Je préfère ne pas m'y arrêter. Non pas que je n'ai pas de bons souvenirs de cette bourgade, mais ce ne sont que des souvenirs, justement.

En fin d'après-midi, j'arrive à Namur, ma ville de naissance, là où habite actuellement Maïté, mon ex, l'amour-de-ma-vie-blablabla. Une idée : je vais aller lui rendre visite, à l'improviste. Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui dire mais je verrai peut-être ma fille, si elle est revenue de l'école. Je remets mon tee-shirt et marche vers la périphérie de la ville... Arrivé devant la porte d'entrée de sa maison, j'hésite quelques secondes... Ce que je fais n'a pas vraiment de sens. Je sonne. C'est Patrick, son compagnon, qui m'ouvre, la clope au bec :

– Hamilton ?
– Salut... Patrick.
– Tu devais passer ? Maïté ne m'a rien dit...
– Elle est là ? Et Gaëlle, elle est là ?
– Non, elles ne rentreront que dans une heure environ. Dis donc, mon vieux, t'es trempé... T'as beaucoup marché ?
– On peut dire ça, oui.
– Tu veux entrer ? Tu veux boire un verre ?

– Oui, volontiers, merci.

Patrick me fait signe d'entrer et m'installe dans le salon. Il part ensuite un instant dans une autre pièce et revient avec deux verres ainsi qu'une bouteille de whisky. Il nous verse à tous les deux une double dose.

– Et alors, qu'est-ce que tu racontes de beau ? Tu devais voir Gaëlle aujourd'hui ?
– Non, absolument pas. Je passe à l'improviste.
– Pourquoi ?
– Aucune idée. En fait, je ferais mieux de te raconter toute l'histoire.

Je bois mon verre d'une traite, Patrick me ressert et je lui explique ma journée : mon départ du boulot en pleurs, mon escapade torse nu en bord de Meuse, jusqu'à mon arrivée à Namur.

– Hmmmm, c'est assez... spécial.
– Oui, hein !
– Et là, qu'est-ce que tu as prévu ?
– Ha ben alors, là... Aucune idée.
(Mon verre est à nouveau vide. Le sien aussi. Il nous reverse du whisky à tous les deux, à ras bord.)
– Tu sais, Hamilton, ce n'est pas facile tous les jours avec le gamin.
– Ne m'en parle pas ! Un vrai calvaire, ces mioches. C'était horrible aussi avec Gaëlle, au début.

* * *

La porte du salon s'ouvre sur une Maïté surprise. Elle porte son deuxième enfant joufflu dans les bras. À côté d'elle, Gaëlle lance un joyeux : "Papaaaa !"

J'ai la bouche un peu pâteuse :
– Chalut ma série... Euh... Salut ma ché... ma chérie...
(Mon esprit est brumeux. Je ne sais si je lance cette phrase à ma fille ou à sa mère. Peut-être aux deux ?)
– Hamilton ? Qu'est-ce que tu fais là ?
C'est Patrick qui répond :
– Il est... passé à l'imprivoste... à l'impro... à l'improviste, oui, voilà !
– Vous êtes saouls ? Vous avez vidé une bouteille entière de whisky ?
Je montre trois doigts à Maïté :
– Deux bouteilles ! Deux ! C'est la... deuxième bouteille !
Puis je regarde ma main, étonné du nombre de doigts qu'elle contient.
– Tu sais Hamil', ça me fait... beaucoup de peine... Oui, beaucoup de peine... que ça n'a pas été pour toi avec Ma... Maïté, parce que t'es quand même un sacré... sacré chic type !
Maïté ramasse la bouteille de whisky sur la table ainsi que les deux verres et s'en va sans rien dire dans une autre pièce avec les enfants. Je fais un petit signe à Gaëlle, qui me répond par un "À bientôt, papa !".
– Écoute, Pat... Patrick... C'était bien sympa... bien sympathique tout ça... mais je vais... vous laisser maintenant. Je ne voulais pas... vous... déranger.


* * *

Where Is My Mind? by Pixies on Grooveshark

De nouveau dehors, je marche difficilement jusqu'à la gare de Namur. J'arrive tout de même à atteindre le quai et à monter dans un train presque vide. Quelle heure est-il ? Dans quel train suis-je ? Je m'en fous com-plè-te-ment. Lorsque je rouvre les yeux, je vois au travers de la vitre "Tamines". Putain, on est à Tamines ! Je suis retourné chez mes parents ! Je cours vers la porte et sors du train avant que celle-ci ne se referme...

Plus de téléphone portable... Plus de téléphone public en gare... Bravo Hamilton ! Tu es bon pour reprendre la marche, à nouveau ! J'en ai plus que marre de marcher. Je n'ai fait que marcher durant toute cette putain de journée. Pleurer, marcher et boire. Tout ça pour un résultat plus que mitigé. Je parcours à pied la distance qui sépare la gare de la maison familiale, dans les hauteurs. D'habitude, le trajet me prend 35 minutes mais aujourd'hui, il me demande plus d'une heure. Marcher en zigzag augmente de fait la distance à parcourir. T'en as encore beaucoup, des banalités comme celle-là ?

J'arrive enfin devant la porte de la maison de mes parents, après la difficile ascension des quatorze marches de l'escalier. C'est ouvert. J'entre. Ma mère est installée dans le divan. Elle est en train de regarder une quelconque série télévisée. Elle se retourne en sursaut.


– Hamilton ? Qu'est-ce que tu fais là ?
– Oh, une longue histoire...
– Tu empestes l'alcool. Qu'est-ce qui se passe ?
– Je reviens de chez Maïté et...
Je marche quelques mètres vers le salon et m'écroule littéralement par terre. Je ne sais pas comment je suis arrivé à tenir jusqu'ici sans m'effondrer...

* * *

Lorsque je me réveille, je suis dans ma chambre d'enfance, installé sur un matelas de fortune. Il fait noir. Une énorme barre en acier trempé virtuelle me traverse la tête... Je me lève et me rends dans la salle de séjour. Il est deux heures du matin. Personne n'est dans le salon : ma mère est montée dormir dans sa chambre, pour une fois. J'allume et je vois un mot sur la table : "Je t'ai préparé des tartines de filet américain (elles sont dans le frigo). Il y a du café fort et un Dafalgan sur la table." Et c'est signé : "Maman", évidemment.

Je mange mes tartines, je prends mon Dafalgan et embarque le thermos et une tasse dans ma chambre. J'ai les idées beaucoup plus claires. Je n'ai plus sommeil. Je repense à cette soirée bizarre chez Maïté. J'ai à peine parlé à cette dernière, j'ai à peine esquissé un sourire à ma fille. J'étais fin saoul, bordel !

Par-delà les confins de l'Espace et du Temps [#1.1.2.2.1.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.

Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Oh et puis non ! Tout compte fait, je continue de flâner.

Je m'éloigne de plus en plus... Je longe la Meuse en direction de l'Ouest. Si je marche encore pendant quelques heures, j'arriverai à Huy, voire à Namur. Je pose un pied devant l'autre, sans réfléchir. En fin de matinée, mon téléphone sonne : il s'agit de mon boulot, forcément. Je ne décroche pas. Mieux : je lance mon téléphone portable dans la Meuse. Fini d'être joignable à tout bout de champ, par mon travail, par mes amis, par Lewis... Il commence à pleuvoir. Cette pluie salvatrice me fait un bien fou. J'enlève mon manteau et mon pull, qui s'en vont rejoindre mon téléphone dans le fleuve. J'enlève mon tee-shirt et l'accroche à ma taille. Je cours torse nu à travers les gouttes d'eau. Quelques automobilistes klaxonnent mais je m'en contrebalance.

En fin de matinée, j'arrive à hauteur de la centrale nucléaire de Tihange, aux abords de la ville de Huy.

Je décide de prendre le chemin de la centrale. Je ne sais pas trop pourquoi, si ce n'est que j'ai toujours voué une admiration quelque peu malsaine au tripotage des atomes. Sans doute est-ce le côté "apprenti-sorcier" qui a retenu mon attention, maintenant que – et c'est récent ! – j'ai succombé à la "magie Disney®".

J'arrive devant un grillage. Devant mes yeux, les hautes tours de refroidissement et les enceintes de confinement des réacteurs de la centrale. Pas moyen d'aller plus loin, évidemment. Qu'y ferais-je, de toute façon ? Quelle idée aussi d'aller à Tihange : ça n'a strictement aucun intérêt ! Je fais donc marche arrière et me dirige vers un petit bosquet jouxtant les tours, en bord de Meuse.

Je marche à travers les futaies et y aperçois un attroupement. Greenpeace ? Des activistes anti-nucléaire ? Je m'approche encore un peu plus et les observe depuis une cachette faite de buissons. Du haut d'un piédestal de fortune (une souche d'arbre), au milieu des arbustes, une femme harangue une foule composée d'une vingtaine de badauds. Ils sont tous habillés de la même manière : pour unique apparat, une longue toge mauve. Signe distinctif de celle qui parle : en plus de sa toge, elle porte un casque d'astronaute un peu vieillot (du genre de ceux que l'on rencontre dans 2001 : A Space Odyssey de Kubrick) et sa voix atteint la foule via un parlophone situé à l'extérieur de son casque. De ma cachette, j'écoute son discours :

– Lorsque nous avons affirmé que le Vortex existait, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
Pourtant, il existe, répètent en cœur les acolytes dispersés devant elle.
– Lorsque nous avons affirmé que le système de Betelgeuse était à un jet de pierre de la Terre, ils nous ont dit : "Il n'est pas."
Pourtant, il est.
– Lorsque nous avons affirmé qu'il existait un Monde au-delà du Monde, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
Pourtant, il existe.

Dans la foule, un homme lève la main.

– Quand peut-on interrompre la Grande Oratrice ?
– Quand un danger se présente, répète la foule.
– Un danger se présente-t-il, ô Maarfan, toi qui m'as interrompue ?
– Grande Oratrice, un homme torse nu embusqué dans les buissons nous observe !

Je me rends compte qu'il parle de moi. Je suis beaucoup trop lent à la détente : alors que je me lève, quatre "acolytes" m'encerclent, m'agrippent fermement et m'emmènent devant celle qu'ils appellent la "Grande Oratrice".

– Qui es-tu et que veux-tu, Homme Extérieur ?
Le ridicule de la situation ne m'échappe pas : on est à Tihange, bordel ! En Belgique, à un pet d'oiseau de Huy ! Je réponds donc :
– Evenvel, Hamilton. 3e régiment d'infanterie, 6e bataillon, Madame !
– Très marrant. Bon, écoute... Malgré les apparences, nous ne sommes pas timbrés et nous ne te voulons aucun mal. Tu aurais simplement pu te présenter, voire remplir notre formulaire en ligne, plutôt que de nous épier depuis ton ridicule petit buisson sans feuillage.
– C'est que... je suis un peu perdu moi-même... Je suis ici sur un coup de tête et...
– Ha ! Viens, je vais t'expliquer !

La Grande Oratrice (qui se fait appeler B'werdwan, mais je doute que ce soit son vrai prénom) m'amène devant un éperon rocheux pas loin de la centrale. Elle m'explique :

– Cette roche est une porte vers un autre Monde !
– Pardon ?
– Quelques fois par jour, grâce à la proximité du réacteur nucléaire n°3, cette roche très spéciale s'active et donne accès à une autre Terre tournant autour de l'étoile Betelgeuse !
– Ha ?
– Oui. Notre mission – et nous sommes des milliers dans le monde dispersés autour des réacteurs nucléaires de type "PWR" – est de garder le Vortex et d'envoyer des êtres humains par-delà.
– OK. Si vous le dites... Ce n'est pas moi qui vais vous contredire, hein...
– Tu ne nous crois pas ! Saint Thomas !
– Non, en effet, je ne vous crois pas... Mais je suis ouvert d'esprit !
– C'est bien ! Mais ça ne suffit pas. Actuellement, nous cherchons des volontaires pour passer le Vortex rocheux.
– Et les gens qui vous écoutaient, là, tout à l'heure, ça ne les intéresse pas ?
– En fait, nombreux sont ceux qui y sont allés. Ceux que tu vois ici sont les plus réticents : ils hésitent encore à franchir le cap.
– Et ceux qui y sont allés, qu'ont-ils vu ?
– Euh... En fait, nous n'en savons rien. Aucun n'est revenu. C'est bien là le problème.
– Ha.
– Veux-tu tenter l'expérience, Evenvel Hamilton ?
–  D'accord !

* * *

Il est une heure du matin, il fait glacial et je suis de retour devant "le Vortex" : la roche ressemble toujours... à une roche. J'ai dû enfiler une toge mauve ridicule et mettre un vieux casque d'astronaute. Je ne comprends pas très bien en quoi il pourra m'être utile, ce casque, sans le reste d'une combinaison spatiale. B'werdwan me tient la main. Autour de nous, assis en demi-cercle, les acolytes observent et ne disent rien.

Après quelques minutes d'attente dans le silence le plus total, la roche commence à émettre un reflet bleu ionisant, qui s'intensifie jusqu'à devenir lapis-lazuli puis entièrement noir. Je la regarde se transformer avec étonnement : merde, ce bidule fonctionne vraiment ! Désormais, le rocher n'est plus qu'un gros trou de deux mètres de diamètre. Mes sens sont chamboulés et j'ai la soudaine impression que le trou noir est à l'horizontale et le bosquet tout proche au-dessus de ma tête. Une
curieuse force m'attire vers le trou. Un abominable bruit de broyeuse me vrille les tympans. B'werdwan lâche ma main et me hurle :

– C'est le moment ! Saute !
– Euh...

Les acolytes se lèvent, courent vers moi et me poussent dans le Vortex.


* * *

Il fait nuit, je suis couché sur un sol rugueux, j'ai trois lunes au-dessus de la tête et un désert orangé tout autour de moi. J'essaie d'aspirer de l'air mais mes poumons restent désespérément vides. J'ai froid, j'étouffe et je bouge les bras dans tous les sens, paniqué.


Soudain, ma vision est bloquée par trois êtres filiformes ressemblant étrangement à des phasmes en position debout, qui se penchent sur mon corps secoué de spasmes. L'un d'eux, de ses huit doigts terriblement fins et longs, enlève mon stupide casque spatial, s'approche de ma tête avec un tube venu de je ne sais où et le plonge assez profondément dans ma gorge. Je sens enfin de l'oxygène emplir mes poumons. Ces êtres sont mes sauveurs !

La deuxième créature m'agrippe par les pieds et la dernière par les aisselles. Ils me transportent sur une sorte de civière en métal, dont ils accompagnent le déplacement. Nous parcourons le désert nocturne des heures durant et je finis par m'assoupir, contre toute attente.

Lorsque je me réveille, un gigantesque mur vertical d'un bleu profond obstrue totalement le paysage. Les "phasmes" m'ont sorti de la civière et sont en train de me porter jusqu'à un étrange sarcophage de verre. Alors que je suis installé à l'intérieur de ce dernier, mes hôtes me fixent solidement grâce une grosse ceinture bloquant une grande partie de mes mouvements. Les créatures enlèvent le tube de ma gorge et referment rapidement le couvercle en verre sur moi. Dans mon sarcophage transparent, de l'oxygène m'arrive directement sans que je doive rester intubé. Je ne suis pas à l'aise du tout, enfermé de la sorte. Je suis même pour tout dire de nouveau au bord de la panique.

Le sarcophage se met ensuite à la verticale et monte rapidement le long du mur, grâce à un mécanisme que je ne décèle pas. Arrivé à une hauteur tellement vertigineuse que le sol se perd dans la nuit, la capsule s'encastre dans le mur bleuté. Je tourne la tête à gauche et à droite et commence vraiment à stresser : à perte de vue, d'autres sarcophages, avec d'autres humains attachés comme moi grâce à une grosse ceinture. Tous me regardent avec un grand sourire qui n'a plus rien d'humain. Depuis combien de temps sont-ils là ?

Devant moi, à travers la protection de mon sarcophage, j'assiste au lever d'un soleil étranger : une énorme étoile rouge sanguine dont les puissants rayons n'ont strictement rien en commun avec ceux de notre minuscule soleil. J'observe cette masse monstrueuse recouvrir l'entièreté de mon champ visuel et me demande pendant combien d'heures, de jours, voire d'années (?) j'aurai à subir ce spectacle à la fois sublime et terrifiant.

Well I could sleep forever [#1.1.1.2.1.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je bois mes deux cafés habituels. Aujourd'hui, avec l'augmentation des effectifs du personnel, nous sommes au moins six, parfois sept, à consommer ce doux breuvage noir et revigorant. De ce fait, un seul percolateur ne suffit plus à ma consommation personnelle matinale (il me faut au grand minimum quatre tasses) et je suis obligé de lancer une seconde tournée de café directement après la pause. Misère !

Sur le temps de midi, je me rends dans le centre-ville pour acheter une ciabatta chez Pietro le Sicilien et du filet américain à la boucherie Renmans. Comme à chaque fois que je fais ce trajet, je marche le long du quai, en bord de Meuse. Comme d'habitude, je jette un œil aux vieilles usines métallurgiques au loin. Ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. 


Durant le repas de midi, ma collègue Charlotte explique qu'elle va devoir se faire opérer prochainement... de la vésicule biliaire, elle aussi ! Elle parle de son chirurgien, qui a l'air aussi fou que le mien : durant la dernière consultation, il a tracé maladroitement au bic sur une petite feuille blanche un losange avec un point en son centre, puis a lancé à Charlotte : "C'est vous ! Vous vous reconnaissez ?". Commentaire de Charlotte : "J'espère qu'il opère mieux qu'il ne dessine !".

Le soir, de retour à Bruxelles, je décide de me rendre à un atelier "Jeux de société", pour la première fois... C'est ma meilleure amie Léandra qui m'a conseillé de participer à ce genre d'activités : "Vu que tu en as un peu marre du badminton, ça te changerait d'air ! Et tu rencontrerais de nouvelles personnes...". Elle a raison, Léandra. Alors je vais à l'une des soirées organisées par un magasin de jeux de société bruxellois qu'elle m'avait renseigné. Aujourd'hui, pas besoin de s'inscrire au préalable (ça tombe assez bien). Le thème du jour : les jeux d'équipe comme "Time's Up" ou "Cranium".

J'arrive vers 20 heures, seul. La salle de jeu est constituée d'un petit bar et d'une dizaine de tables, dont certaines sont déjà occupées par des joueurs... Je n'aime pas les environnements nouveaux et je suis assez mal à l'aise. Je m'installe au bar, je commande une bière et j'essaie d'avoir l'air décontracté, sans y arriver... Mon téléphone sonne. C'est Léandra ! Elle veut savoir si je fais quelque chose ce soir car elle me proposerait bien de venir boire un verre chez elle. Je lui explique rapidement où je suis : elle comprend que je ne peux la rejoindre et me souhaite "Bonne merde !" (toujours le mot pour rire, Léandra). Un peu plus tard, alors que je suis revenu à ma posture contemplative, accoudé au bar, quelqu'un derrière moi me tape sur l'épaule... Je me retourne. Une petite brune souriante me lance :

– Salut ! Tu comptes jouer un jour ou simplement regarder ?
– Euh... Jouer, ça me dirait bien. Faut juste que je m'incruste quelque part.
– Ça te dit de faire équipe avec moi ?
– C'est une idée... Pourquoi pas ?

Elle s'appelle Céline et a 28 ans. À part ces quelques informations lacunaires, je dois avouer que je ne sais strictement rien d'elle si ce n'est : 1) qu'elle a de la culture ; 2) qu'elle est forte aux jeux de société ; 3) qu'elle est totalement mon genre. Nous faisons équipe toute la soirée. Je n'arrête pas de la regarder. En fait, je pense que je suis amoureux d'elle et ça me fait très peur. Je sais déjà comment tout cela va finir : dans les larmes. Moi totalement stressé, mal en point émotionnellement, à simplement la regarder pendant des mois avec des yeux de merlan frit, sans jamais rien oser lui dire.

Je fais équipe avec elle toute la soirée. Nous gagnons la majorité des parties que nous avons engagées. À la sortie de la salle de jeu, dans un froid glacial, Céline me dit au revoir :

– J'habite à deux pas d'ici. Tu habites où, toi ?
– À Forest. Je dois reprendre un tram mais ce n'est pas long, ça va.
– Bon, ben ça m'a fait plaisir de jouer avec toi. T'es sympa, t'es comique. On se revoit un de ces jours ?
(Une Léandra imaginaire apparaît à la lisière de ma conscience et me crie : "Hamilton, demande lui son numéro de téléphone !")
– Euh...
("SON NUMÉRO DE TÉLÉPHONE, BORDEL !")
– Oui ?

Euh... Tu... euh... as juste encore un moment ?
(Le fantôme de Léandra est satisfait : "Ha ! Enfin !")

Oui, bien sûr, qu'est-ce qu'il y a, Hamilton ? Tu es tout pâle...
Euh... Je... Hé bien voilà... Je t'aime !
("Quoi ? Mais non !")
– Pardon ?
– Euh, oui, c'est bête, mais voilà : je suis amoureux de toi.
("C'est trop tôt, Hamilton, fallait juste trouver un moyen de la revoir !")
Elle sourit.
– Haha, t'es comique... D'habitude, on ne commence pas comme ça, on propose de se revoir, tout ça... D'aller boire un verre ensemble, par exemple. Tu aurais pu aussi me demander un numéro de téléphone ou mon e-mail, tout simplement.
– Oui, je sais, désolé. Pourtant Léandra a tenté de m'aider.
– Léandra ?
– Laisse tomber, c'est trop long à expliquer.
– OK.
– Bon. On va appuyer sur le bouton "REWIND" et recommencer depuis le début : est-ce que ça te dirait de me passer ton numéro de téléphone et qu'on aille boire un verre un soir de cette semaine ? 
– Avec plaisir.

Après avoir échangé nos coordonnées, je lui fais un bisou sur la joue et je prends le chemin du tram non sans regarder quelques fois derrière moi. Céline n'a pas bougé de place et me fait un petit signe gêné de la main à chaque fois que je me retourne, pendant qu'une Léandra imaginaire continue de me parler : "Bon, d'accord, tu n'étais pas très décontracté mais c'est déjà mieux que rien !"

* * *

De retour chez moi, je me rends compte que Lewis a essayé de me téléphoner. Je n'ai même pas entendu son coup de fil (je devais être captivé par le jeu... ou plutôt par ma partenaire de jeu). Trop tard pour le rappeler. De toute façon, je n'ai pas la tête à appeler qui que ce soit.

Je vais chercher une antique cigarette dans un des petits tiroirs de ma cuisine. Dans l'étagère sous ma chaîne Hi-Fi, je cherche un vinyle particulier, celui que j'écoutais en boucle quand j'étais étudiant, étendu dans le noir de ma chambre : Thirteen Tales from Urban Bohemia des Dandy Warhols. C'est une chanson particulière que je cherche. Je m'installe confortablement dans mon petit divan, en plein centre du système stéréo, et grille une clope en écoutant le morceau...

Sleep by The Dandy Warhols on Grooveshark

Well I could sleep forever,
But it's of her I dream.
If I could sleep forever,

I could forget about everything...

HDTV [#1.1.1.2.1.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je bois mes deux cafés habituels. Aujourd'hui, avec l'augmentation des effectifs du personnel, nous sommes au moins six, parfois sept, à consommer ce doux breuvage noir et revigorant. De ce fait, un seul percolateur ne suffit plus à ma consommation personnelle matinale (il me faut au grand minimum quatre tasses) et je suis obligé de lancer une seconde tournée de café directement après la pause. Misère !

Sur le temps de midi, je me rends dans le centre-ville pour acheter une ciabatta chez Pietro le Sicilien et du filet américain à la boucherie Renmans. Comme à chaque fois que je fais ce trajet, je marche le long du quai, en bord de Meuse. Comme d'habitude, je jette un œil aux vieilles usines métallurgiques au loin. Ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. 


Durant le repas de midi, ma collègue Charlotte explique qu'elle va devoir se faire opérer prochainement... de la vésicule biliaire, elle aussi ! Elle parle de son chirurgien, qui a l'air aussi fou que le mien : durant la dernière consultation, il a tracé maladroitement au bic sur une petite feuille blanche un losange avec un point en son centre, puis a lancé à Charlotte : "C'est vous ! Vous vous reconnaissez ?". Commentaire de Charlotte : "J'espère qu'il opère mieux qu'il ne dessine !".

Le soir, de retour à Bruxelles, je décide de me rendre à un atelier "Jeux de société", pour la première fois... C'est ma meilleure amie Léandra qui m'a conseillé de participer à ce genre d'activités : "Vu que tu en as un peu marre du badminton, ça te changerait d'air ! Et tu rencontrerais de nouvelles personnes...". Elle a raison, Léandra. Alors je vais à l'une des soirées organisées par un magasin de jeux de société bruxellois qu'elle m'avait renseigné. Aujourd'hui, pas besoin de s'inscrire au préalable (ça tombe assez bien). Le thème du jour : les jeux d'équipe comme "Time's Up" ou "Cranium".

J'arrive vers 20 heures, seul. La salle de jeu est constituée d'un petit bar et d'une dizaine de tables, dont certaines sont déjà occupées par des joueurs... Je n'aime pas les environnements nouveaux et je suis assez mal à l'aise. Je m'installe au bar, je commande une bière et j'essaie d'avoir l'air décontracté, sans y arriver... Mon téléphone sonne. C'est Léandra ! Elle veut savoir si je fais quelque chose ce soir car elle me proposerait bien de venir boire un verre chez elle. Je lui explique rapidement où je suis : elle comprend que je ne peux la rejoindre et me souhaite "Bonne merde !" (toujours le mot pour rire, Léandra). Un peu plus tard, alors que je suis revenu à ma posture contemplative, accoudé au bar, quelqu'un derrière moi me tape sur l'épaule... Je me retourne. Une petite brune souriante me lance :

– Salut ! Tu comptes jouer un jour ou simplement regarder ?
– Euh... Jouer, ça me dirait bien. Faut juste que je m'incruste quelque part.
– Ça te dit de faire équipe avec moi ?
– C'est une idée... Pourquoi pas ?

Elle s'appelle Céline et a 28 ans. À part ces quelques informations lacunaires, je dois avouer que je ne sais strictement rien d'elle si ce n'est : 1) qu'elle a de la culture ; 2) qu'elle est forte aux jeux de société ; 3) qu'elle est totalement mon genre. Nous faisons équipe toute la soirée. Je n'arrête pas de la regarder. En fait, je pense que je suis amoureux d'elle et ça me fait très peur. Je sais déjà comment tout cela va finir : dans les larmes. Moi totalement stressé, mal en point émotionnellement, à simplement la regarder pendant des mois avec des yeux de merlan frit, sans jamais rien oser lui dire.

Je fais équipe avec elle toute la soirée. Nous gagnons la majorité des parties que nous avons engagées. À la sortie de la salle de jeu, dans un froid glacial, Céline me dit au revoir :

– J'habite à deux pas d'ici. Tu habites où, toi ?
– À Forest. Je dois reprendre un tram mais ce n'est pas long, ça va.
– Bon, ben ça m'a fait plaisir de jouer avec toi. T'es sympa, t'es comique. On se revoit un de ces jours ?
(Une Léandra imaginaire apparaît à la lisière de ma conscience et me crie : "Hamilton, demande lui son numéro de téléphone !")
– Euh...
("SON NUMÉRO DE TÉLÉPHONE, BORDEL !")
– Oui ?

– Hé bien oui, à un de ces jours alors ! Bonne soirée...


Je prends le chemin du tram sans regarder derrière moi, pendant qu'une Léandra imaginaire continue son sermon : "M'enfin, ce n'est pas possible d'être aussi empoté !" Je tente de la faire disparaître par une litanie : "Je te chasse de mon esprit !"

* * *

De retour chez moi, je me rends compte que Lewis a essayé de me téléphoner. Je n'ai même pas entendu son coup de fil (je devais être captivé par le jeu... ou plutôt par ma partenaire de jeu). Trop tard pour le rappeler. Trop tard pour appeler qui que ce soit. De toute façon, je n'ai nullement envie de le faire. Je n'ai envie d'appeler personne. 

Je prends une douche rapide puis vais dans mon lit. Je rallume mon vieux PC, évidemment. Au programme de cette nuit : de la pornographie japonaise non censurée et en haute définition, avec moult pénétrations simples et doubles en gros plan, bondage, gang bangs, éjaculations internes, bukkake et autres pratiques originales dont seuls les Nippons semblent capables d'imaginer la mise en œuvre. En tout cas, c'est toujours plus excitant que ce "gonzo" américain sans saveur.  

La HDTV, c'est l'avenir de l'homme.

Après m'être masturbé et avant de m'endormir, je me dis tout compte fait que cette Céline n'était pas du tout pour moi. Qu'est-ce qu'elle aurait pu trouver d'intéressant chez un historien moche et introverti qui se tape des films de cul à longueur de nuit ? Faut arrêter tes délires et revenir dans le monde réel, mon petit Hamilton !

Water lilies in your bathtub [#1.1.1.1.2.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je bois mes deux cafés habituels. Aujourd'hui, avec l'augmentation des effectifs du personnel, nous sommes au moins six, parfois sept, à consommer ce doux breuvage noir et revigorant. De ce fait, un seul percolateur ne suffit plus à ma consommation personnelle matinale (il me faut au grand minimum quatre tasses) et je suis obligé de lancer une seconde tournée de café directement après la pause. Misère !

Sur le temps de midi, je me rends dans le centre-ville pour acheter une ciabatta chez Pietro le Sicilien et du filet américain à la boucherie Renmans. Comme à chaque fois que je fais ce trajet, je marche le long du quai, en bord de Meuse. Comme d'habitude, je jette un œil aux vieilles usines métallurgiques au loin. Ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. 

Durant le repas de midi, ma collègue Charlotte explique qu'elle va devoir se faire opérer prochainement... de la vésicule biliaire, elle aussi ! Elle parle de son chirurgien, qui a l'air aussi fou que le mien : durant la dernière consultation, il a tracé maladroitement au bic sur une petite feuille blanche un losange avec un point en son centre, puis a lancé à Charlotte : "C'est vous ! Vous vous reconnaissez ?". Commentaire de Charlotte : "J'espère qu'il opère mieux qu'il ne dessine !".

Le soir, de retour à Bruxelles, je me rends à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, comme d'habitude. Emily est à la table du fond avec son PC portable, comme souvent. Elle travaille à nouveau sur une des formations qu'elle doit donner seule, en décembre. Au bar, ils n'ont plus d'Orval, alors la serveuse (celle que j'appelle Gwen) me sert directement une Chimay blanche. Rien ne change, c'est un peu triste, mais c'est la vie... Durant la soirée, ma serveuse préférée (celle que j'appelle Clémentine) vient débarrasser notre table et nous pose sa question fétiche :

– Vous êtes frère et
sœur, en fait ?
– Euh... Non. Pourquoi cette question ?
– Parce que vous êtes très souvent là, tous les deux...
– Ha ben non, on n'est pas frère et sœur... On ne se ressemble pas vraiment, d'ailleurs, je pense...
– Vous sortez ensemble alors ?
– Euh... Non plus.
Clémentine nous laisse et Emily me lance :
– Elle nous a refait le même coup qu'avec toi et Andrew !
– Yep, sauf que pour Andrew et moi, elle n'a pas osé demander si on sortait ensemble.
– C'est bizarre qu'on ne puisse pas être à deux à une table sans susciter ce genre de questionnement...
– Non, c'est logique !
– "Logique" ?
– Ben oui. On passe beaucoup de temps ensemble... Je suis certain qu'il n'y a pas que cette serveuse qui se pose la question de savoir si nous sommes en couple...
– C'est ridicule...
– Bah !
– De toute façon, moi, mon genre, c'est les petits bruns à lunettes, alors...
– Ouais, ouais, je sais...
– Et puis, t'es pas intéressé par moi, de toute façon, si ?

Coup de téléphone de Léandra, qui me propose de venir boire un verre chez elle. Je lui explique que je suis avec Emily à la Maison du Peuple. Léandra va donc passer nous dire bonjour, "mais pas longtemps..."

Arrivée à notre table, mon amie s'avère clairement déprimée :
– J'ai envoyé un message à Jonas, mais il ne me répond pas.
Arf.
(Assise à côté de Léandra, Emily ne dit rien mais lève les yeux au ciel.)
– On avait dit qu'on regarderait enfin le cinquième épisode de Star Wars ce jeudi, mais je n'ai plus aucune nouvelle. Tous ces enfantillages commencent sérieusement à m'énerver...
– Ce n'est pas nouveau...
– Non, ce n'est pas nouveau. Bon, et vous, sinon, ça va ?

– Bah, ça va, ça va... J'en ai simplement un peu marre de la routine...

Léandra ne commande rien à boire et repart chez elle vingt minutes seulement après être arrivée. Emily la suit de peu et propose de me reconduire chez moi en voiture. Je décline : "Merci, mais je vais encore rester un peu seul. Je dois écrire pour mon blog..."  Emily partie, j'allume le petit ordinateur portable que Léandra m'a temporairement passé et me replonge dans ce putain de projet à la con qui me prend un temps exagérément long et que j'ai baptisé "La journée dont vous êtes le héros #1". ("#1" car dans une crise de folie passagère, je me suis dit que ce serait chouette s'il y avait une "Journée #2".)

Un quart d'heure plus tard, une femme vient s'asseoir à ma table, en face de moi... Je lui donne entre 35 et 40 ans, environ. Elle est un peu "intemporelle", pour tout dire... Élégante, classique en habillement. Un peu triste aussi. Je lui trouve un charme certain.

– Excusez-moi... Je ne vous dérange pas ?
– Non, non, pas du tout...
– Je suis doublement curieuse. Est-ce que je peux vous poser deux questions ?
– Euh... Oui bien sûr...
– Vous avez l'air extrêment concentré sur votre PC... Qu'est-ce que vous écrivez ?
– Hem... C'est compliqué... C'est un projet du genre "l'histoire dont vous êtes le héros"... Je ne sais pas si vous connaissez les "livres dont vous êtes le héros"...
– Oui, bien sûr, je connais.
– Ha... Hé bien c'est un peu la même chose mais avec un blog.
– Un blog ?
(Mon téléphone portable se met à vibrer dans ma poche. Sans doute Lewis, comme d'habitude... Je décide de ne pas m'en préoccuper et de le laisser sonner.)
– Ouais, mon blog, en fait. Un truc assez compliqué... Trop compliqué, je m'en rends compte maintenant... Je laisse la possibilité à mes rares lecteurs de choisir mon histoire du jour. Et pour chaque nœud, pour chaque embranchement, je dois inventer une histoire particulière. C'est la galère totale... Par exemple, le chemin #1.1.1.1.1 équivaut à la journée la plus banale que je puisse avoir. Quant au #1.2.2.2.2, euh, c'est une toute autre histoire.
– Et là, quelle histoire écrivez-vous ?
– C'est là que ça devient marrant. Je suis justement en train d'écrire cette histoire-ci. Le chemin #1.1.1.1.2, celui où je vous rencontre.
– Cette histoire semble assez sympa, non ?
– En effet... Mais d'autres ne sont pas aussi sympathiques, je vous assure, et ce malgré les apparences ! Certaines mènent à ma propre mort, par exemple.
– Oh !
– Oui, enfin, ce n'est pas grave : c'est juste un fantasme complet, hein... Mais vous aviez deux questions, m'aviez-vous dit ?
– Ha... Oui... Je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter votre conversation, tout à l'heure, cette histoire de bruns à lunettes, là... Elle est un peu braquée, votre amie...
– Bah, je ne vais pas lui jeter la pierre. Je suis un peu braqué, moi aussi...
– Ha ? (Elle me regarde dans les yeux) Vous avez un genre bien défini vous aussi ?
– Pas autant qu'elle. En tout cas, je me soigne...
– Personnellement, je ne suis pas du tout braquée. Enfin, j'ai appris avec le temps à ne plus l'être... Mais j'aime quand même certains types d'hommes bien définis et (elle me regarde de nouveau droit dans les yeux) vous entrez clairement dans la catégorie...
– Ha... Euh...

Plutôt que de baisser les yeux, comme je fais d'habitude, je soutiens son regard et ne me pose pas trop de questions. Elle me drague, c'est certain. Elle est charmante, elle est intéressante... Vu que je ne la connais pas, qu'est-ce que je risque à essayer quelque chose de toute façon ? Mais que faut-il que je lui dise ? En fait, l'idée est de la voir (ou de l'avoir ?) en dehors de ce café où je passe tout mon temps... 


Je pense à une remarque que Lewis m'a faite, à la buvette du club de badminton : "Il faut que tu penses en termes de stratégie, Hamilton. Que veux-tu réellement et quelle stratégie vas-tu adopter pour arriver à ton objectif ? Il faut que tu exprimes tes désirs, que tu ailles directement à l'essentiel. Tu dois lui proposer un truc, n'importe quoi, qui montre que tu es intéressé." Gnagnagnagna... Je me lance avec : "On continue la soirée au calme, chez moi ?".

* * *

Nous sommes en train de nous embrasser assez fougueusement dans la cage d'escaliers de mon immeuble, sur le palier entre le premier et le deuxième étage. Je la maintiens contre le mur en briques et n'arrête pas de déplacer mes mains sur son corps : derrière ses cheveux, le long de sa taille, sur ses seins, ses fesses, son sexe. T'es en train de la peloter en beauté, quoi, mon petit Hamilton, c'est assez rare pour l'exprimer en toutes lettres... Elle porte une jupe affriolante qui se remonte sans peine. Lors d'une "pause", je lui prends les mains et lui dis : "On pourrait peut-être se donner la peine de monter jusqu'à mon appartement ?". Elle me répond : "Ici, c'est excitant, mais c'est vrai qu'on serait plus à l'aise en haut".

* * *

Pendant qu'elle enlève son manteau et ses chaussures avec un petit sourire, je me dirige vers la chaîne Hi-Fi pour mettre une "playlist cool". Ce soir, pas question de plomber l'ambiance avec du post-rock déprimant ou des murder ballads.

Little Star Of Bethlehem by CAN on Grooveshark

Je reviens vers elle, la pousse contre un des murs de l'appartement et recommence à l'embrasser. Je m'arrête un instant pour déboutonner son chemisier puis enlever son soutien-gorge... Elle me regarde faire. Je reviens à nouveau sur ses lèvres et sa langue. 

J'enlève mon tee-shirt et l'entraîne vers ma chambre. Elle se couche dans le grand lit et m'attend. Nous nous embrassons une énième fois. Je finis par descendre sur son cou, sur ses seins, et couvre son ventre de baisers. J'enfouis ma tête sous sa jupe, décale légèrement sa petite culotte et passe ma langue au centre de sa féminité... Elle place une main sur ma tête, pousse de petits cris pendant que je la lèche.

– Viens... Remonte.
– Déjà ?
– Oui, viens sur moi. Je n'en peux plus.

Je fais glisser sa jupe et sa culotte. J'enlève rapidement mon pantalon et mon slip. Lorsque je la pénètre pour les premières fois, je remarque soudainement que nous avons gardé nos chaussettes. Ce n'est pas grave, on s'en remettra, je pense.

Plus tard, alors que je vais et je viens de plus en plus vite en elle, toujours en missionnaire, ses jambes recroquevillées derrière les miennes, j'ai envie de crier son prénom...

C'est à ce moment que je me rends compte que je ne le connais même pas.