vendredi 1 mai 1970

Can you hear me, Major Tom? [#1.1.2.1.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.

Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Je retourne donc au boulot.

Alors que je remonte les escaliers, Sylvette me croise et me lance un petit "Ça va ?" interloqué... J'arrive dans le bureau de Lodewijk, mon chef, qui ne me laisse même pas le temps de parler : "Je viens d'en discuter avec Rolande. Tu as vraiment l'air bouleversé... Apparemment, tu traverses une mauvaise passe, ça arrive à tout le monde... Si tu veux en parler, pas de problème ! Mais en tout cas, pour aujourd'hui, rentre chez toi, prends quelques jours pour te reposer et reviens-nous en pleine forme, hein ! On ne te reconnaissais plus du tout tout à l'heure...". Je suis gêné, je bafouille quelques mots de remerciement et je suis les conseils de mon chef. Je quitte mon travail, reprends le bus, happe le train vers Bruxelles, rentre chez moi et m'affale dans mon lit pour le restant de l'après-midi.

Aux alentours de 20h30, mon téléphone me réveille. C'est Léandra... Elle veut savoir si je fais quelque chose ce soir car elle me proposerait bien de venir boire un verre chez elle.

Aux alentours de 20h30, mon téléphone me réveille. C'est Léandra... Elle veut savoir si je fais quelque chose ce soir car elle me proposerait bien de venir boire un verre chez elle. Je décline son invitation : l'idée d'aller à nouveau à la rencontre du monde extérieur m'angoisse, me terrifie même !

Je sors de mon lit avec lenteur. Je passe une heure à nettoyer mon appartement : je fais la petite vaisselle qui traîne à côté de l'évier, je passe l'aspirateur, je refais mon lit ainsi que celui de Gaëlle, je débarrasse la table du salon et celle de la salle à manger. Je ne veux pas que maman tombe sur un endroit mal entretenu lorsqu'elle débarquera chez moi, demain ou après-demain. Je fais couler un bain d'eau très chaude, presque bouillante. J'écris un simple "Je t'aime" sur une feuille A4 d'un blanc immaculé, pliée en deux, que je pose sur l'oreiller de ma fille, dans sa chambre. Enfin, je mets de la musique : ce soir, ce sera "Space Oddity" de David Bowie. Une seule écoute suffira.


Space Oddity by David Bowie on Grooveshark

Ground countrol to Major Tom...
Ground countrol to Major Tom...


Je me déshabille entièrement et vais chercher un couteau dans la cuisine. J'hésite un instant mais j'en viens à opter pour le petit couteau à viande Arcos que mon (ex-)belle-mère m'a offert il y presque quatre ans pour mes 28 ans... Un vrai couteau de cuisine professionnel, sans doute le plus coupant de tous mes couteaux, même s'il est aujourd'hui quelque peu émoussé. Je prends place dans la baignoire, qui est déjà bien remplie. Confortablement installé dans mon bain, je me taillade d'un coup violent et très sec mon poignet gauche plongé dans l'eau. Cette dernière devient rosâtre puis très rapidement rouge vermeille. Je n'ai pas vraiment mal et j'ai encore toute ma conscience : je ris intérieurement en me disant que le liquide dans lequel je baigne passe d'une teinte Pantone à une autre à un rythme déconcertant...

This is Major Tom to ground control
I'm stepping through the door
And I'm floating in a most peculiar way


C'est totalement con d'avoir fait ce geste et je le sais. Je me dis que je n'ai même pas pensé mon acte, que je n'ai laissé aucun long message à Léandra, ni à Fred Jr, ni à mes parents. Je me dis que je suis un gros salaud d'avoir laissé ma fille comme ça, sans papa, avec pour seule explication un mièvre "Je t'aime" qui ne l'aidera pas du tout dans la vie. Je me dis que mes parents vont être effondrés et choqués les prochains jours en apprenant ma mort ; qu'ils vont être effondrés pour le restant de leur vie, en fait...
 

Ground control to Major Tom
Your circuits dead 
There's something wrong 

Mes pensées deviennent beaucoup plus floues, beaucoup plus vagues... Je sombre dans un sommeil sans fin, le premier et le dernier de ma courte vie... J'entrevois la baignoire qui a pris l'aspect d'un vin du Bordelais. Et j'entends, au loin, la fin de "Space Oddity"...

Planet Earth is blue and there's nothing I can do...

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