mercredi 1 juillet 1970

Œil pour œil [#1.2.2.1.1.2.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de monter dans le train international à destination de Chur, en Suisse. Voir comme destination sur un panneau d'affichage électronique "Basel/Chur, Switzerland" me fait beaucoup plus rêver qu'un bête "Liège/Maastricht"... 

Pas de contrôleur en vue... J'improviserai une explication quand j'en croiserai un... Le train, relativement peu rempli pour un train international, est un InterCity qui passe par une quinzaine de gares belges avant de rejoindre la Suisse via le Luxembourg et la France. Je m'installe confortablement dans un wagon de seconde classe, en face d'une vieille dame qui tricote (!) ce qui ressemble à un pull en laine. J'essaie de dormir mais je n'y arrive pas. Je suis trop excité par ce brusque changement dans mon train-train quotidien.

Un peu avant d'arriver en gare de Namur, deux contrôleurs passent dans le wagon pour un contrôle des billets. Je leur montre ma carte "Réseau" (un abonnement de train qui est valable partout en Belgique). Ils l'acceptent sans tiquer mais l'un d'eux m'informe que mon voyage est limité à Arlon. J'acquiesce sans broncher bien qu'il soit hors de question que je m'arrête à Arlon. Les heures passent... Un peu après Thionville, en Moselle, les deux contrôleurs se représentent dans le wagon :

– Monsieur, vous n'avez pas le droit d'être ici, à moins bien sûr d'avoir un titre de transport valide.
– Désolé, je n'en ai pas.
– Je vais vous en faire un mais il sera 20% plus cher que si vous l'aviez pris en gare. Jusqu'où allez-vous ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Jusqu'en Suisse, je suppose...
– Où en Suisse ? Bâle ? Zürich ? Sargans ? Chur ?
– Je n'en sais foutre rien ! Et puis, de toute façon, je n'ai pas de quoi payer !

Les contrôleurs, très aimables au demeurant, m'expliquent qu'ils vont alors être obligés de verbaliser, de me dresser une amende en bonne et due forme pour non-paiement et d'appeler la police française, qui viendra me débarquer au prochain arrêt en gare...

Je décide d'accepter le sort qui m'est réservé. J'ai joué et j'ai perdu. C'est la vie ! Que pourrais-je faire d'autre de toute façon ? Me mettre à courir et sauter du train, comme dans une aventure de Tintin ? Ha, la bonne blague !

À ce moment, la vieille dame, qui tricote depuis des heures devant moi sans dire un mot, s'interpose : "Messieurs les contrôleurs, je suis certain que nous n'aurons pas besoin de recourir à la police. Je descends à Ziegelbrücke et je propose de payer le voyage de ce jeune homme jusqu'à cet endroit." La dame sort de son porte-monnaie un billet de 200 euros, qu'elle tend à l'un des contrôleur, surpris tout autant que moi. Je la remercie et lui demande la raison de son geste. Elle me répond : "Je suis vieille et riche, plus que vous ne pouvez l'imaginer... Je suis très seule également. Descendez avec moi ce soir à Ziegelbrücke. Je vous logerai et vous me tiendrez compagnie."

Le reste du trajet se passe dans un long silence gêné. La vieille dame me fixe de temps en temps du regard avec un petit sourire espiègle, mais ne parle jamais. Arrivée à Ziegelbrücke, elle descend et je la suis hors du train.

Ziegelbrücke est un petit village paumé de la Suisse allemande dont la gare, moderne et pourvue de nombreux quais, semble disproportionnée en comparaison à la taille du bled. Devant la station, une limousine noire nous attend. Deux hommes en costume noir sont postés devant. L'un deux, sans doute le chauffeur, ouvre la porte avant à la vieille dame. Le second fait de même pour la porte arrière. La vieille dame me propose de monter à l'arrière. J'accepte. Aussitôt à l'intérieur, j'entends les portes se verrouiller. La voiture démarre...

Le chauffeur tourne la tête pour me regarder brièvement, puis dit à la vieille dame, avec un accent allemand à couper au couteau :

– Vous... en avez trouvé un... à ce que je vois, Fräulein ?
– Oui. Un jeune Belge désœuvré...
– Pas trop... euh... difficile ?
– Non, un jeu d'enfant, comme d'habitude.

Je commence à me poser de sérieuses questions et j'ai comme l'impression que les réponses ne vont pas me plaire.

À la sortie du village, la vieille dame se tourne vers le passager arrière assis à ma gauche et lui fait un bref signe de tête. L'homme sort un mouchoir en tissu et me le plaque sur la bouche et le nez. J'essaie de me débattre mais c'est peine perdue : le gaillard est rudement plus fort que moi et me maîtrise sans aucun problème. Le mouchoir qu'il m'écrase contre la figure est imbibé d'un liquide qui me fait vite tourner la tête. Je sens l'inconscience me gagner. Je suis pris au piège. Que veulent ces gens, bon sang ?

* * *

Une douleur atrocement aiguë dans la main gauche me réveille et un hurlement strident remplit soudainement la pièce. Je suis totalement désorienté mais finis tout de même par me rendre compte que c'est moi qui hurle ainsi.

J'essaie de faire le vide et de comprendre la situation. Je suis totalement nu dans une cave voûtée (un château ?), attaché verticalement à une croix en bois. Mes membres forment un "X" ; mes poignets et mes chevilles sont solidement fixés par des cordes situées aux extrémités de la croix. Dans la pénombre de la salle, j'aperçois la vieille dame du train, confortablement assise dans un divan en cuir et fumant un cigarillo... Elle observe la scène, impassible. À quelques centimètres de moi, se trouve un vieux monsieur arborant une petite moustache ridicule. Dans sa bouche, tels des cigares, trois longs clous. Il porte une casquette une casquette de vieux et tient un marteau, qu'il utilise en ce moment précis pour planter méticuleusement et vigoureusement un clou dans ma main gauche. J'ai envie de lui crier d'arrêter, mais pour y parvenir, il faudrait d'abord que j'arrête de hurler.

Il réitère l'opération pour ma main droite, ma cheville gauche et ma cheville droite. La douleur est tellement insupportable que je m'évanouis, pour me réveiller presque aussitôt. Un cycle sans fin... J'ai l'impression que tout cela prend un temps démesurément long.

– Alors, Georges, avez-vous terminé ?
– Oui, ô ma tendre Lise. Il est cloué et je viens d'enlever les cordages.
– Venez vous asseoir à côté de moi, Georges, et regardons-le ensemble un moment.

Je me mets à pleurer. J'arrive enfin à sortir quelques mots. Je veux crier mais ce qui sort de ma bouche n'est qu'un triste chuchotement rauque : "Vous êtes de grands malades !"

– Écoutez Georges ! Le petit parle désormais !
– C'est-y pas mignon !
– Laissons-le, faisons comme si nous n'étions que deux dans la pièce...
– Vous savez pertinemment bien que ça m'excite diablement...
– Évidemment.
– Vous rappelez-vous, Lise, du premier de tous ?
– Le jeune Parisien ? Comment l'oublier ? Il était beau. Et d'un autre standing que celui-ci. 
– Nous sommes vieux désormais. Il faut l'accepter et parfois se contenter de sous-fifres...
– Peu importe, Georges, peu importe ! Venez, Georges, et ne vous tracassez point. Nous finirons ce plébéien en beauté demain matin. Maintenant, venez et prenez-moi, comme à la grande époque. C'est tout ce qui importe aujourd'hui !

Georges se penche sur le pantalon de Lise, le déboutonne et le tire délicatement. Il enlève ensuite sa culotte. Georges, quant à lui, ne prend pas la peine de se déshabiller un tant soit peu. Il ouvre simplement sa braguette et se rue sur l'entrejambe que la vieille dame lui présente. Je décide de fermer les yeux mais je suis obligé d'écouter leurs remarques : "Georges, j'aime quand vous me faites mal" ; "Regardez, Lise, il ferme les yeux, ce petit prude !"...

Je présume que je finis par sombrer à nouveau dans l'inconscience. Lorsque je me réveille, je suis seul, selon toute apparence. Je n'ai aucune idée de l'heure. Il fait très sombre et j'ai toujours les mains et les chevilles solidement clouées à la croix. Je souffre atrocement, mais je ne suis pas directement en danger de mort. Je me remémore, de façon très floue, certains de mes cours d'histoire durant lesquels il était clairement spécifié que la perte de sang durant une crucifixion n'était souvent pas suffisante pour causer un décès à court terme. 

Quelle importance de toute façon ? Comment est-ce que je peux penser à des cours d'histoire à un moment pareil ? Il faut que j'arrive à m'échapper de ce putain de cauchemar. Oui mais comment ?

Il faut que j'essaie coûte que coûte de me détacher. Je ne vois qu'une seule solution et elle me répugne : libérer mes deux mains en ramenant mes avant-bras vers l'avant d'un coup sec. Pour les chevilles, je verrai plus tard... Je me cambre du mieux que je peux et me prépare à imprimer une force brusque sur mes deux membres supérieurs... Comment veux-tu qu'un plan pareil fonctionne, Hamilton ?

Je ne sais pas comment il fonctionne, mais il fonctionne. Mes deux mains se libèrent presque au même moment, déchirées en leur milieu par la tête du clou.
Mes pensées ne font qu'un tour, tout se passe très vite. Du sang s'écoule de mes paumes. Dans la pénombre, impossible cependant de voir l'ampleur des dégâts. Je pleure de douleur, me mords la lèvre inférieure, tente de me calmer : il ne faut pas que je perde conscience si près du but... Je dois maintenant libérer mes pieds. Par chance, je peux encore utiliser la plupart de mes doigts. Dans un ultime sursaut d'espoir, j'agrippe du mieux que je peux les montants de la croix et tente de bouger mes jambes avec ce qu'il me reste d'énergie. Mes pieds se détachent lentement du bois. Je tombe par terre, mais les clous restent enfoncés dans mes chevilles.

Je crie. Je reste un instant à même le sol, couché sur le flanc en position fœtale. Calme, calme, calme... Il faut, dans l'ordre, que je trouve la lumière, que je me soigne, que je sorte d'ici et que je retrouve les salopards qui m'ont fait ça. Impossible de me mettre debout. Je rampe à la recherche de la porte d'entrée de la cave et finis par trouver le moyen d'allumer la pièce. Je me mets difficilement sur les genoux et enclenche l'interrupteur. Je vois enfin la cave dans son entièreté... Pour tout mobilier un divan et, en face de celui-ci, une rangée de quatre croix. Dans des niches, une série d'ustensiles de bricolage (marteaux, tenailles, scies...). Plus loin, dans un des recoins, des étagères murales.

Je rampe jusqu'aux étagères. Je trouve ce dont j'ai besoin en priorité : du désinfectant (de la simple eau de Javel) et des vêtements en tissu pour bander mes blessures... J'enlève délicatement, en me mordant la lèvre jusqu'au sang, les clous de mes chevilles, désinfecte les quatre ouvertures béantes et sanglantes et réalise un bandage de fortune avec des bouts de vêtements.

Je ne peux toujours pas me relever, mais je suis néanmoins beaucoup plus libre que sur ma croix. Tout est une question de référentiel, comme dirait Walter. Sur les genoux, je me dirige vers ce qui s'avère être la seule porte de la pièce. Elle n'est pas fermée, curieusement... Ou peut-être pas si curieusement que ça : pourquoi verrouiller une porte quand on cloue un prisonnier sur une croix ? Passé la porte, je m'arrête soudain et décide de faire marche arrière, malgré l'effort que cela me demande, afin de récupérer un marteau. Oui, ça peut toujours être utile.

J'étais effectivement dans une cave. La porte donne sur un escalier qui, à son tour, donne sur un grand hall. Je suis selon toute vraisemblance dans un manoir ou un château. Je n'ai qu'un seul objectif : retrouver Lise et Georges. Je parcours les différentes pièces de l'habitation sur les genoux. Je repense aux deux hommes en noir de la voiture et me dis que je risque de tomber sur des gardes à tout moment mais, au point où j'en suis, je m'en contrefous. Dans ma tête, un seul but : chercher Lise et Georges.

Je les retrouve dans une somptueuse chambre au deuxième étage. C'est assez incroyable : ces individus clouent un mec dans leur cave sans broncher et dorment comme des bambins quelques heures plus tard, dans un lit à baldaquin. J'y réfléchis à nouveau et me dis que, compte tenu des quelques informations que j'ai récoltées sur ces salopards, ce n'est peut-être pas si incroyable que ça.

Je rampe jusqu'à leur lit sans faire de bruit et utilise le marteau pour les assommer : un coup assez fort sur leur tête pour les mettre KO, mais pas assez pour leur trouer le crâne. Des pensées contradictoires s'entrechoquent dangereusement dans mon cerveau. Je dois faire un ultime choix.

Je décide de les descendre à la cave, quitte à en crever.

* * *

Georges et Lise sont encore inconscients lorsque je les lie à leur croix. Je suis debout en train de vérifier leurs nœuds. Mes chevilles sont en feu et je ne sais pas comment j'arrive à tenir debout. La rage froide sans doute ?

Je m'applique sans dire un mot, tel un enfant sur son coloriage. Georges se réveille en hurlant au moment où je lui plante le premier clou dans la main gauche. Lise se réveille peu de temps après, de la même manière, lorsque j'effectue exactement la même opération sur elle.

Alors Georges, avez-vous terminé ?

Georges crie, les larmes aux yeux : "Ça va vous coûter très cher !"
Lise essaie de rester digne : "Vous ne savez pas ce que vous faites."

Écoutez Georges ! Le petit parle désormais !
C'est-y pas mignon !

Je finis mon boulot : j'effectue exactement le même travail que celui de Georges quelques heures plus tôt, exactement dans le même ordre. Ensuite, je vais m'installer dans le divan, sans dire un seul mot. Je reste une demi-heure sans rien dire en les regardant, puis je me lève, éteins la lumière dernière moi et quitte cet endroit maudit.

Éthique [#1.2.2.1.1.2.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de monter dans le train international à destination de Chur, en Suisse. Voir comme destination sur un panneau d'affichage électronique "Basel/Chur, Switzerland" me fait beaucoup plus rêver qu'un bête "Liège/Maastricht"... 

Pas de contrôleur en vue... J'improviserai une explication quand j'en croiserai un... Le train, relativement peu rempli pour un train international, est un InterCity qui passe par une quinzaine de gares belges avant de rejoindre la Suisse via le Luxembourg et la France. Je m'installe confortablement dans un wagon de seconde classe, en face d'une vieille dame qui tricote (!) ce qui ressemble à un pull en laine. J'essaie de dormir mais je n'y arrive pas. Je suis trop excité par ce brusque changement dans mon train-train quotidien.

Un peu avant d'arriver en gare de Namur, deux contrôleurs passent dans le wagon pour un contrôle des billets. Je leur montre ma carte "Réseau" (un abonnement de train qui est valable partout en Belgique). Ils l'acceptent sans tiquer mais l'un d'eux m'informe que mon voyage est limité à Arlon. J'acquiesce sans broncher bien qu'il soit hors de question que je m'arrête à Arlon. Les heures passent... Un peu après Thionville, en Moselle, les deux contrôleurs se représentent dans le wagon :

– Monsieur, vous n'avez pas le droit d'être ici, à moins bien sûr d'avoir un titre de transport valide.
– Désolé, je n'en ai pas.
– Je vais vous en faire un mais il sera 20% plus cher que si vous l'aviez pris en gare. Jusqu'où allez-vous ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Jusqu'en Suisse, je suppose...
– Où en Suisse ? Bâle ? Zürich ? Sargans ? Chur ?
– Je n'en sais foutre rien ! Et puis, de toute façon, je n'ai pas de quoi payer !

Les contrôleurs, très aimables au demeurant, m'expliquent qu'ils vont alors être obligés de verbaliser, de me dresser une amende en bonne et due forme pour non-paiement et d'appeler la police française, qui viendra me débarquer au prochain arrêt en gare...

Je décide d'accepter le sort qui m'est réservé. J'ai joué et j'ai perdu. C'est la vie ! Que pourrais-je faire d'autre de toute façon ? Me mettre à courir et sauter du train, comme dans une aventure de Tintin ? Ha, la bonne blague !

À ce moment, la vieille dame, qui tricote depuis des heures devant moi sans dire un mot, s'interpose : "Messieurs les contrôleurs, je suis certain que nous n'aurons pas besoin de recourir à la police. Je descends à Ziegelbrücke et je propose de payer le voyage de ce jeune homme jusqu'à cet endroit." La dame sort de son porte-monnaie un billet de 200 euros, qu'elle tend à l'un des contrôleur, surpris tout autant que moi. Je la remercie et lui demande la raison de son geste. Elle me répond : "Je suis vieille et riche, plus que vous ne pouvez l'imaginer... Je suis très seule également. Descendez avec moi ce soir à Ziegelbrücke. Je vous logerai et vous me tiendrez compagnie."

Le reste du trajet se passe dans un long silence gêné. La vieille dame me fixe de temps en temps du regard avec un petit sourire espiègle, mais ne parle jamais. Arrivée à Ziegelbrücke, elle descend et je la suis hors du train.

Ziegelbrücke est un petit village paumé de la Suisse allemande dont la gare, moderne et pourvue de nombreux quais, semble disproportionnée en comparaison à la taille du bled. Devant la station, une limousine noire nous attend. Deux hommes en costume noir sont postés devant. L'un deux, sans doute le chauffeur, ouvre la porte avant à la vieille dame. Le second fait de même pour la porte arrière. La vieille dame me propose de monter à l'arrière. J'accepte. Aussitôt à l'intérieur, j'entends les portes se verrouiller. La voiture démarre...

Le chauffeur tourne la tête pour me regarder brièvement, puis dit à la vieille dame, avec un accent allemand à couper au couteau :

– Vous... en avez trouvé un... à ce que je vois, Fräulein ?
– Oui. Un jeune Belge désœuvré...
– Pas trop... euh... difficile ?
– Non, un jeu d'enfant, comme d'habitude.

Je commence à me poser de sérieuses questions et j'ai comme l'impression que les réponses ne vont pas me plaire.

À la sortie du village, la vieille dame se tourne vers le passager arrière assis à ma gauche et lui fait un bref signe de tête. L'homme sort un mouchoir en tissu et me le plaque sur la bouche et le nez. J'essaie de me débattre mais c'est peine perdue : le gaillard est rudement plus fort que moi et me maîtrise sans aucun problème. Le mouchoir qu'il m'écrase contre la figure est imbibé d'un liquide qui me fait vite tourner la tête. Je sens l'inconscience me gagner. Je suis pris au piège. Que veulent ces gens, bon sang ?

* * *

Une douleur atrocement aiguë dans la main gauche me réveille et un hurlement strident remplit soudainement la pièce. Je suis totalement désorienté mais finis tout de même par me rendre compte que c'est moi qui hurle ainsi.

J'essaie de faire le vide et de comprendre la situation. Je suis totalement nu dans une cave voûtée (un château ?), attaché verticalement à une croix en bois. Mes membres forment un "X" ; mes poignets et mes chevilles sont solidement fixés par des cordes situées aux extrémités de la croix. Dans la pénombre de la salle, j'aperçois la vieille dame du train, confortablement assise dans un divan en cuir et fumant un cigarillo... Elle observe la scène, impassible. À quelques centimètres de moi, se trouve un vieux monsieur arborant une petite moustache ridicule. Dans sa bouche, tels des cigares, trois longs clous. Il porte une casquette une casquette de vieux et tient un marteau, qu'il utilise en ce moment précis pour planter méticuleusement et vigoureusement un clou dans ma main gauche. J'ai envie de lui crier d'arrêter, mais pour y parvenir, il faudrait d'abord que j'arrête de hurler.

Il réitère l'opération pour ma main droite, ma cheville gauche et ma cheville droite. La douleur est tellement insupportable que je m'évanouis, pour me réveiller presque aussitôt. Un cycle sans fin... J'ai l'impression que tout cela prend un temps démesurément long.

– Alors, Georges, avez-vous terminé ?
– Oui, ô ma tendre Lise. Il est cloué et je viens d'enlever les cordages.
– Venez vous asseoir à côté de moi, Georges, et regardons-le ensemble un moment.

Je me mets à pleurer. J'arrive enfin à sortir quelques mots. Je veux crier mais ce qui sort de ma bouche n'est qu'un triste chuchotement rauque : "Vous êtes de grands malades !"

– Écoutez Georges ! Le petit parle désormais !
– C'est-y pas mignon !
– Laissons-le, faisons comme si nous n'étions que deux dans la pièce...
– Vous savez pertinemment bien que ça m'excite diablement...
– Évidemment.
– Vous rappelez-vous, Lise, du premier de tous ?
– Le jeune Parisien ? Comment l'oublier ? Il était beau. Et d'un autre standing que celui-ci. 
– Nous sommes vieux désormais. Il faut l'accepter et parfois se contenter de sous-fifres...
– Peu importe, Georges, peu importe ! Venez, Georges, et ne vous tracassez point. Nous finirons ce plébéien en beauté demain matin. Maintenant, venez et prenez-moi, comme à la grande époque. C'est tout ce qui importe aujourd'hui !

Georges se penche sur le pantalon de Lise, le déboutonne et le tire délicatement. Il enlève ensuite sa culotte. Georges, quant à lui, ne prend pas la peine de se déshabiller un tant soit peu. Il ouvre simplement sa braguette et se rue sur l'entrejambe que la vieille dame lui présente. Je décide de fermer les yeux mais je suis obligé d'écouter leurs remarques : "Georges, j'aime quand vous me faites mal" ; "Regardez, Lise, il ferme les yeux, ce petit prude !"...

Je présume que je finis par sombrer à nouveau dans l'inconscience. Lorsque je me réveille, je suis seul, selon toute apparence. Je n'ai aucune idée de l'heure. Il fait très sombre et j'ai toujours les mains et les chevilles solidement clouées à la croix. Je souffre atrocement, mais je ne suis pas directement en danger de mort. Je me remémore, de façon très floue, certains de mes cours d'histoire durant lesquels il était clairement spécifié que la perte de sang durant une crucifixion n'était souvent pas suffisante pour causer un décès à court terme. 

Quelle importance de toute façon ? Comment est-ce que je peux penser à des cours d'histoire à un moment pareil ? Il faut que j'arrive à m'échapper de ce putain de cauchemar. Oui mais comment ?

Il faut que j'essaie coûte que coûte de me détacher. Je ne vois qu'une seule solution et elle me répugne : libérer mes deux mains en ramenant mes avant-bras vers l'avant d'un coup sec. Pour les chevilles, je verrai plus tard... Je me cambre du mieux que je peux et me prépare à imprimer une force brusque sur mes deux membres supérieurs... Comment veux-tu qu'un plan pareil fonctionne, Hamilton ?

Je ne sais pas comment il fonctionne, mais il fonctionne. Mes deux mains se libèrent presque au même moment, déchirées en leur milieu par la tête du clou.
Mes pensées ne font qu'un tour, tout se passe très vite. Du sang s'écoule de mes paumes. Dans la pénombre, impossible cependant de voir l'ampleur des dégâts. Je pleure de douleur, me mords la lèvre inférieure, tente de me calmer : il ne faut pas que je perde conscience si près du but... Je dois maintenant libérer mes pieds. Par chance, je peux encore utiliser la plupart de mes doigts. Dans un ultime sursaut d'espoir, j'agrippe du mieux que je peux les montants de la croix et tente de bouger mes jambes avec ce qu'il me reste d'énergie. Mes pieds se détachent lentement du bois. Je tombe par terre, mais les clous restent enfoncés dans mes chevilles.

Je crie. Je reste un instant à même le sol, couché sur le flanc en position fœtale. Calme, calme, calme... Il faut, dans l'ordre, que je trouve la lumière, que je me soigne, que je sorte d'ici et que je retrouve les salopards qui m'ont fait ça. Impossible de me mettre debout. Je rampe à la recherche de la porte d'entrée de la cave et finis par trouver le moyen d'allumer la pièce. Je me mets difficilement sur les genoux et enclenche l'interrupteur. Je vois enfin la cave dans son entièreté... Pour tout mobilier un divan et, en face de celui-ci, une rangée de quatre croix. Dans des niches, une série d'ustensiles de bricolage (marteaux, tenailles, scies...). Plus loin, dans un des recoins, des étagères murales.

Je rampe jusqu'aux étagères. Je trouve ce dont j'ai besoin en priorité : du désinfectant (de la simple eau de Javel) et des vêtements en tissu pour bander mes blessures... J'enlève délicatement, en me mordant la lèvre jusqu'au sang, les clous de mes chevilles, désinfecte les quatre ouvertures béantes et sanglantes et réalise un bandage de fortune avec des bouts de vêtements.

Je ne peux toujours pas me relever, mais je suis néanmoins beaucoup plus libre que sur ma croix. Tout est une question de référentiel, comme dirait Walter. Sur les genoux, je me dirige vers ce qui s'avère être la seule porte de la pièce. Elle n'est pas fermée, curieusement... Ou peut-être pas si curieusement que ça : pourquoi verrouiller une porte quand on cloue un prisonnier sur une croix ? Passé la porte, je m'arrête soudain et décide de faire marche arrière, malgré l'effort que cela me demande, afin de récupérer un marteau. Oui, ça peut toujours être utile.
J'étais effectivement dans une cave. La porte donne sur un escalier qui, à son tour, donne sur un grand hall. Je suis selon toute vraisemblance dans un manoir ou un château. Je n'ai qu'un seul objectif : retrouver Lise et Georges. Je parcours les différentes pièces de l'habitation sur les genoux. Je repense aux deux hommes en noir de la voiture et me dis que je risque de tomber sur des gardes à tout moment mais, au point où j'en suis, je m'en contrefous. Dans ma tête, un seul but : chercher Lise et Georges.
Je les retrouve dans une somptueuse chambre au deuxième étage. C'est assez incroyable : ces individus clouent un mec dans leur cave sans broncher et dorment comme des bambins quelques heures plus tard, dans un lit à baldaquin. J'y réfléchis à nouveau et me dis que, compte tenu des quelques informations que j'ai récoltées sur ces salopards, ce n'est peut-être pas si incroyable que ça.

Je rampe jusqu'à leur lit sans faire de bruit et utilise le marteau pour les assommer : un coup assez fort sur leur tête pour les mettre KO, mais pas assez pour leur trouer le crâne. Des pensées contradictoires s'entrechoquent dangereusement dans mon cerveau. Je dois faire un ultime choix.

Je décide de les ligoter avec des bouts de vêtements et de redescendre de deux étages : tout à l'heure, au pied de l'escalier que j'ai difficilement escaladé, j'ai vu un téléphone.

* * *

À l'extérieur du château, trois véhicules de police, deux ambulances, un camion de pompier et de nombreuses ombres humaines bougeant dans tous les sens. Je les entrevois alors que des brancardiers me conduisent en vitesse dans une des deux ambulances. Les gyrophares tournant dans la nuit me brûlent les pupilles.

Un homme en blanc, suivant de près mon brancard, me dit : "C'est fini, Monsieur, ça va aller, vous êtes hors de danger." 

Je ferme les yeux. Lorsque je les ouvrirai à nouveau, je veux être loin de cet endroit. Je veux être dans un hôpital, entouré de médecins.

lundi 1 juin 1970

Café toscan avec Léandra [#1.2.1.2.2.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de sortir de la gare. Oui, mais pour aller où ? 

Une idée : je suis à deux pas du Parvis de Saint-Gilles. Je vais déjeuner à la Maison du Peuple (un espace qui m'est très familier) pour faire le point sur la situation et décider de ce que je vais faire de ma journée... J'y aperçois quelques personnes solitaires qui lisent un journal ou travaillent sur leur PC en sirotant un café, un lait russe ou encore un chocolat chaud... Au bar, un seul serveur est présent : il s'agit de Térence, un des patrons. Il me reconnaît et me lance un "salut" laconique. En préparant mon déjeuner (café, croissant et jus d'oranges pressées), Térence échange quelques mots avec moi :

– On te voit souvent pour le moment...
– Oui, j'ai arrêté le badminton pour l'instant, alors je passe mes soirées ici. J'aime bien être dans un endroit où je me sens à l'aise.
– Et aujourd'hui, tu es en congé ?
– En fait, c'est un peu plus compliqué... Je suis censé travailler mais... euh... j'ai décidé de ne pas y aller.

Je lui explique toute l'histoire : mon refus de prendre le train ce matin, ma volonté de faire quelque chose d'autre de ma journée, de ma vie... À la fin de mon explication, Térence me dit posément : "Si je comprends bien, tu veux que quelque chose de totalement nouveau t'arrive. Et tout ce que tu trouves à faire, c'est de venir t'installer ici !"

Je réfléchis un instant et finis par lui répondre : "Je me suis dit que ce serait différent aujourd'hui." Alors Térence me sourit et me dit : "Mange tranquillement ton déjeuner puis viens me retrouver au bar. Je te montrerai quelque chose..."

Mon déjeuner terminé, je retourne auprès de Térence, qui me fait signe de le suivre. Il ouvre une des portes réservées au personnel, celle amenant au sous-sol... Nous descendons un escalier en colimaçon qui donne sur une gigantesque cave à vin. Des milliers de bouteilles sont rangées par terroirs et par millésimes. Dans un coin sont alignés des Pétrus et des Château d'Yquem.

– Cette cave, me lance Térence, s'étend bien au-delà des limites du café. Elle couvre la moitié du sous-sol du Parvis.
– C'est incroyable, dis-je... Mais je n'ai jamais vu aucun de ces vins proposés à la carte.
– C'est parce qu'ils ne le seront jamais. Ils ne sont proposés que lors de nos soirées spéciales.
– Vos "soirées spéciales" ?
– Suis-moi.

Nous quittons la cave à vin et parcourons un dédale de couloirs débouchant sur un grand hall composé d'une vingtaine de tables et donnant sur 11 portes : cinq à gauche, cinq à droite et une grande ouverture centrale. Les cinq portes de gauche, munies de plusieurs judas, comportent la mention "Couples exhibitionnistes". À droite, deux portes estampillées "SM", les autres étant apparemment des vestiaires ou des douches... Quant à l'ouverture centrale, elle donne sur une grande salle richement décorée meublée essentiellement d'une dizaine de lits à baldaquin.

– Tu sais tout ou presque, maintenant, me dit Térence. Chaque soir à partir de 20 heures, nous organisons des orgies débridées ici-même. Il y en a pour tous les goûts. Certains se contentent de regarder, certains vont beaucoup plus loin, évidemment.
– C'est... assez... in... euh... incroyable, dis-je, totalement décontenancé.
– Si je te montre tout cela, c'est parce que je considère que tu peux y participer. Aucune obligation, évidemment, mais si jamais tu es intéressé, rends-toi au bar et commande un "café toscan". C'est le mot de passe pour accéder au sous-sol. Tous les serveurs le connaissent.

* * *

Vers 20 heures, je retourne à la Maison du Peuple de Saint-Gilles. Emily est à la table du fond avec son PC portable, comme souvent. Elle travaille sans doute à l'une des formations qu'elle doit donner seule, en décembre. Elle est concentrée sur son travail et ne me voit pas. Je passe avant tout par le bar et commande un café toscan.

Le serveur, le grand sympa avec ses longs cheveux bouclés, me fait de grands yeux : "Un café toscan ?". J'opine du chef sans rien dire, l'air un peu gêné. Pendant un court instant, je me dis que Térence s'est royalement foutu de ma poire, puis je me rappelle que j'ai effectivement vu les fameux sous-sols du café. Les caves, au moins, sont bien réelles : elles ne sont pas un simple décor de Walt Disney Studios®...

Le serveur s'en va à l'arrière du bar, revient avec un registre et le parcourt rapidement : "Café toscan... Café toscan... Oui, c'est en effet un des codes de la semaine. Putain, t'as été invité par Térence, en plus ! Je vais te donner tout de suite ton entrée et appeler le passeur...". Il me donne un petit panneau en plastique portant un grand "2" rouge de chaque côté, puis décroche le téléphone du bar (ha bon ? Il y a un téléphone dans ce bar ?) : "IGOR ! Quelqu'un pour toi !", puis se tournant vers moi : "Igor va venir te chercher dans un instant. Quand tu seras en bas, assieds-toi à une table et pose le petit panneau que je t'ai donné. Tu peux aussi inviter une personne de ton choix. Si tu veux qu'elle te rejoigne à ta table, elle doit donner au bar un mot de passe particulier, différent du tiens... Euh... Un instant... Ah voilà : Rosebud. Elle doit dire : Rosebud". Je m'exclame :

– Ha ! Comme dans Columbo ?
– Pardon ?
– Oui, dans un Columbo, avec Peter Falk, là... "Rosebud" : C'est le code qui donne l'ordre aux chiens d'attaquer à mort quelqu'un que l'on désigne du doigt !
– Ha, je ne sais pas...
– Si, si... C'est même tiré de Citizen Kane !
– Ha, voilà Igor ! T'inquiète, il n'est pas méchant.

Je me retourne. Un grand type d'au moins deux mètres ressemblant à s'y méprendre à Frankenstein (mais sans le clou dans le crâne) me jette un regard vide et me dit simplement : "Suis-moi", avant de m'entraîner lentement vers la porte de la cave. À quelques tables, Emily est toujours très concentrée sur son travail. Je m'arrête un instant en haut de l'escalier.

Je pense que mon amie Léandra me serait d'une grande aide pour explorer ce genre d'endroit. Je n'aurai sans doute pas de réseau GSM dans les sous-sols et demande donc à Igor d'attendre un instant pendant que je saisis mon téléphone portable.

– Hamilton ! J'allais t'appeler, justement.
– Léandra, je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Je vais à une "soirée spéciale" dans les caves de la Maison du Peuple.
– Une "soirée spéciale" ?
– Bon, écoute, tout semble indiquer qu'il s'agisse d'une sorte de partouze.
– M'enfin !
– Ouais, c'est Térence qui m'a invité ce matin. Je dois t'avouer que l'idée de me rendre seul là-dedans ne m'inspire pas plus que ça...
– Et tu voudrais que je t'accompagne ?
(Oh comme elle est perspicace.)
– Je ne compte rien faire, hein, je te rassure. Juste observer...
Hmmmm...
– Bon, écoute, je dois y aller. Si tu veux me rejoindre, tu vas au bar et tu dis à l'un des serveurs : "Rosebud".
– "Rosebud" ? Comme dans Citizen Kane ?
– Oui, voilà... "Rosebud" comme dans Citizen Kane...


* * *

Igor me dépose dans le grand hall avant de retourner sur ses pas. En fond sonore, pas assez fort pour être excitant, j'entends "Venus in Furs" du Velvet Underground. Une putain de bonne chanson mais ils feraient bien d'augmenter le volume, bon sang !

Venus in Furs by The Velvet Underground on Grooveshark

Je m'installe à l'une des nombreuses tables et y dépose mon petit panneau ridicule. Je me demande à quoi il sert, ce panneau numéroté... Peut-être ne sert-il à rien ? Peut-être les patrons de la Maison du Peuple sont-ils simplement obnubilés ("obnibulés" comme dirait Maïté) par les petits panneaux ? 


La pièce est actuellement déserte, à l'exception d'une vieille dame habillée chiquement et d'un jeune couple, assis dans un coin. La vieille dame sirote tranquillement un ballon de vin rouge. En me voyant arriver, elle me fait un petit sourire et un geste avenant de la main. Je lui renvoie un sourire crispé. Je ne suis pas très à l'aise. Plus loin, le couple se ronge les ongles devant un iPad, préoccupé par je ne sais quel travail ridicule.

Igor est de nouveau dans la salle, suivi de Léandra. Punaise, elle est déjà là ? Léandra s'assied à ma table, jette un regard à l'ensemble de la pièce et me lance, avec de grands yeux : "M'enfin, qu'est-ce que c'est que ce truc de malade ?" Je ne sais pas quoi répondre.

Quelqu'un me touche l'épaule. Je me retourne... C'est Clémentine, une des serveuses.

Vous deux ici ? Promettez-moi que vous n'allez pas recommencer à déchirer des petits morceaux de papier !
– Loin de nous cette idée en pareil lieu !
– Qu'est-ce que je vous sers ?
– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu proposes ?
– Tout ce que tu veux. Je suis sérieuse.
– Et ça coûte cher ?
– Normalement, oui, mais t'as été invité par Térence, donc c'est gratuit pour vous deux.
– Ha ? Je vais prendre un Pétrus alors.
– Quelle année ?
– 1976.
– Pas de problème. Et pour toi ?
– Un rhum brun, vingt ans d'âge, tu as ça en stock ?
– Bien sûr.

La salle commence à se remplir. Souvent des couples, parfois des personnes seules... Tous vont s'installer à une table avec leur ordinateur portable et restent dans leur petit cocon. Léandra et moi reconnaissons la vieille habituée, avec son petit chien. Elle est suivie de près d'un autre habitué, celui qui fait des croquis débiles pour faire le malin devant les jeunes femmes (une sorte de "Lewis-bis"). Ils s'installent tous les deux à une table et commandent un verre de vin. Le temps passe... Je reprends un Pétrus 1976. Léandra recommande un plus vieux rhum encore.

Il est 22 heures, la salle est maintenant remplie mais il ne se passe toujours strictement rien. Clémentine a fini par déposer une bouteille de Pétrus 1976 et une autre de rhum Clément 1952 sur notre table.
Aucune des chambres n'est occupée par un couple salace, personne ne touche personne en dessous de l'épaule et aucun groupe ne s'emboîte avec panache dans les grands lits à baldaquin de la salle du fond. C'est un peu triste. En fait, ça ressemble vachement au café qui se trouve au rez-de-chaussée, avec sa clientèle geek, sauf qu'ici nous sommes en contact avec un univers fait d'érotisme sophistiqué. Tout le monde s'en fout apparemment. La vieille dame du début de la soirée est partie.

Il est 22h11 et Léandra, soudain, se lève. Mon dieu, je reconnais cet air sur son visage... Qu'est-ce qu'elle va nous faire ? J'ai peur. Je la regarde monter sur la table. Elle bouscule dangereusement les deux bouteilles millésimées, que je rattrape tel le capitaine Haddock dans L'Affaire Tournesol (tout comme Spielberg, je peux moi aussi faire des références stupides). Elle va chanter ? Mais non ! Elle prend sa voix la plus forte et crie : "Bande de moules apathiques ! Et alors quoi ? Ça va baiser un jour ici, oui ou merde ? Mon pote Hamilton, il demande de l'action !" Je ne sais plus où porter mon regard. Mes pieds ? Oui, regarder mes pieds est un bon compromis. 

* * *

Il est 23h30. Léandra contemple son œuvre. Elle et moi sommes en retrait à l'entrée du hall. Nous sommes les seuls qui avons gardé nos vêtements, avec Térence qui vient d'arriver. Il porte un tee-shirt "Mono" (un groupe japonais de post-rock dont il est fan, apparemment) et complimente Léandra : "Je ne sais pas comment te remercier. J'ai lancé ce concept il y a un mois et depuis, rien ne se passait. Tout le monde arrivait avec son PC et se regardait en chiens de faïence... Tu as changé la donne !" Je regarde autour de moi et dis : "Ha bah oui, en effet, elle a tout changé, Léandra..." Nous laissons Térence à sa contemplation et remontons au rez-de-chaussée. 

* * *

– Hé ben, si tu veux un rencard avec Térence, c'est bien parti.
– M'en fous. C'est Jonas que je veux. Dommage qu'il n'ait pas été là, d'ailleurs.
– Qu'est-ce qu'il aurait pu faire en pareil lieu ?
Il...
– Oui ?
– Il aurait été avec moi, c'est tout.

Soirée chez les moines [#1.2.2.1.2.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de monter dans le train international à destination de Chur, en Suisse. Voir comme destination sur un panneau d'affichage électronique "Basel/Chur, Switzerland" me fait beaucoup plus rêver qu'un bête "Liège/Maastricht"... 

Pas de contrôleur en vue... J'improviserai une explication quand j'en croiserai un... Le train, relativement peu rempli pour un train international, est un InterCity qui passe par une quinzaine de gares belges avant de rejoindre la Suisse via le Luxembourg et la France. Je m'installe confortablement dans un wagon de seconde classe, en face d'une vieille dame qui tricote (!) ce qui ressemble à un pull en laine. J'essaie de dormir mais je n'y arrive pas. Je suis trop excité par ce brusque changement dans mon train-train quotidien.

Un peu avant d'arriver en gare de Namur, deux contrôleurs passent dans le wagon pour un contrôle des billets. Je leur montre ma carte "Réseau" (un abonnement de train qui est valable partout en Belgique). Ils l'acceptent sans tiquer mais l'un d'eux m'informe que mon voyage est limité à Arlon. J'acquiesce sans broncher bien qu'il soit hors de question que je m'arrête à Arlon. Les heures passent... Un peu après Thionville, en Moselle, les deux contrôleurs se représentent dans le wagon :

– Monsieur, vous n'avez pas le droit d'être ici, à moins bien sûr d'avoir un titre de transport valide.
– Désolé, je n'en ai pas.
– Je vais vous en faire un mais il sera 20% plus cher que si vous l'aviez pris en gare. Jusqu'où allez-vous ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Jusqu'en Suisse, je suppose...
– Où en Suisse ? Bâle ? Zürich ? Sargans ? Chur ?
– Je n'en sais foutre rien ! Et puis, de toute façon, je n'ai pas de quoi payer !

Les contrôleurs, très aimables au demeurant, m'expliquent qu'ils vont alors être obligés de verbaliser, de me dresser une amende en bonne et due forme pour non-paiement et d'appeler la police française, qui viendra me débarquer au prochain arrêt en gare... 

Je décide d'accepter le sort qui m'est réservé. J'ai joué et j'ai perdu. C'est la vie ! Que pourrais-je faire d'autre de toute façon ? Me mettre à courir et sauter du train, comme dans une aventure de Tintin ? Ha, la bonne blague !

À ce moment, la vieille dame, qui tricote depuis des heures devant moi sans dire un mot, s'interpose : "Messieurs les contrôleurs, je suis certain que nous n'aurons pas besoin de recourir à la police. Je descends à Ziegelbrücke et je propose de payer le voyage de ce jeune homme jusqu'à cet endroit." La dame sort de son porte-monnaie un billet de 200 euros, qu'elle tend à l'un des contrôleur, surpris tout autant que moi. Je la remercie et lui demande la raison de son geste. Elle me répond : "Je suis vieille et riche, plus que vous ne pouvez l'imaginer... Je suis très seule également. Descendez avec moi ce soir à Ziegelbrücke. Je vous logerai et vous me tiendrez compagnie."

Le reste du trajet se passe dans un long silence gêné. La vieille dame me fixe de temps en temps du regard avec un petit sourire espiègle, mais ne parle jamais. Arrivée à Ziegelbrücke, elle descend et je la suis hors du train.

Ziegelbrücke est un petit village paumé de la Suisse allemande dont la gare, moderne et pourvue de nombreux quais, semble disproportionnée en comparaison à la taille du bled. Devant la station, une limousine noire nous attend. Deux hommes en costume noir sont postés devant. L'un deux, sans doute le chauffeur, ouvre la porte avant à la vieille dame. Le second fait de même pour la porte arrière. La vieille dame me propose de monter à l'arrière.

Je trouve toutes ces manières très louches et décide de prendre mes jambes à mon cou en direction de ce qui ressemble au centre du village. Une centaine de mètres plus loin, je m'arrête un instant pour regarder derrière moi : les deux hommes en noir sont toujours à l'extérieur de la voiture mais ne me poursuivent pas. En me voyant les observer, ils retournent dans le véhicule.

Sauvé ? Par vraiment : la limousine démarre en trombe et fonce dans ma direction. Je recommence donc à courir. Oui, mais pour aller où ? J'entre dans une ruelle exclusivement piétonne pour tenter de semer mes poursuivants... La voiture s'arrête devant la rue et les deux hommes en sortent pour me courser. Il me faut trouver un refuge au plus vite... 

Dans une impasse, j'aperçois une imposante vieille bâtisse fermée par une porte en chêne massif à double vantail. Au-dessus de la porte, en toutes lettres : "Ordre bénédictin des Frères de l'Apocalypse". Je me rappelle soudain mes cours d'histoire médiévale : des moines de l'Ordre de saint Benoît ! Ils se doivent d'être hospitaliers ! On recevra comme le Christ lui-même tous les hôtes qui surviendront, car lui-même doit dire un jour : "J'ai demandé l'hospitalité et vous m'avez reçu." Au même moment, je m'étonne du terme "Apocalypse". Ça existe, ça, des bénédictins de l'Apocalypse ?

Je frappe vigoureusement à la porte. L'attente est interminable... Je regarde constamment derrière moi. Le pan gauche de l'entrée finit par s'entrouvrir lentement sur le visage d'un moine en robe de bure.

– Oui, mon frère ?
– Je suis poursuivi par une limousine noire... Je crois qu'ils en veulent à ma personne. Aidez-moi s'il vous plaît !
– Nous ne sommes pas un vulgaire guet de police. Nous ne pouvons vous assister contre de vils malandrins séculiers.
– Je demande asile en ces murs, au nom du fondateur de votre Ordre !
(Tu te crois dans un film hollywoodien, Hamilton ?)
– Soit ! Nous t'accueillerons tel le Christ Notre Seigneur en personne, mais tu devras te plier aux règles strictes de notre communauté durant la totalité de ton séjour.
– Peu importe, tant que vous me laissez entrer !

* * *

Après une petite heure d'attente dans une antichambre, un moine me fait pénétrer dans le bureau du père abbé :

– Sois le bienvenu, mon fils.
– Merci, Mons... euh... mon père.
– Tu as demandé l'hospitalité et nous ne pouvons te la refuser, mais je me dois de te dicter les obligations qui t'incombent en ces lieux.
– D'accord.
– Tu devras assister aux matines, tous les jours, à cinq heures du matin, ainsi qu'aux nones et aux complies.
– Aucun problème. Je me lèverai à peine plus tôt que d'habitude.
– Tu dois évidemment faire vœu de chasteté tant que tu resteras parmi nous.
– Ce ne sera pas un problème non plus.
– Vœu de pauvreté également, mon fils : rien d'ostentatoire en ces murs.
– Je n'ai sur moi que quelques euros, un vieux téléphone portable en fin de vie et un baladeur MP3 bon marché.
– Parfait. Frère Xavier va te montrer ta chambre maintenant. Va en paix, mon fils.

Ma chambre ressemble à une cellule du Couvent San Marco à Florence, mais sans la fresque de Fra Angelico : une pièce minuscule avec une petite fenêtre qui ne s'ouvre pas, un lit, une table, un évier, une bible et une croix au mur. Je déteste les croix. J'en viens ironiquement à me demander si je n'aurais pas mieux fait de me faire enlever par la vieille dame, tout à l'heure.

La nuit tombe. Dans deux heures, frère Xavier viendra me chercher pour les complies. Je suis dans un monastère suisse et je ne sais vraiment pas quoi faire.

Je reste dans ma chambre. À 20h30, peu de temps avant la venue de frère Xavier pour le dernier office, je reçois un coup de fil de Léandra.

– Hamilton ! Ça va ? T'es où ?
– Dans un monastère bénédictin à Ziegelbrücke, en Suisse.
Ha-ha-ha, très drôle !
– Non, c'est la vérité ! C'est bientôt l'heure des complies. Je vais devoir te laisser.
– Tu es à la Maison du Peuple ?
– Non, non ! Je suis vraiment dans un monastère suisse, je te jure !
Ha ! Mais qu'est-ce que tu f... Non, je suis certaine que tu te fous de ma gueule !
– Attends... Je vais te raconter toute l'histoire dans les grandes lignes, à défaut de pouvoir l'écrire dans mon blog pour le moment.

Je lui explique rapidement mon choix de ne pas me rendre au boulot ce matin, de prendre un train vers la Suisse, la rencontre de l'étrange vieille dame, la poursuite en voiture ainsi que le refuge in extremis dans un monastère de l'Ordre bénédictin des Frères de l'Apocalypse.

Léandra est résignée.
– Bon... Je comptais t'inviter chez moi ce soir mais si tu es vraiment en Suisse, ça va être un peu difficile.
– En effet.
– Tu comptes rester combien de temps là-bas ?
– Une nuit. Je repartirai demain matin.
– Où ?
– Je ne sais pas encore. Bruxelles, sans doute... L'aventure ne me réussit pas des masses.
– D'accord...
– Écoute... Je dois te laisser. Quelqu'un arrive. Sans doute frère Xavier. Je dois assister aux complies. C'est la règle !
– OK. Tu me raconteras tout cela en détails cette semaine.
Léandra raccroche. Elle semblait contrariée. Elle aurait sans doute voulu me parler de Jonas. Tant pis : ça attendra ! J'entends une clé tourner dans la serrure... Tiens ? Il avait verrouillé la porte de ma chambre ?

Frère Xavier entre dans la pièce en silence, son capuchon rabattu jusqu'au front. Il s'approche de moi et sort de sa robe un long couteau scintillant à la lame légèrement recourbée...

Qu'est-ce que...

... qu'il plante sans sourciller dans mon ventre. J'ai le temps de regarder, complètement tétanisé, la lame pénétrer ma chair sans aucune difficulté et remonter habilement vers le cœur.

Where is my mind? [#1.1.2.2.2.1]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.

Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Oh et puis non ! Tout compte fait, je continue de flâner.

Je m'éloigne de plus en plus... Je longe la Meuse en direction de l'Ouest. Si je marche encore pendant quelques heures, j'arriverai à Huy, voire à Namur. Je pose un pied devant l'autre, sans réfléchir. En fin de matinée, mon téléphone sonne : il s'agit de mon boulot, forcément. Je ne décroche pas. Mieux : je lance mon téléphone portable dans la Meuse. Fini d'être joignable à tout bout de champ, par mon travail, par mes amis, par Lewis... Il commence à pleuvoir. Cette pluie salvatrice me fait un bien fou. J'enlève mon manteau et mon pull, qui s'en vont rejoindre mon téléphone dans le fleuve. J'enlève mon tee-shirt et l'accroche à ma taille. Je cours torse nu à travers les gouttes d'eau. Quelques automobilistes klaxonnent mais je m'en contrebalance.

En fin de matinée, j'arrive à hauteur de la centrale nucléaire de Tihange, aux abords de la ville de Huy. Je continue ma route. Pourquoi m'arrêter près d'une centrale nucléaire ? Il n'y a rien là-bas, si ce n'est des fissions nucléaires contrôlées et hors d'accès... Un quart d'heure plus tard, j'arrive à Huy. Je déteste Huy et traverse cette ville sans m'y arrêter, non sans susciter quelques regards interrogateurs qui en disent long sur les pensées de ceux qui les portent : "Qui est ce mec qui parcourt la ville torse nu au mois de novembre ?". 

Les heures passent... Je continue ma route... Je passe par Andenne... Je préfère ne pas m'y arrêter. Non pas que je n'ai pas de bons souvenirs de cette bourgade, mais ce ne sont que des souvenirs, justement.

En fin d'après-midi, j'arrive à Namur, ma ville de naissance, là où habite actuellement Maïté, mon ex, l'amour-de-ma-vie-blablabla. Une idée : je vais aller lui rendre visite, à l'improviste. Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui dire mais je verrai peut-être ma fille, si elle est revenue de l'école. Je remets mon tee-shirt et marche vers la périphérie de la ville... Arrivé devant la porte d'entrée de sa maison, j'hésite quelques secondes... Ce que je fais n'a pas vraiment de sens. Je sonne. C'est Patrick, son compagnon, qui m'ouvre, la clope au bec :

– Hamilton ?
– Salut... Patrick.
– Tu devais passer ? Maïté ne m'a rien dit...
– Elle est là ? Et Gaëlle, elle est là ?
– Non, elles ne rentreront que dans une heure environ. Dis donc, mon vieux, t'es trempé... T'as beaucoup marché ?
– On peut dire ça, oui.
– Tu veux entrer ? Tu veux boire un verre ?

– Oui, volontiers, merci.

Patrick me fait signe d'entrer et m'installe dans le salon. Il part ensuite un instant dans une autre pièce et revient avec deux verres ainsi qu'une bouteille de whisky. Il nous verse à tous les deux une double dose.

– Et alors, qu'est-ce que tu racontes de beau ? Tu devais voir Gaëlle aujourd'hui ?
– Non, absolument pas. Je passe à l'improviste.
– Pourquoi ?
– Aucune idée. En fait, je ferais mieux de te raconter toute l'histoire.

Je bois mon verre d'une traite, Patrick me ressert et je lui explique ma journée : mon départ du boulot en pleurs, mon escapade torse nu en bord de Meuse, jusqu'à mon arrivée à Namur.

– Hmmmm, c'est assez... spécial.
– Oui, hein !
– Et là, qu'est-ce que tu as prévu ?
– Ha ben alors, là... Aucune idée.
(Mon verre est à nouveau vide. Le sien aussi. Il nous reverse du whisky à tous les deux, à ras bord.)
– Tu sais, Hamilton, ce n'est pas facile tous les jours avec le gamin.
– Ne m'en parle pas ! Un vrai calvaire, ces mioches. C'était horrible aussi avec Gaëlle, au début.

* * *

La porte du salon s'ouvre sur une Maïté surprise. Elle porte son deuxième enfant joufflu dans les bras. À côté d'elle, Gaëlle lance un joyeux : "Papaaaa !"

J'ai la bouche un peu pâteuse :
– Chalut ma série... Euh... Salut ma ché... ma chérie...
(Mon esprit est brumeux. Je ne sais si je lance cette phrase à ma fille ou à sa mère. Peut-être aux deux ?)
– Hamilton ? Qu'est-ce que tu fais là ?
C'est Patrick qui répond :
– Il est... passé à l'imprivoste... à l'impro... à l'improviste, oui, voilà !
– Vous êtes saouls ? Vous avez vidé une bouteille entière de whisky ?
Je montre trois doigts à Maïté :
– Deux bouteilles ! Deux ! C'est la... deuxième bouteille !
Puis je regarde ma main, étonné du nombre de doigts qu'elle contient.
– Tu sais Hamil', ça me fait... beaucoup de peine... Oui, beaucoup de peine... que ça n'a pas été pour toi avec Ma... Maïté, parce que t'es quand même un sacré... sacré chic type !
Maïté ramasse la bouteille de whisky sur la table ainsi que les deux verres et s'en va sans rien dire dans une autre pièce avec les enfants. Je fais un petit signe à Gaëlle, qui me répond par un "À bientôt, papa !".
– Écoute, Pat... Patrick... C'était bien sympa... bien sympathique tout ça... mais je vais... vous laisser maintenant. Je ne voulais pas... vous... déranger.


* * *

Where Is My Mind? by Pixies on Grooveshark

De nouveau dehors, je marche difficilement jusqu'à la gare de Namur. J'arrive tout de même à atteindre le quai et à monter dans un train presque vide. Quelle heure est-il ? Dans quel train suis-je ? Je m'en fous com-plè-te-ment. Lorsque je rouvre les yeux, je vois au travers de la vitre "Tamines". Putain, on est à Tamines ! Je suis retourné chez mes parents ! Je cours vers la porte et sors du train avant que celle-ci ne se referme...

Plus de téléphone portable... Plus de téléphone public en gare... Bravo Hamilton ! Tu es bon pour reprendre la marche, à nouveau ! J'en ai plus que marre de marcher. Je n'ai fait que marcher durant toute cette putain de journée. Pleurer, marcher et boire. Tout ça pour un résultat plus que mitigé. Je parcours à pied la distance qui sépare la gare de la maison familiale, dans les hauteurs. D'habitude, le trajet me prend 35 minutes mais aujourd'hui, il me demande plus d'une heure. Marcher en zigzag augmente de fait la distance à parcourir. T'en as encore beaucoup, des banalités comme celle-là ?

J'arrive enfin devant la porte de la maison de mes parents, après la difficile ascension des quatorze marches de l'escalier. C'est ouvert. J'entre. Ma mère est installée dans le divan. Elle est en train de regarder une quelconque série télévisée. Elle se retourne en sursaut.


– Hamilton ? Qu'est-ce que tu fais là ?
– Oh, une longue histoire...
– Tu empestes l'alcool. Qu'est-ce qui se passe ?
– Je reviens de chez Maïté et...
Je marche quelques mètres vers le salon et m'écroule littéralement par terre. Je ne sais pas comment je suis arrivé à tenir jusqu'ici sans m'effondrer...

* * *

Lorsque je me réveille, je suis dans ma chambre d'enfance, installé sur un matelas de fortune. Il fait noir. Une énorme barre en acier trempé virtuelle me traverse la tête... Je me lève et me rends dans la salle de séjour. Il est deux heures du matin. Personne n'est dans le salon : ma mère est montée dormir dans sa chambre, pour une fois. J'allume et je vois un mot sur la table : "Je t'ai préparé des tartines de filet américain (elles sont dans le frigo). Il y a du café fort et un Dafalgan sur la table." Et c'est signé : "Maman", évidemment.

Je mange mes tartines, je prends mon Dafalgan et embarque le thermos et une tasse dans ma chambre. J'ai les idées beaucoup plus claires. Je n'ai plus sommeil. Je repense à cette soirée bizarre chez Maïté. J'ai à peine parlé à cette dernière, j'ai à peine esquissé un sourire à ma fille. J'étais fin saoul, bordel !

Par-delà les confins de l'Espace et du Temps [#1.1.2.2.1.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ? 

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Dans le wagon, pour une raison que j'ignore, je réfléchis aux actes que nous posons dans la vie. Et aussi à la question du choix. Le libre arbitre existe-t-il vraiment ? un vieux débat... Pour le moment, j'ai plutôt tendance à penser que le libre arbitre n'est qu'une chimère ; que nous sommes déterminés par des forces qui nous dépassent totalement. Je ne suis pas responsable des battements de mon cœur ; ils peuvent s'arrêter à tout moment ; où se situe donc le libre arbitre au milieu de ces contraintes purement naturelles, physiques ?

D'un autre côté, je me souviens également sans raison d'une phrase de mon chef, qu'il m'a lancée il y a plusieurs années, alors qu'il venait d'être nommé chef justement (le choix lui a été plus ou moins imposé) : "On n'a pas toujours le choix dans la vie ! On ne fait pas toujours ce que l'on veut !". Je lui avais répondu quelque chose du genre : "Si, justement ! On a toujours le choix." Par exemple, j'ai le choix de me rendre à mon travail ou de ne pas m'y rendre. Rien ne me lie réellement à quelque chose, si ce n'est une loi, une morale, une obligation familiale acceptée comme telle ou bien encore une contrainte financière... Si je veux les refuser, avec toutes les conséquences que ce refus comporte, je peux toujours le faire ! Dans le train me conduisant au boulot, une pensée s'imprime alors dans mon esprit : "Et si je n'avais pas pris le train aujourd'hui ? Et si j'avais fait tout autre chose de ma journée ?". Aurais-je posé un acte libre ? Peut-être mais je ne l'ai pas fait ! Et si je ne l'ai pas fait, c'est que je n'aurais pas pu le faire, déterminé que je suis par des forces qui me dépassent... Fatalisme, fatalisme !

À la pause-café de 9h30, à mon travail, je me mets à pleurer à chaudes larmes, sans raison apparente, et je m'enfuis en courant. Je dévale les marches deux par deux, traverse le bâtiment communal noir de monde en me cachant les yeux du mieux que je peux et sors prendre une bouffée d'air frais sur les quais bétonnés du bord de Meuse. Que m'arrive-t-il ? Me revient soudain en mémoire une partie du discours un rien moraliste que Mary m'a tenu il y a une dizaine de jours : "Tu n'es pas heureux en ce moment, Hamilton. Tu dis que ça va, mais en fait, ça ne va pas du tout ! Il est encore temps de changer, tu sais... Dans dix ans, ce sera beaucoup plus difficile !" Discours auquel j'avais répondu par un haussement d'épaules désabusé.

Je ne suis pas heureux, c'est vrai. Si je me suis mis à pleurer au boulot, c'est parce que je fais une dépression nerveuse. Et si je me suis enfui, c'est parce que je n'en pouvais plus de rester là, à siroter mes cafés comme si de rien n'était... Je marche un peu le long du quai, regarde le fleuve et les vieilles usines métallurgiques au loin. Je trouve que ce paysage industriel en déliquescence ne manque pas de charme, curieusement. C'est mon côté romantique-qui-aime-les-ruines qui veut ça. Après environ une demi-heure de flânerie, je me dis qu'il faudrait que je retourne au boulot, que j'aille m'excuser auprès de mes collègues et que j'explique un tant soit peu mon comportement... Oh et puis non ! Tout compte fait, je continue de flâner.

Je m'éloigne de plus en plus... Je longe la Meuse en direction de l'Ouest. Si je marche encore pendant quelques heures, j'arriverai à Huy, voire à Namur. Je pose un pied devant l'autre, sans réfléchir. En fin de matinée, mon téléphone sonne : il s'agit de mon boulot, forcément. Je ne décroche pas. Mieux : je lance mon téléphone portable dans la Meuse. Fini d'être joignable à tout bout de champ, par mon travail, par mes amis, par Lewis... Il commence à pleuvoir. Cette pluie salvatrice me fait un bien fou. J'enlève mon manteau et mon pull, qui s'en vont rejoindre mon téléphone dans le fleuve. J'enlève mon tee-shirt et l'accroche à ma taille. Je cours torse nu à travers les gouttes d'eau. Quelques automobilistes klaxonnent mais je m'en contrebalance.

En fin de matinée, j'arrive à hauteur de la centrale nucléaire de Tihange, aux abords de la ville de Huy.

Je décide de prendre le chemin de la centrale. Je ne sais pas trop pourquoi, si ce n'est que j'ai toujours voué une admiration quelque peu malsaine au tripotage des atomes. Sans doute est-ce le côté "apprenti-sorcier" qui a retenu mon attention, maintenant que – et c'est récent ! – j'ai succombé à la "magie Disney®".

J'arrive devant un grillage. Devant mes yeux, les hautes tours de refroidissement et les enceintes de confinement des réacteurs de la centrale. Pas moyen d'aller plus loin, évidemment. Qu'y ferais-je, de toute façon ? Quelle idée aussi d'aller à Tihange : ça n'a strictement aucun intérêt ! Je fais donc marche arrière et me dirige vers un petit bosquet jouxtant les tours, en bord de Meuse.

Je marche à travers les futaies et y aperçois un attroupement. Greenpeace ? Des activistes anti-nucléaire ? Je m'approche encore un peu plus et les observe depuis une cachette faite de buissons. Du haut d'un piédestal de fortune (une souche d'arbre), au milieu des arbustes, une femme harangue une foule composée d'une vingtaine de badauds. Ils sont tous habillés de la même manière : pour unique apparat, une longue toge mauve. Signe distinctif de celle qui parle : en plus de sa toge, elle porte un casque d'astronaute un peu vieillot (du genre de ceux que l'on rencontre dans 2001 : A Space Odyssey de Kubrick) et sa voix atteint la foule via un parlophone situé à l'extérieur de son casque. De ma cachette, j'écoute son discours :

– Lorsque nous avons affirmé que le Vortex existait, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
Pourtant, il existe, répètent en cœur les acolytes dispersés devant elle.
– Lorsque nous avons affirmé que le système de Betelgeuse était à un jet de pierre de la Terre, ils nous ont dit : "Il n'est pas."
Pourtant, il est.
– Lorsque nous avons affirmé qu'il existait un Monde au-delà du Monde, ils nous ont dit : "Il n'existe pas."
Pourtant, il existe.

Dans la foule, un homme lève la main.

– Quand peut-on interrompre la Grande Oratrice ?
– Quand un danger se présente, répète la foule.
– Un danger se présente-t-il, ô Maarfan, toi qui m'as interrompue ?
– Grande Oratrice, un homme torse nu embusqué dans les buissons nous observe !

Je me rends compte qu'il parle de moi. Je suis beaucoup trop lent à la détente : alors que je me lève, quatre "acolytes" m'encerclent, m'agrippent fermement et m'emmènent devant celle qu'ils appellent la "Grande Oratrice".

– Qui es-tu et que veux-tu, Homme Extérieur ?
Le ridicule de la situation ne m'échappe pas : on est à Tihange, bordel ! En Belgique, à un pet d'oiseau de Huy ! Je réponds donc :
– Evenvel, Hamilton. 3e régiment d'infanterie, 6e bataillon, Madame !
– Très marrant. Bon, écoute... Malgré les apparences, nous ne sommes pas timbrés et nous ne te voulons aucun mal. Tu aurais simplement pu te présenter, voire remplir notre formulaire en ligne, plutôt que de nous épier depuis ton ridicule petit buisson sans feuillage.
– C'est que... je suis un peu perdu moi-même... Je suis ici sur un coup de tête et...
– Ha ! Viens, je vais t'expliquer !

La Grande Oratrice (qui se fait appeler B'werdwan, mais je doute que ce soit son vrai prénom) m'amène devant un éperon rocheux pas loin de la centrale. Elle m'explique :

– Cette roche est une porte vers un autre Monde !
– Pardon ?
– Quelques fois par jour, grâce à la proximité du réacteur nucléaire n°3, cette roche très spéciale s'active et donne accès à une autre Terre tournant autour de l'étoile Betelgeuse !
– Ha ?
– Oui. Notre mission – et nous sommes des milliers dans le monde dispersés autour des réacteurs nucléaires de type "PWR" – est de garder le Vortex et d'envoyer des êtres humains par-delà.
– OK. Si vous le dites... Ce n'est pas moi qui vais vous contredire, hein...
– Tu ne nous crois pas ! Saint Thomas !
– Non, en effet, je ne vous crois pas... Mais je suis ouvert d'esprit !
– C'est bien ! Mais ça ne suffit pas. Actuellement, nous cherchons des volontaires pour passer le Vortex rocheux.
– Et les gens qui vous écoutaient, là, tout à l'heure, ça ne les intéresse pas ?
– En fait, nombreux sont ceux qui y sont allés. Ceux que tu vois ici sont les plus réticents : ils hésitent encore à franchir le cap.
– Et ceux qui y sont allés, qu'ont-ils vu ?
– Euh... En fait, nous n'en savons rien. Aucun n'est revenu. C'est bien là le problème.
– Ha.
– Veux-tu tenter l'expérience, Evenvel Hamilton ?
–  D'accord !

* * *

Il est une heure du matin, il fait glacial et je suis de retour devant "le Vortex" : la roche ressemble toujours... à une roche. J'ai dû enfiler une toge mauve ridicule et mettre un vieux casque d'astronaute. Je ne comprends pas très bien en quoi il pourra m'être utile, ce casque, sans le reste d'une combinaison spatiale. B'werdwan me tient la main. Autour de nous, assis en demi-cercle, les acolytes observent et ne disent rien.

Après quelques minutes d'attente dans le silence le plus total, la roche commence à émettre un reflet bleu ionisant, qui s'intensifie jusqu'à devenir lapis-lazuli puis entièrement noir. Je la regarde se transformer avec étonnement : merde, ce bidule fonctionne vraiment ! Désormais, le rocher n'est plus qu'un gros trou de deux mètres de diamètre. Mes sens sont chamboulés et j'ai la soudaine impression que le trou noir est à l'horizontale et le bosquet tout proche au-dessus de ma tête. Une
curieuse force m'attire vers le trou. Un abominable bruit de broyeuse me vrille les tympans. B'werdwan lâche ma main et me hurle :

– C'est le moment ! Saute !
– Euh...

Les acolytes se lèvent, courent vers moi et me poussent dans le Vortex.


* * *

Il fait nuit, je suis couché sur un sol rugueux, j'ai trois lunes au-dessus de la tête et un désert orangé tout autour de moi. J'essaie d'aspirer de l'air mais mes poumons restent désespérément vides. J'ai froid, j'étouffe et je bouge les bras dans tous les sens, paniqué.


Soudain, ma vision est bloquée par trois êtres filiformes ressemblant étrangement à des phasmes en position debout, qui se penchent sur mon corps secoué de spasmes. L'un d'eux, de ses huit doigts terriblement fins et longs, enlève mon stupide casque spatial, s'approche de ma tête avec un tube venu de je ne sais où et le plonge assez profondément dans ma gorge. Je sens enfin de l'oxygène emplir mes poumons. Ces êtres sont mes sauveurs !

La deuxième créature m'agrippe par les pieds et la dernière par les aisselles. Ils me transportent sur une sorte de civière en métal, dont ils accompagnent le déplacement. Nous parcourons le désert nocturne des heures durant et je finis par m'assoupir, contre toute attente.

Lorsque je me réveille, un gigantesque mur vertical d'un bleu profond obstrue totalement le paysage. Les "phasmes" m'ont sorti de la civière et sont en train de me porter jusqu'à un étrange sarcophage de verre. Alors que je suis installé à l'intérieur de ce dernier, mes hôtes me fixent solidement grâce une grosse ceinture bloquant une grande partie de mes mouvements. Les créatures enlèvent le tube de ma gorge et referment rapidement le couvercle en verre sur moi. Dans mon sarcophage transparent, de l'oxygène m'arrive directement sans que je doive rester intubé. Je ne suis pas à l'aise du tout, enfermé de la sorte. Je suis même pour tout dire de nouveau au bord de la panique.

Le sarcophage se met ensuite à la verticale et monte rapidement le long du mur, grâce à un mécanisme que je ne décèle pas. Arrivé à une hauteur tellement vertigineuse que le sol se perd dans la nuit, la capsule s'encastre dans le mur bleuté. Je tourne la tête à gauche et à droite et commence vraiment à stresser : à perte de vue, d'autres sarcophages, avec d'autres humains attachés comme moi grâce à une grosse ceinture. Tous me regardent avec un grand sourire qui n'a plus rien d'humain. Depuis combien de temps sont-ils là ?

Devant moi, à travers la protection de mon sarcophage, j'assiste au lever d'un soleil étranger : une énorme étoile rouge sanguine dont les puissants rayons n'ont strictement rien en commun avec ceux de notre minuscule soleil. J'observe cette masse monstrueuse recouvrir l'entièreté de mon champ visuel et me demande pendant combien d'heures, de jours, voire d'années (?) j'aurai à subir ce spectacle à la fois sublime et terrifiant.